« Enfin, je sais de bonne part que le sergent Martin n’a pas eu moins de neuf canifs à aiguiser.
« On peut voir toutes nos tables gémissant sous le poids inaccoutumé de pupitres à écrire, qui depuis deux mois n’avaient pas vu le jour, et l’on dit même que les profondeurs de la cale ont été ouvertes à plusieurs reprises, pour donner issue à maintes rames de papier qui ne s’attendaient pas à sortir sitôt de leur repos.
« Je n’oublierai pas de vous dire que j’ai quelques soupçons qu’on tentera de glisser dans votre boîte quelques articles qui, manquant du caractère de l’originalité complète, n’étant pas tout à fait inédits, ne sauraient convenir à votre plan. Je puis affirmer que pas plus tard qu’hier soir on a vu un auteur, penché sur son pupitre, tenant d’une main un volume ouvert du Spectateur, tandis que de l’autre il faisait dégeler son encre à la flamme d’une lampe ! Inutile de vous recommander de vous tenir en garde contre de pareilles ruses ; il ne faut pas que nous voyions reparaître dans la Chronique d’hiver ce que nos aïeux lisaient en déjeunant, il y a plus d’un siècle. »
– Bien, bien, dit Altamont, quand le docteur eut achevé sa lecture ; il y a vraiment de la bonne humeur là-dedans, et l’auteur de la lettre devait être un garçon dégourdi.
– Dégourdi est le mot, répondit le docteur. Tenez, voici maintenant un avis qui ne manque pas de gaieté :
« On désire trouver une femme d’âge moyen et de bonne renommée, pour assister dans leur toilette les dames de la troupe du « Théâtre-Royal de la Géorgie septentrionale ». On lui donnera un salaire convenable, et elle aura du thé et de la bière à discrétion. S’adresser au comité du théâtre.– N.B. Une veuve aura la préférence. »
– Ma foi, ils n’étaient pas dégoûtés, nos compatriotes, dit Johnson.
– Et la veuve s’est-elle rencontrée ? demanda Bell.
– On serait tenté de le croire, répondit le docteur, car voici une réponse adressée au Comité du théâtre :
« Messieurs, je suis veuve ; j’ai vingt-six ans, et je puis produire des témoignages irrécusables en faveur de mes mœurs et de mes talents. Mais, avant de me charger de la toilette des actrices de votre théâtre, je désire savoir si elles ont l’intention de garder leurs culottes, et si l’on me fournira l’assistance de quelques vigoureux matelots pour lacer et serrer convenablement leurs corsets. Cela étant, messieurs, vous pouvez compter sur votre servante.
« A. B. »
« P. S. Ne pourriez-vous substituer l’eau-de-vie à la petite bière ? »
– Ah ! bravo ! s’écria Altamont. Je vois d’ici ces femmes de chambre qui vous lacent au cabestan. Eh bien, ils étaient gais, les compagnons du capitaine Parry.
– Comme tous ceux qui ont atteint leur but, répondit Hatteras.
Hatteras avait jeté cette remarque au milieu de la conversation, puis il était retombé dans son silence habituel. Le docteur, ne voulant pas s’appesantir sur ce sujet, se hâta de reprendre sa lecture.
– Voici maintenant, dit-il, un tableau des tribulations arctiques ; on pourrait le varier à l’infini ; mais quelques-unes de ces observations sont assez justes ; jugez-en :
« Sortir le matin pour prendre l’air, et, en mettant le pied hors du vaisseau, prendre un bain froid dans le trou du cuisinier.
« Partir pour une partie de chasse, approcher d’un renne superbe, le mettre en joue, essayer de faire feu et éprouver l’affreux mécompte d’un raté, pour cause d’humidité de l’amorce.
« Se mettre en marche avec un morceau de pain tendre dans la poche, et, quand l’appétit se fait sentir, le trouver tellement durci par la gelée qu’il peut bien briser les dents, mais non être brisé par elles.
« Quitter précipitamment la table en apprenant qu’un loup passe en vue du navire, et trouver au retour le dîner mangé par le chat.
« Revenir de la promenade en se livrant à de profondes et utiles méditations, et en être subitement tiré par les embrassements d’un ours. »
– Vous le voyez, mes amis, ajouta le docteur, nous ne serions pas embarrassés d’imaginer quelques autres désagréments polaires ; mais, du moment qu’il fallait subir ces misères, cela devenait un plaisir de les constater.
– Ma foi, répondit Altamont, c’est un amusant journal que cette Chronique d’hiver, et il est fâcheux que nous ne puissions nous y abonner !
– Si nous essayions d’en fonder un, dit Johnson.
– À nous cinq ! dit Clawbonny ; nous ferions tout au plus des rédacteurs, et il ne resterait pas de lecteurs en nombre suffisant.
– Pas plus que de spectateurs, si nous nous mettions en tête de jouer la comédie, répondit Altamont.
– Au fait, monsieur Clawbonny, dit Johnson, parlez-nous donc un peu du théâtre du capitaine Parry ; y jouait-on des pièces nouvelles ?
– Sans doute ; dans le principe, deux volumes embarqués à bord de l’Hécla furent mis à contribution, et les représentations avaient lieu tous les quinze jours ; mais bientôt le répertoire fut usé jusqu’à la corde ; alors des auteurs improvisés se mirent à l’œuvre, et Parry composa lui-même, pour les fêtes de Noël, une comédie tout à fait en situation ; elle eut un immense succès, et était intitulée Le Passage du Nord-Ouest ou La Fin du Voyage.
– Un fameux titre, répondit Altamont ; mais j’avoue que si j’avais à traiter un pareil sujet, je serais fort embarrassé du dénouement.
– Vous avez raison, dit Bell, qui sait comment cela finira ?
– Bon ! s’écria le docteur, pourquoi songer au dernier acte, puisque les premiers marchent bien ? Laissons faire la Providence, mes amis ; jouons de notre mieux notre rôle, et puisque le dénouement appartient à l’auteur de toutes choses, ayons confiance dans son talent ; il saura bien nous tirer d’affaire.
– Allons donc rêver à tout cela, répondit Johnson ; il est tard, et puisque l’heure de dormir est venue, dormons.
– Vous êtes bien pressé, mon vieil ami, dit le docteur.
– Que voulez-vous, monsieur Clawbonny, je me trouve si bien dans ma couchette ! et puis, j’ai l’habitude de faire de bons rêves ; je rêve de pays chauds ! de sorte qu’à vrai dire la moitié de ma vie se passe sous l’équateur, et la seconde moitié au pôle.
– Diable, fit Altamont, vous possédez là une heureuse organisation.
– Comme vous dites, répondit le maître d’équipage.
– Eh bien, reprit le docteur, ce serait une cruauté de faire languir plus longtemps le brave Johnson. Son soleil des Tropiques l’attend. Allons nous coucher.
Chapitre 11 TRACES INQUIÉTANTES
Pendant la nuit du 26 au 27 avril, le temps vint à changer ; le thermomètre baissa sensiblement, et les habitants de Doctor’s-House s’en aperçurent au froid qui se glissait sous leurs couvertures ; Altamont, de garde auprès du poêle, eut soin de ne pas laisser tomber le feu, et il dut l’alimenter abondamment pour maintenir la température intérieure à cinquante degrés au-dessus de zéro (+10° centigrades).
Ce refroidissement annonçait la fin de la tempête, et le docteur s’en réjouissait ; les occupations habituelles allaient être reprises, la chasse, les excursions, la reconnaissance des terres ; cela mettrait un terme à cette solitude désœuvrée, pendant laquelle les meilleurs caractères finissent par s’aigrir.