– C’était féerique, mon ami ! La maison construite par ordre de l’impératrice Anne, et dans laquelle elle fit faire les noces de l’un de ses bouffons, en 1740, avait à peu près la grandeur de la nôtre ; mais, au-devant de sa façade, six canons de glace s’allongeaient sur leurs affûts ; on tira plusieurs fois à boulet et à poudre, et ces canons n’éclatèrent pas ; il y avait également des mortiers taillés pour des bombes de soixante livres ; ainsi nous pourrions établir au besoin une artillerie formidable : le bronze n’est pas loin, et il nous tombe du ciel. Mais où le goût et l’art triomphèrent, ce fut au fronton du palais, orné de statues de glace d’une grande beauté ; le perron offrait aux regards des vases de fleurs et d’orangers faits de la même matière ; à droite se dressait un éléphant énorme qui lançait de l’eau pendant le jour et du naphte enflammé pendant la nuit. Hein ! quelle ménagerie complète nous ferions, si nous le voulions bien !
– En fait d’animaux, répliqua Johnson, nous n’en manquerons pas, j’imagine, et, pour n’être pas de glace, ils n’en seront pas moins intéressants !
– Bon, répondit le belliqueux docteur, nous saurons nous défendre contre leurs attaques ; mais, pour en revenir à ma maison de Saint-Pétersbourg, j’ajouterai qu’à l’intérieur il y avait des tables, des toilettes, des miroirs, des candélabres, des bougies, des lits, des matelas, des oreillers, des rideaux, des pendules, des chaises, des cartes à jouer, des armoires avec service complet, le tout en glace ciselée, guillochée, sculptée, enfin un mobilier auquel rien ne manquait.
– C’était donc un véritable palais ? dit Bell.
– Un palais splendide et digne d’une souveraine ! Ah ! la glace ! Que la Providence a bien fait de l’inventer, puisqu’elle se prête à tant de merveilles et qu’elle peut fournir le bien-être aux naufragés !
L’aménagement de la maison de neige prit jusqu’au 31 mars ; c’était la fête de Pâques, et ce jour fut consacré au repos ; on le passa tout entier dans le salon, où la lecture de l’office divin fut faite, et chacun put apprécier la bonne disposition de la snow-house.
Le lendemain, on s’occupa de construire les magasins et la poudrière ; ce fut encore l’affaire d’une huitaine de jours, en y comprenant le temps employé au déchargement complet du Porpoise, qui ne se fit pas sans difficulté, car la température très basse ne permettait pas de travailler longtemps. Enfin, le 8 avril, les provisions, le combustible et les munitions se trouvaient en terre ferme et parfaitement à l’abri ; les magasins étaient situés au nord, et la poudrière au sud du plateau, à soixante pieds environ de chaque extrémité de la maison ; une sorte de chenil fut construit près des magasins ; il était destiné à loger l’attelage Groënlandais, et le docteur l’honora du nom de « Dog-Palace ». Duk, lui, partageait la demeure commune.
Alors, le docteur passa aux moyens de défense de la place. Sous sa direction, le plateau fut entouré d’une véritable fortification de glace qui le mit à l’abri de toute invasion ; sa hauteur faisait une escarpe naturelle, et, comme il n’avait ni rentrant ni saillant, il était également fort sur toutes les faces. Le docteur, en organisant ce système de défense, rappelait invinciblement à l’esprit le digne oncle Tobie de Sterne, dont il avait la douce bonté et l’égalité d’humeur. Il fallait le voir calculant la pente de son talus intérieur, l’inclinaison du terre-plein et la largeur de la banquette ; mais ce travail se faisait si facilement avec cette neige complaisante, que c’était un véritable plaisir, et l’aimable ingénieur put donner jusqu’à sept pieds d’épaisseur à sa muraille de glace ; d’ailleurs, le plateau dominant la baie, il n’eut à construire ni contre-escarpe, ni talus extérieur, ni glacis ; le parapet de neige, après avoir suivi les contours du plateau, prenait le mur du rocher en retour et venait se souder aux deux côtés de maison. Ces ouvrages de castramétation furent terminés vers le 15 avril. Le fort était au complet, et le docteur paraissait très fier de son œuvre.
