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Le lendemain matin, le docteur quitta son lit de bonne heure et se fraya un chemin à travers les glaces amoncelées jusqu’au cône du phare.

Le vent avait sauté dans le nord ; l’atmosphère était pure ; de longues nappes blanches offraient au pied leur tapis ferme et résistant.

Bientôt les cinq compagnons d’hivernage eurent quitté Doctor’s-House ; leur premier soin fut de dégager la maison des masses glacées qui l’encombraient ; on ne s’y reconnaissait plus sur le plateau ; il eût été impossible d’y découvrir les vestiges d’une habitation ; la tempête, comblant les inégalités du terrain, avait tout nivelé ; le sol s’était exhaussé de quinze pieds, au moins.

Il fallut procéder d’abord au déblaiement des neiges, puis redonner à l’édifice une forme plus architecturale, raviver ses lignes engorgées et rétablir son aplomb. Rien ne fut plus facile d’ailleurs, et, après l’enlèvement des glaces, quelques coups du couteau à neige ramenèrent les murailles à leur épaisseur normale.

Au bout de deux heures d’un travail soutenu, le fond de granit apparut ; l’accès des magasins de vivres et de la poudrière redevint praticable.

Mais comme, par ces climats incertains, un tel état de choses pouvait se reproduire d’un jour à l’autre, on refit une nouvelle provision de comestibles qui fut transportée dans la cuisine. Le besoin de viande fraîche se faisait sentir à ces estomacs surexcités par les salaisons ; les chasseurs furent donc chargés de modifier le système échauffant d’alimentation, et ils se préparèrent à partir.

Cependant, la fin d’avril n’amenait pas le printemps polaire ; l’heure du renouvellement n’avait pas sonné ; il s’en fallait de six semaines au moins ; les rayons du soleil, trop faibles encore, ne pouvaient fouiller ces plaines de neige et faire jaillir du sol les maigres produits de la flore boréale. On devait craindre que les animaux ne fussent rares, oiseaux ou quadrupèdes. Cependant un lièvre, quelques couples de ptarmigans, un jeune renard même eussent figuré avec honneur sur la table de Doctor’s-House, et les chasseurs résolurent de chasser avec acharnement tout ce qui passerait à portée de leur fusil.

Le docteur, Altamont et Bell se chargèrent d’explorer le pays. Altamont, à en juger par ses habitudes, devait être un chasseur adroit et déterminé, un merveilleux tireur, bien qu’un peu vantard. Il fut donc de la partie, tout comme Duk, qui le valait dans son genre, en ayant l’avantage d’être moins hâbleur.

Les trois compagnons d’aventure remontèrent par le cône de l’est et s’enfoncèrent au travers des immenses plaines blanches ; mais ils n’eurent pas besoin d’aller loin, car des traces nombreuses se montrèrent à moins de deux milles du fort ; de là, elles descendaient jusqu’au rivage de la baie Victoria, et paraissaient enlacer le Fort-Providence de leurs cercles concentriques.

Après avoir suivi ces piétinements avec curiosité, les chasseurs se regardèrent.

– Eh bien ! dit le docteur, cela me semble clair.

– Trop clair, répondit Bell ; ce sont des traces d’ours.

– Un excellent gibier, répondit Altamont, mais qui me paraît pêcher aujourd’hui par une qualité.

– Laquelle ? demanda le docteur.

– L’abondance, répondit l’Américain.

– Que voulez-vous dire ? reprit Bell.

– Je veux dire qu’il y a là les traces de cinq ours parfaitement distinctes, et cinq ours, c’est beaucoup pour cinq hommes !

– Êtes-vous certain de ce que vous avancez ? dit le docteur.

– Voyez et jugez par vous-même : voici une empreinte qui ne ressemble pas à cette autre ; les griffes de celles-ci sont plus écartées que les griffes de celles-là. Voici les pas d’un ours plus petit. Comparez bien, et vous trouverez dans un cercle restreint les traces de cinq animaux.

– C’est évident, dit Bell, après avoir examiné attentivement.

– Alors, fit le docteur, il ne faut pas faire de la bravoure inutile, mais au contraire se tenir sur ses gardes ; ces animaux sont très affamés à la fin d’un hiver rigoureux ; ils peuvent être extrêmement dangereux ; et puisqu’il n’est plus possible de douter de leur nombre…

– Ni même de leurs intentions, répliqua l’Américain.

– Vous croyez, dit Bell, qu’ils ont découvert notre présence sur cette côte ?

– Sans doute, à moins que nous ne soyons tombés dans une passée d’ours ; mais alors pourquoi ces empreintes s’étendent-elles circulairement, au lieu de s’éloigner à perte de vue ? Tenez ! ces animaux-là sont venus du sud-est, ils se sont arrêtés à cette place, et ils ont commencé ici la reconnaissance du terrain.

– Vous avez raison, dit le docteur ; il est même certain qu’ils sont venus cette nuit.

– Et sans doute les autres nuits, répondit Altamont ; seulement, la neige a recouvert leurs traces.

– Non, répondit le docteur, il est plus probable que ces ours ont attendu la fin de la tempête ; poussés par le besoin, ils ont gagné du côté de la baie, dans l’intention de surprendre quelques phoques, et alors ils nous auront éventés.

– C’est cela même, répondit Altamont ; d’ailleurs, il est facile de savoir s’ils reviendront la nuit prochaine.

– Comment cela ? dit Bell.

– En effaçant ces traces sur une partie de leur parcours ; et si demain nous retrouvons des empreintes nouvelles, il sera bien évident que le Fort-Providence est le but auquel tendent ces animaux.

– Bien, répondit le docteur, nous saurons au moins à quoi nous en tenir.

Les trois chasseurs se mirent à l’œuvre, et, en grattant la neige, ils eurent bientôt fait disparaître les piétinements sur un espace de cent toises à peu près.

« Il est pourtant singulier, dit Bell, que ces bêtes-là aient pu nous sentir à une pareille distance ; nous n’avons brûlé aucune substance graisseuse de nature à les attirer.

– Oh ! répondit le docteur, les ours sont doués d’une vue perçante et d’un odorat très subtil ; ils sont, en outre, très intelligents, pour ne pas dire les plus intelligents de tous les animaux, et ils ont flairé par ici quelque chose d’inaccoutumé.

– D’ailleurs, reprit Bell, qui nous dit que, pendant la tempête, ils ne se sont pas avancés jusqu’au plateau ?

– Alors, répondit l’Américain, pourquoi se seraient-ils arrêtés cette nuit à cette limite ?

– Oui, il n’y a pas de réponse à cela, répliqua le docteur, et nous devons croire que peu à peu ils rétréciront le cercle de leurs recherches autour du Fort-Providence.

– Nous verrons bien, répondit Altamont.

– Maintenant, continuons notre marche, dit le docteur, mais ayons l’œil au guet.

Les chasseurs veillèrent avec attention ; ils pouvaient craindre que quelque ours ne fût embusqué derrière les monticules de glace ; souvent même ils prirent les blocs gigantesques pour des animaux, dont ces blocs avaient la taille et la blancheur. Mais, en fin de compte, et à leur grande satisfaction, ils en furent pour leurs illusions.

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