À quatre heures du soir, les cinq voyageurs étaient installés tant bien que mal dans le faux pont ; au moyen d’espars et de débris de mâts, Bell avait installé un plancher à peu près horizontal ; on y plaça les couchettes durcies par la gelée, que la chaleur d’un poêle ramena bientôt à leur état naturel. Altamont, appuyé sur le docteur, put se rendre sans trop de peine au coin qui lui avait été réservé. En mettant le pied sur son navire, il laissa échapper un soupir de satisfaction qui ne parut pas de trop bon augure au maître d’équipage.
– Il se sent chez lui, pensa le vieux marin, et on dirait qu’il nous invite !
Le reste de la journée fut consacré au repos. Le temps menaçait de changer, sous l’influence des coups de vent de l’ouest ; le thermomètre placé à l’extérieur marqua vingt-six degrés (-32° centigrades).
En somme, le Porpoise se trouvait placé au-delà du pôle du froid et sous une latitude relativement moins glaciale, quoique plus rapprochée du nord.
On acheva, ce jour-là, de manger les restes de l’ours, avec des biscuits trouvés dans la soute du navire et quelques tasses de thé ; puis la fatigue l’emporta, et chacun s’endormit d’un profond sommeil.
Le matin, Hatteras et ses compagnons se réveillèrent un peu tard. Leurs esprits suivaient la pente d’idées nouvelles ; l’incertitude du lendemain ne les préoccupait plus ; ils ne songeaient qu’à s’installer d’une confortable façon. Ces naufragés se considéraient comme des colons arrivés à leur destination, et, oubliant les souffrances du voyage, ils ne pensaient plus qu’à se créer un avenir supportable.
– Ouf ! s’écria le docteur en se détirant les bras, c’est quelque chose de n’avoir point à se demander où l’on couchera le soir et ce que l’on mangera le lendemain.
– Commençons par faire l’inventaire du navire, répondit Johnson.
Le Porpoise avait été parfaitement équipé et approvisionné pour une campagne lointaine.
L’inventaire donna les quantités de provisions suivantes : six mille cent cinquante livres de farine, de graisse, de raisins secs pour les puddings ; deux mille livres de bœuf et de cochon salé ; quinze cents livres de pemmican ; sept cents livres de sucre, autant de chocolat ; une caisse et demie de thé, pesant quatre-vingt seize livres : cinq cents livres de riz ; plusieurs barils de fruits et de légumes conservés ; du lime-juice en abondance, des graines de cochléaria, d’oseille, de cresson ; trois cents gallons de rhum et d’eau-de-vie. La soute offrait une grande quantité de poudre, de balles et de plomb ; le charbon et le bois se trouvaient en abondance. Le docteur recueillit avec soin les instruments de physique et de navigation, et même une forte pile de Bunsen, qui avait été emportée dans le but de faire des expériences d’électricité.
En somme, les approvisionnements de toutes sortes pouvaient suffire à cinq hommes pendant plus de deux ans, à ration entière. Toute crainte de mourir de faim ou de froid s’évanouissait.
– Voilà notre existence assurée, dit le docteur au capitaine, et rien ne nous empêchera de remonter jusqu’au pôle.
– Jusqu’au pôle ! répondit Hatteras en tressaillant.
– Sans doute, reprit le docteur ; pendant les mois d’été, qui nous empêchera de pousser une reconnaissance à travers les terres ?
– À travers les terres, oui ! mais à travers les mers ?
– Ne peut-on construire une chaloupe avec les planches du Porpoise ?
– Une chaloupe américaine, n’est-ce pas ? répondit dédaigneusement Hatteras, et commandée par cet Américain !
Le docteur comprit la répugnance du capitaine et ne jugea pas nécessaire de pousser plus avant cette question. Il changea donc le sujet de la conversation.
– Maintenant que nous savons à quoi nous en tenir sur nos approvisionnements, reprit-il, il faut construire des magasins pour eux et une maison pour nous. Les matériaux ne manquent pas, et nous pouvons nous installer très commodément. J’espère, Bell, ajouta le docteur en s’adressant au charpentier, que vous allez vous distinguer, mon ami ; d’ailleurs, je pourrai vous donner quelques bons conseils.
– Je suis prêt, monsieur Clawbonny, répondit Bell ; au besoin, je ne serais pas embarrassé de construire, au moyen de ces blocs de glace, une ville tout entière avec ses maisons et ses rues…
– Eh ! il ne nous en faut pas tant ; prenons exemple sur les agents de la Compagnie de la baie d’Hudson : ils construisent des forts qui les mettent à l’abri des animaux et des Indiens ; c’est tout ce qu’il nous faut ; retranchons-nous de notre mieux ; d’un côté l’habitation, de l’autre les magasins, avec une espèce de courtine et deux bastions pour nous couvrir. Je tâcherai de me rappeler pour cette circonstance mes connaissances en castramétation.
– Ma foi ! monsieur Clawbonny, dit Johnson, je ne doute pas que nous ne fassions quelque chose de beau sous votre direction.
– Eh bien, mes amis, il faut d’abord choisir notre emplacement ; un bon ingénieur doit avant tout reconnaître son terrain. Venez-vous, Hatteras ?
– Je m’en rapporte à vous, docteur, répondit le capitaine. Faites, tandis que je vais remonter la côte.
Altamont, trop faible encore pour prendre part aux travaux, fut laissé à bord de son navire, et les Anglais prirent pied sur le continent.
Le temps était orageux et épais ; le thermomètre à midi marquait onze degrés au-dessous de zéro (-23° centigrades) ; mais, en l’absence du vent, la température restait supportable.