En vérité, cette enceinte fortifiée eût pu tenir longtemps contre une tribu d’Esquimaux, si de pareils ennemis se fussent jamais rencontrés sous une telle latitude ; mais il n’y avait aucune trace d’êtres humains sur cette côte ; Hatteras, en relevant la configuration de la baie, ne vit jamais un seul reste de ces huttes qui se trouvent communément dans les parages fréquentés des tribus groënlandaises ; les naufragés du Forward et du Porpoise paraissaient être les premiers à fouler ce sol inconnu.
Mais, si les hommes n’étaient pas à craindre, les animaux pouvaient être redoutables, et le fort, ainsi défendu, devait abriter sa petite garnison contre leurs attaques.
Chapitre 7 UNE DISCUSSION CARTOLOGIQUE
Pendant ces préparatifs d’hivernage, Altamont avait repris entièrement ses forces et sa santé ; il put même s’employer au déchargement du navire. Sa vigoureuse constitution l’avait enfin emporté, et sa pâleur ne put résister longtemps à la vigueur de son sang.
On vit renaître en lui l’individu robuste et sanguin des États-Unis, l’homme énergique et intelligent, doué d’un caractère résolu, l’Américain entreprenant, audacieux, prompt à tout ; il était originaire de New York, et naviguait depuis son enfance, ainsi qu’il l’apprit à ses nouveaux compagnons ; son navire le Porpoise avait été équipé et mis en mer par une société de riches négociants de l’Union, à la tête de laquelle se trouvait le fameux Grinnel.
Certains rapports existaient entre Hatteras et lui, des similitudes de caractère, mais non des sympathies. Cette ressemblance n’était pas de nature à faire des amis de ces deux hommes ; au contraire. D’ailleurs un observateur eût fini par démêler entre eux de graves désaccords ; ainsi, tout en paraissant déployer plus de franchise, Altamont devait être moins franc qu’Hatteras ; avec plus de laisser-aller, il avait moins de loyauté ; son caractère ouvert n’inspirait pas autant de confiance que le tempérament sombre du capitaine. Celui-ci affirmait son idée une bonne fois, puis il se renfermait en elle. L’autre, en parlant beaucoup, ne disait souvent rien.
Voilà ce que le docteur reconnut peu à peu du caractère de l’Américain, et il avait raison de pressentir une inimitié future, sinon une haine, entre les capitaines du Porpoise et du Forward.
Et pourtant, de ces deux commandants, il ne fallait qu’un seul à commander. Certes, Hatteras avait tous les droits à l’obéissance de l’Américain, les droits de l’antériorité et ceux de la force. Mais si l’un était à la tête des siens, l’autre se trouvait à bord de son navire. Cela se sentait.
Par politique ou par instinct, Altamont fut tout d’abord entraîné vers le docteur ; il lui devait la vie, mais la sympathie le poussait vers ce digne homme plus encore que la reconnaissance. Tel était l’inévitable effet du caractère du digne Clawbonny ; les amis poussaient autour de lui comme les blés au soleil. On a cité des gens qui se levaient à cinq heures du matin pour se faire des ennemis ; le docteur se fût levé à quatre sans y réussir.
Cependant il résolut de tirer parti de l’amitié d’Altamont pour connaître la véritable raison de sa présence dans les mers polaires. Mais l’Américain, avec tout son verbiage, répondit sans répondre, et il reprit son thème accoutumé du passage du nord-ouest.
Le docteur soupçonnait à cette expédition un autre motif, celui-là même que craignait Hatteras. Aussi résolut-il de ne jamais mettre les deux adversaires aux prises sur ce sujet ; mais il n’y parvint pas toujours. Les plus simples conversations menaçaient de dévier malgré lui, et chaque mot pouvait faire étincelle au choc des intérêts rivaux.
Cela arriva bientôt, en effet. Lorsque la maison fut terminée, le docteur résolut de l’inaugurer par un repas splendide ; une bonne idée de Clawbonny, qui voulait ramener sur ce continent les habitudes et les plaisirs de la vie européenne. Bell avait précisément tué quelques ptarmigans et un lièvre blanc, le premier messager du printemps nouveau.
Ce festin eut lieu le 14 avril, le second dimanche de la Quasimodo, par un beau temps très sec ; mais le froid ne se hasardait pas à pénétrer dans la maison de glace ; les poêles qui ronflaient en auraient eu facilement raison.
