Les trois chasseurs firent leurs préparatifs de départ ; ils s’armèrent chacun d’un fusil à deux coups, à canon rayé et à balles coniques ; ils prirent une petite provision de pemmican, pour le cas où la nuit les surprendrait avant la fin de leur excursion ; ils portaient en outre l’inséparable couteau à neige, le plus indispensable outil de ces régions, et une hachette s’enfonçait dans la ceinture de leur jaquette en peau de daim.
Ainsi équipés, vêtus, armés, ils pouvaient aller loin, et, adroits et audacieux, ils devaient compter sur le bon résultat de leur chasse.
Ils furent prêts à huit heures du matin, et partirent. Duk les précédait en gambadant ; ils remontèrent la colline de l’est, tournèrent le cône du phare et s’enfoncèrent dans les plaines du sud bornées par le Bell-Mount.
De son côté, le docteur, après être convenu avec Johnson d’un signal d’alarme en cas de danger, descendit vers le rivage, de manière à gagner les glaces multiformes qui hérissaient la baie Victoria.
Le maître d’équipage demeura seul au Fort-Providence, mais non oisif. Il commença par donner la liberté aux chiens Groënlandais qui s’agitaient dans le Dog-Palace ; ceux-ci, enchantés, allèrent se rouler sur la neige. Johnson ensuite s’occupa des détails compliqués du ménage. Il avait à renouveler le combustible et les provisions, à mettre les magasins en ordre, à raccommoder maint ustensile brisé, à repriser les couvertures en mauvais état, à refaire des chaussures pour les longues excursions de l’été. L’ouvrage ne manquait pas, et le maître d’équipage travaillait avec cette habileté du marin auquel rien n’est étranger des métiers de toutes sortes.
En s’occupant, il réfléchissait à la conversation de la veille ; il pensait au capitaine et surtout à son entêtement, très héroïque et très honorable après tout, de ne pas vouloir qu’un Américain, même une chaloupe américaine atteignît avant lui ou avec lui le pôle du monde.
« Il me semble difficile pourtant, se disait-il, de passer l’océan sans bateau, et, si nous avons la pleine mer devant nous, il faudra bien se rendre à la nécessité de naviguer. On ne peut pas faire trois cents milles à la nage, fût-on le meilleur Anglais de la terre. Le patriotisme a des limites. Enfin, on verra. Nous avons encore du temps devant nous ; M. Clawbonny n’a pas dit son dernier mot dans la question ; il est adroit ; et c’est un homme à faire revenir le capitaine sur son idée. Je gage même qu’en allant du côté de l’île, il jettera un coup d’œil sur les débris du Porpoise et saura au juste ce qu’on en peut faire. »
Johnson en était là de ses réflexions, et les chasseurs avaient quitté le fort depuis une heure, quand une détonation forte et claire retentit à deux ou trois milles sous le vent.
« Bon ! se dit le vieux marin, ils ont trouvé quelque chose, et sans aller trop loin, puisqu’on les entend distinctement. Après cela, l’atmosphère est si pure ! »
Une seconde détonation, puis une troisième se répétèrent coup sur coup.
– Allons, reprit Johnson, ils sont arrivés au bon endroit.
Trois autres coups de feu plus rapprochés éclatèrent encore.
– Six coups ! fit Johnson ; leurs armes sont déchargées maintenant. L’affaire a été chaude ! Est-ce que par hasard ?…
À l’idée qui lui vint, Johnson pâlit ; il quitta rapidement la maison de neige et gravit en quelques instants le coteau jusqu’au sommet du cône.
Ce qu’il vit le fit frémir.
– Les ours ! s’écria-t-il.
Les trois chasseurs, suivis de Duk, revenaient à toutes jambes, poursuivis par cinq animaux gigantesques ; leurs six balles n’avaient pu les abattre ; les ours gagnaient sur eux ; Hatteras, resté en arrière, ne parvenait à maintenir sa distance entre les animaux et lui qu’en lançant peu à peu son bonnet, sa hachette, son fusil même. Les ours s’arrêtaient, suivant leur habitude, pour flairer l’objet jeté à leur curiosité, et perdaient un peu de ce terrain sur lequel ils eussent dépassé le cheval le plus rapide.
Ce fut ainsi qu’Hatteras, Altamont, Bell, époumonés par leur course, arrivèrent près de Johnson, et, du haut du talus, ils se laissèrent glisser avec lui jusqu’à la maison de neige.
Les cinq ours les touchaient presque, et de son couteau le capitaine avait dû parer un coup de patte qui lui fut violemment porté.
En un clin d’œil, Hatteras et ses compagnons furent renfermés dans la maison. Les animaux s’étaient arrêtés sur le plateau supérieur formé par la troncature du cône.
– Enfin, s’écria Hatteras, nous pourrons nous défendre plus avantageusement, cinq contre cinq !
– Quatre contre cinq ! s’écria Johnson d’une voix terrifiée.
– Comment ? fit Hatteras.
– Le docteur ! répondit Johnson, en montrant le salon vide.
– Eh bien !
– Il est du côté de l’île !
– Le malheureux ! s’écria Bell.
– Nous ne pouvons l’abandonner ainsi, dit Altamont.
– Courons ! fit Hatteras.
Il ouvrit rapidement la porte, mais il eut à peine le temps de la refermer ; un ours avait failli lui briser le crâne d’un coup de griffe.
– Ils sont là ! s’écria-t-il.
– Tous ? demanda Bell.
– Tous ! répondit Hatteras.
Altamont se précipita vers les fenêtres, dont il combla les baies avec des morceaux de glace enlevés aux murailles de la maison. Ses compagnons l’imitèrent sans parler ; le silence ne fut interrompu que par les jappements sourds de Duk.
Mais, il faut le dire, ces hommes n’avaient qu’une seule pensée ; ils oubliaient leur propre danger et ne songeaient qu’au docteur. À lui, non à eux. Pauvre Clawbonny ! si bon, si dévoué, l’âme de cette petite colonie ! pour la première fois, il n’était pas là ; des périls extrêmes, une mort épouvantable peut-être l’attendaient, car, son excursion terminée, il reviendrait tranquillement au Fort-Providence et se trouverait en présence de ces féroces animaux.
Et nul moyen pour le prévenir !
– Cependant, dit Johnson, ou je me trompe fort, ou il doit être sur ses gardes ; vos coups de feu répétés ont dû l’avertir, et il ne peut manquer de croire à quelque événement extraordinaire.
– Mais s’il était loin alors, répondit Altamont, et s’il n’a pas compris ? Enfin, sur dix chances, il y en a huit pour qu’il revienne sans se douter du danger ! Les ours sont abrités par l’escarpe du fort, et il ne peut les apercevoir !
– Il faut donc se débarrasser de ces dangereuses bêtes avant son retour, répondit Hatteras.
– Mais comment ? fit Bell.