– Eh bien, il faut arriver en trois jours ! dit énergiquement le capitaine.
– Il le faut, en effet, reprit le docteur, et si nous réussissons, nous ne devrons pas nous plaindre, car nous aurons été favorisés par un temps exceptionnel. La neige nous a laissé quinze jours de répit, et le traîneau a pu glisser facilement sur la glace durcie. Ah ! que ne porte-t-il deux cents livres d’aliments ! nos braves chiens auraient eu facilement raison de cette charge ! Enfin, puisqu’il en est autrement, nous n’y pouvons rien.
– Avec un peu de chance et d’adresse, répondit Johnson, ne pourrait-on pas utiliser les quelques charges de poudre qui restent ? Si un ours tombait en notre pouvoir, nous serions approvisionnés de nourriture pour le reste du voyage.
– Sans doute, répliqua le docteur, mais ces animaux sont rares et fuyards ; et puis, il suffit de songer à l’importance du coup de fusil pour que l’œil se trouble et que la main tremble.
– Vous êtes pourtant un habile tireur, dit Bell.
– Oui, quand le dîner de quatre personnes ne dépend pas de mon adresse ; cependant, vienne l’occasion, je ferai de mon mieux. En attendant, mes amis, contentons-nous de ce maigre souper de miettes de pemmican, tâchons de dormir, et dès le matin nous reprendrons notre route.
Quelques instants plus tard, l’excès de la fatigue l’emportant sur toute autre considération, chacun dormait d’un sommeil assez profond.
Le samedi, de bonne heure, Johnson réveilla ses compagnons ; les chiens furent attelés au traîneau, et celui-ci reprit sa marche vers le nord.
Le ciel était magnifique, l’atmosphère d’une extrême pureté, la température très basse ; quand le soleil parut au-dessus de l’horizon, il avait la forme d’une ellipse allongée ; son diamètre horizontal, par suite de la réfraction, semblait être double de son diamètre vertical ; il lança son faisceau de rayons clairs, mais froids, sur l’immense plaine glacée. Ce retour à la lumière, sinon à la chaleur, faisait plaisir.
Le docteur, son fusil à la main, s’écarta d’un mille ou deux, bravant le froid et la solitude ; avant de s’éloigner, il avait mesuré exactement ses munitions ; il lui restait quatre charges de poudre seulement et trois balles, pas davantage. C’était peu, quand on considère qu’un animal fort et vivace comme l’ours polaire ne tombe souvent qu’au dixième ou au douzième coup de fusil.
Aussi l’ambition du brave docteur n’allait-elle pas jusqu’à rechercher un si terrible gibier ; quelques lièvres, deux ou trois renards eussent fait son affaire et produit un surcroît de provisions très suffisant.
Mais pendant cette journée, s’il aperçut un de ces animaux, ou il ne put pas l’approcher, ou, trompé par la réfraction, il perdit son coup de fusil. Cette journée lui coûta inutilement une charge de poudre et une balle.
Ses compagnons, qui avaient tressailli d’espoir à la détonation de son arme, le virent revenir la tête basse. Ils ne dirent rien. Le soir, on se coucha comme d’habitude, après avoir mis de côté les deux quarts de ration réservés pour les deux jours suivants.
Le lendemain, la route parut être de plus en plus pénible. On ne marchait pas on se traînait ; les chiens avaient dévoré jusqu’aux entrailles du phoque, et ils commençaient à ronger leurs courroies.
Quelques renards passèrent au large du traîneau, et le docteur, ayant encore perdu un coup de fusil en les poursuivant, n’osa plus risquer sa dernière balle et son avant-dernière charge de poudre.
Le soir, on fit halte de meilleure heure ; les voyageurs ne pouvaient plus mettre un pied devant l’autre, et, quoique la route fût éclairée par une magnifique aurore boréale, ils durent s’arrêter.
Ce dernier repas, pris le dimanche soir, sous la tente glacée, fut bien triste. Si le Ciel ne venait pas au secours de ces infortunés, ils étaient perdus.