On dîna bien ; la chair fraîche fit une agréable diversion au pemmican et aux viandes salées ; un merveilleux pudding confectionné de la main du docteur eut les honneurs de tous ; on en redemanda ; le savant maître coq, un tablier aux reins et le couteau à la ceinture, n’eût pas déshonoré les cuisines du grand chancelier d’Angleterre.
Au dessert, les liqueurs firent leur apparition ; l’Américain n’était pas soumis au régime des Anglais tee-totalers[65] ; il n’y avait donc aucune raison pour qu’il se privât d’un verre de gin ou de brandy ; les autres convives, gens sobres d’ordinaire, pouvaient sans inconvénient se permettre cette infraction à leur règle ; donc, par ordonnance du médecin, chacun put trinquer à la fin de ce joyeux repas. Pendant les toasts portés à l’Union, Hatteras s’était tu simplement.
Ce fut alors que le docteur mit une question intéressante sur le tapis.
– Mes amis, dit-il, ce n’est pas tout d’avoir franchi les détroits, les banquises, les champs de glace, et d’être venus jusqu’ici ; il nous reste quelque chose à faire. Je viens vous proposer de donner des noms à cette terre hospitalière, où nous avons trouvé le salut et le repos ; c’est la coutume suivie par tous les navigateurs du monde, et il n’est pas un d’eux qui y ait manqué en pareille circonstance ; il faut donc à notre retour rapporter, avec la configuration hydrographique des côtes, les noms des caps, des baies, des pointes et des promontoires qui les distinguent. Cela est de toute nécessité.
– Voilà qui est bien parlé, s’écria Johnson ; d’ailleurs, quand on peut appeler toutes ces terres d’un nom spécial, cela leur donne un air sérieux, et l’on n’a plus le droit de se considérer comme abandonné sur un continent inconnu.
– Sans compter, répliqua Bell, que cela simplifie les instructions en voyage et facilite l’exécution des ordres ; nous pouvons être forcés de nous séparer pendant quelque expédition, ou dans une chasse, et rien de tel pour retrouver son chemin que de savoir comment il se nomme.
– Eh bien, dit le docteur, puisque nous sommes tous d’accord à ce sujet, tâchons de nous entendre maintenant sur les noms à donner, et n’oublions ni notre pays, ni nos amis dans la nomenclature. Pour moi, quand je jette les yeux sur une carte, rien ne me fait plus de plaisir que de relever le nom d’un compatriote au bout d’un cap, à côté d’une île ou au milieu d’une mer. C’est l’intervention charmante de l’amitié dans la géographie.
– Vous avez raison, docteur, répondit l’Américain, et, de plus, vous dites ces choses-là d’une façon qui en rehausse le prix.
– Voyons, répondit le docteur, procédons avec ordre.
Hatteras n’avait pas encore pris part à la conversation ; il réfléchissait. Cependant les yeux de ses compagnons s’étant fixés sur lui, il se leva et dit :
– Sauf meilleur avis, et personne ici ne me contredira, je pense — en ce moment, Hatteras regardait Altamont — il me paraît convenable de donner à notre habitation le nom de son habile architecte, du meilleur d’entre nous, et de l’appeler Doctor’s-House.
– C’est cela, répondit Bell.
– Bien ! s’écria Johnson, la Maison du Docteur !
– On ne peut mieux faire, répondit Altamont. Hurrah pour le docteur Clawbonny !
Un triple hurrah fut poussé d’un commun accord, auquel Duk mêla des aboiements d’approbation.
– Ainsi donc, reprit Hatteras, que cette maison soit ainsi appelée en attendant qu’une terre nouvelle nous permette de lui décerner le nom de notre ami.
– Ah ! fit le vieux Johnson, si le paradis terrestre était encore à nommer, le nom de Clawbonny lui irait à merveille !
Le docteur, très ému, voulut se défendre par modestie ; il n’y eut pas moyen ; il fallut en passer par là. Il fut donc bien et dûment arrêté que ce joyeux repas venait d’être pris dans le grand salon de Doctor’s-House, après avoir été confectionné dans la cuisine de Doctor’s-House, et qu’on irait gaiement se coucher dans la chambre de Doctor’s-House.
– Maintenant, dit le docteur, passons à des points plus importants de nos découvertes.