À en juger par la disposition du rivage, une mer considérable, entièrement prise alors, s’étendait à perte de vue vers l’ouest ; elle était bornée à l’est par une côte arrondie, coupée d’estuaires profonds et relevée brusquement à deux cents yards de la plage ; elle formait ainsi une vaste baie hérissée de ces rochers dangereux sur lesquels le Porpoise fit naufrage ; au loin, dans les terres, se dressait une montagne dont le docteur estima l’altitude à cinq cents toises environ. Vers le nord, un promontoire venait mourir à la mer, après avoir couvert une partie de la baie. Une île d’une étendue moyenne, ou mieux un îlot, émergeait du champ de glace à trois milles de la côte, de sorte que, n’eût été la difficulté d’entrer dans cette rade, elle offrait un mouillage sûr et abrité. Il y avait même, dans une échancrure du rivage, un petit havre très accessible aux navires, si toutefois le dégel dégageait jamais cette partie de l’océan Arctique. Cependant, suivant les récits de Belcher et de Penny, toute cette mer devait être libre pendant les mois d’été.
À mi-côte, le docteur remarqua une sorte de plateau circulaire d’un diamètre de deux cents pieds environ ; il dominait la baie sur trois de ses côtés, et le quatrième était fermé par une muraille à pic haute de vingt toises ; on ne pouvait y parvenir qu’au moyen de marches évidées dans la glace. Cet endroit parut propre à asseoir une construction solide, et il pouvait se fortifier aisément ; la nature avait fait les premiers frais ; il suffisait de profiter de la disposition des lieux.
Le docteur, Bell et Johnson atteignirent ce plateau en taillant à la hache les blocs de glace ; il se trouvait parfaitement uni. Le docteur, après avoir reconnu l’excellence de l’emplacement, résolut de le déblayer des dix pieds de neige durcie qui le recouvraient ; il fallait en effet établir l’habitation et les magasins sur une base solide.
Pendant la journée du lundi, du mardi et du mercredi, on travailla sans relâche ; enfin le sol apparut ; il était formé d’un granit très dur à grain serré, dont les arêtes vives avaient l’acuité du verre ; il renfermait en outre des grenats et de grands cristaux de feldspath, que la pioche fit jaillir.
Le docteur donna alors les dimensions et le plan de la snow-house[64] ; elle devait avoir quarante pieds de long sur vingt de large et dix pieds de haut ; elle était divisée en trois chambres, un salon, une chambre à coucher et une cuisine ; il n’en fallait pas davantage. À gauche se trouvait la cuisine ; à droite, la chambre à coucher ; au milieu, le salon.
Pendant cinq jours, le travail fut assidu. Les matériaux ne manquaient pas ; les murailles de glace devaient être assez épaisses pour résister aux dégels, car il ne fallait pas risquer de se trouver sans abri, même en été.
À mesure que la maison s’élevait, elle prenait bonne tournure ; elle présentait quatre fenêtres de façade, deux pour le salon, une pour la cuisine, une autre pour la chambre à coucher ; les vitres en étaient faites de magnifiques tables de glace, suivant la mode esquimaude, et laissaient passer une lumière douce comme celle du verre dépoli.
Au-devant du salon, entre ses deux fenêtres, s’allongeait un couloir semblable à un chemin couvert, et qui donnait accès dans la maison ; une porte solide enlevée à la cabine du Porpoise le fermait hermétiquement. La maison terminée, le docteur fut enchanté de son ouvrage ; dire à quel style d’architecture cette construction appartenait eut été difficile, bien que l’architecte eût avoué ses préférences pour le gothique saxon, si répandu en Angleterre ; mais il était question de solidité avant tout ; le docteur se borna donc à revêtir la façade de robustes contreforts, trapus comme des piliers romans ; au-dessus, un toit à pente roide s’appuyait à la muraille de granit. Celle-ci servait également de soutien aux tuyaux des poêles qui conduisaient la fumée au-dehors.
Quand le gros œuvre fut terminé, on s’occupa de l’installation intérieure. On transporta dans la chambre les couchettes du Porpoise ; elles furent disposées circulairement autour d’un vaste poêle. Banquettes, chaises, fauteuils, tables, armoires furent installés aussi dans le salon qui servait de salle à manger ; enfin la cuisine reçut les fourneaux du navire avec leurs divers ustensiles. Des voiles tendues sur le sol formaient tapis et faisaient aussi fonction de portières aux portes intérieures qui n’avaient pas d’autre fermeture.
Les murailles de la maison mesuraient communément cinq pieds d’épaisseur, et les baies des fenêtres ressemblaient à des embrasures de canon.
Tout cela était d’une extrême solidité ; que pouvait-on exiger de plus ? Ah ! si l’on eût écouté le docteur, que n’eût-il pas fait au moyen de cette glace et de cette neige, qui se prêtent si facilement à toutes les combinaisons ! Il ruminait tout le long du jour mille projets superbes qu’il ne songeait guère à réaliser, mais il amusait ainsi le travail commun par les ressources de son esprit.
D’ailleurs, en bibliophile qu’il était, il avait lu un livre assez rare de M. Kraft, ayant pour titre : Description détaillée de la maison de glace construite à Saint-Pétersbourg, en janvier 1740, et de tous les objets qu’elle renfermait. Et ce souvenir surexcitait son esprit inventif. Il raconta même un soir à ses compagnons les merveilles de ce palais de glace.
– Ce que l’on a fait à Saint-Pétersbourg, leur dit-il, ne pouvons-nous le faire ici ? Que nous manque-t-il ? Rien, pas même l’imagination !
– C’était donc bien beau ? demanda Johnson.