Hatteras ne parlait pas, Bell ne pensait plus, Johnson réfléchissait sans mot dire, mais le docteur ne se désespérait pas encore.
Johnson eut l’idée de creuser quelques trappes pendant la nuit ; n’ayant pas d’appât à y mettre, il comptait peu sur le succès de son invention, et il avait raison, car le matin, en allant reconnaître ses trappes, il vit bien des traces de renards, mais pas un de ces animaux ne s’était laissé prendre au piège.
Il revenait donc fort désappointé, quand il aperçut un ours de taille colossale qui flairait les émanations du traîneau à moins de cinquante toises. Le vieux marin eut l’idée que la Providence lui adressait cet animal inattendu pour le tuer ; sans réveiller ses compagnons, il s’élança sur le fusil du docteur et gagna du côté de l’ours.
Arrivé à bonne distance, il le mit en joue ; mais, au moment de presser la détente, il sentit son bras trembler ; ses gros gants de peau le gênaient. Il les ôta rapidement et saisit son fusil d’une main plus assurée.
Soudain, un cri de douleur lui échappa. La peau de ses doigts, brûlée par le froid du canon, y restait adhérente, tandis que l’arme tombait à terre et partait au choc, en lançant sa dernière balle dans l’espace.
Au bruit de la détonation, le docteur accourut ; il comprit tout. Il vit l’animal s’enfuir tranquillement ; Johnson se désespérait et ne pensait plus à ses souffrances.
– Je suis une véritable femmelette ! s’écriait-il, un enfant qui ne sait pas supporter une douleur ! Moi ! moi ! à mon âge !
Voyons, rentrez, Johnson, lui dit le docteur, vous allez vous faire geler ; tenez, vos mains sont déjà blanches ; venez ! venez !
– Je suis indigne de vos soins, monsieur Clawbonny ! répondait le maître d’équipage. Laissez-moi !
– Mais venez donc, entêté ! venez donc ! il sera bientôt trop tard !
Et le docteur, entraînant le vieux marin sous la tente lui fit mettre les deux mains dans une jatte d’eau que la chaleur du poêle avait maintenue liquide, quoique froide ; mais à peine les mains de Johnson y furent-elles plongées que l’eau se congela immédiatement à leur contact.
– Vous le voyez, dit le docteur, il était temps de rentrer, sans quoi j’aurais été obligé d’en venir à l’amputation.
Grâce à ses soins, tout danger disparut au bout d’une heure, mais non sans peine, et il fallut des frictions réitérées pour rappeler la circulation du sang dans les doigts du vieux marin. Le docteur lui recommanda surtout d’éloigner ses mains du poêle, dont la chaleur eût amené de graves accidents.
Ce matin-là, on dut se priver de déjeuner ; du pemmican, de la viande salée, il ne restait rien. Pas une miette de biscuit ; à peine une demi-livre de café ; il fallut se contenter de cette boisson brûlante, et on se remit en marche.
– Plus de ressources ! dit Bell à Johnson, avec un indicible accent de désespoir.
– Ayons confiance en Dieu, dit le vieux marin ; il est tout-puissant pour nous sauver !
– Ah ! ce capitaine Hatteras ! reprit Bell, il a pu revenir de ses premières expéditions, l’insensé ! mais de celle-ci il ne reviendra jamais, et nous ne reverrons plus notre pays !
– Courage, Bell ! J’avoue que le capitaine est un homme audacieux, mais auprès de lui il se rencontre un autre homme habile en expédients.
– Le docteur Clawbonny ? dit Bell.
– Lui-même ! répondit Johnson.
– Que peut-il dans une situation pareille ? répliqua Bell en haussant les épaules. Changera-t-il ces glaçons en morceaux de viande ? Est-ce un dieu, pour faire des miracles ?
– Qui sait ! répondit le maître d’équipage aux doutes de son compagnon. J’ai confiance en lui.
Bell hocha la tête et retomba dans ce mutisme complet pendant lequel il ne pensait même plus.