travers les trous, entre les petits os, Myriam voit l’intérieur vide du thorax, noir et exsangue. Il n’y a plus de viande, plus d’organes, rien de putrescible sur ce squelette, et pourtant, il semble à Myriam que c’est une charogne, un immonde cadavre qui continue de pourrir sous ses yeux, là, dans sa cuisine.
Elle en est sûre, elle a jeté le poulet ce matin même. La viande n’était plus consommable, elle allait ainsi éviter à ses enfants d’être malades. Elle se souvient très bien qu’elle a secoué le plat au-dessus du sac-poubelle et que la bête est tombée, entourée de graisse gélatineuse. Elle s’est écrasée dans un bruit sourd au fond de la
corbeille et Myriam a dit « beurk ». Cette odeur, au petit matin, l’a écœurée.
Myriam s’approche de la bête qu’elle n’ose pas toucher. Cela ne peut pas être une erreur, un oubli de Louise. Encore moins une plaisanterie. Non, la carcasse sent le liquide vaisselle à l’amande douce. Louise l’a lavée à grande eau, elle l’a nettoyée et elle l’a posée là comme une vengeance, comme un totem maléfique.
Plus tard, Mila a tout raconté à sa mère. Elle riait, elle sautait en expliquant comment Louise leur avait appris à manger avec les doigts. Debout sur leurs chaises, Adam et elle ont gratté les os. La viande était sèche et Louise les a autorisés à boire de grands verres de Fanta en mangeant, pour ne pas s’étou er. Elle était très attentive à ne pas abîmer le squelette et elle ne quittait pas la bête des yeux. Elle leur a dit que c’était un jeu et qu’elle les récompenserait s’ils suivaient très attentivement les règles. Et à la fin, pour une fois, ils ont eu droit à deux bonbons acidulés.
Hector Rouvier
Dix ans ont passé, mais Hector Rouvier se rappelle parfaitement les mains de Louise. C’est ce qu’il touchait le plus souvent, ses mains. Elles avaient une odeur de pétales écrasés et ses ongles étaient toujours vernis. Hector les serrait, les tenait contre lui, il les sentait sur sa nuque quand il regardait un lm à la télévision. Les mains de Louise plongeaient dans l’eau chaude et frottaient le corps maigre d’Hector. Elles faisaient mousser le savon dans ses cheveux, glissaient sous ses aisselles, lavaient son sexe, son ventre, ses fesses.
Couché sur son lit, le visage enfoncé dans l’oreiller, il soulevait le haut de son pyjama pour signi er à Louise qu’il attendait ses caresses. Du bout des ongles, elles parcouraient le dos de l’enfant dont la peau s’alarmait, frissonnait, et il s’endormait, apaisé et un peu honteux, devinant vaguement l’étrange excitation dans laquelle les doigts de Louise l’avaient plongé.
Sur le chemin de l’école, Hector serrait très fort les mains de sa nounou. Plus il grandissait, plus ses paumes s’élargissaient et plus il craignait de broyer les os de Louise, ses os de biscuit et de porcelaine. Les phalanges de la nounou craquaient dans la paume de
l’enfant et parfois, Hector pensait que c’était lui qui donnait la main à Louise et lui faisait traverser la rue.
Louise n’a jamais été dure, non. Il ne se souvient pas de l’avoir vue se mettre en colère. Il en est certain, elle n’a jamais porté la main sur lui. Il a gardé d’elle des images oues, informes, malgré les années passées auprès d’elle. Le visage de Louise lui semble lointain, il n’est pas sûr qu’il la reconnaîtrait aujourd’hui s’il la croisait par hasard dans la rue. Mais le contact de sa joue, molle et douce ; l’odeur de sa poudre, qu’elle appliquait matin et soir ; la sensation de ses collants beiges contre son visage d’enfant ; la façon étrange qu’elle avait de l’embrasser, y mettant parfois les dents, le mordillant comme pour lui signi er la sauvagerie soudaine de son amour, son désir de le posséder tout entier. De tout cela, oui, il se souvient.
Il n’a pas oublié, non plus, ses talents de pâtissière. Les gâteaux qu’elle apportait devant l’école et la façon dont elle se réjouissait de la gourmandise du petit garçon. Le goût de sa sauce tomate, sa façon de poivrer les steaks qu’elle cuisait à peine, sa crème aux champignons sont des souvenirs qu’il convoque souvent. Une mythologie liée à l’enfance, au monde d’avant les repas surgelés devant l’écran de son ordinateur.
Il se souvient aussi, ou plutôt il croit se souvenir, qu’elle était d’une patience in nie avec lui. Avec ses parents, la cérémonie du coucher tournait souvent mal. Anne Rouvier, sa mère, perdait patience quand Hector pleurait, suppliait de laisser la porte ouverte, demandait une autre histoire, un verre d’eau, jurait qu’il avait vu un monstre, qu’il avait encore faim.
« Moi aussi, lui avait avoué Louise, j’ai peur de m’endormir. »
Elle avait de l’indulgence pour les cauchemars et elle était capable de
lui caresser les tempes pendant des heures et d’accompagner, de ses longs doigts qui sentaient la rose, sa route vers le sommeil. Elle avait convaincu sa patronne de laisser une lampe allumée dans la chambre de l’enfant. « On n’a pas besoin de lui infliger une telle terreur. »
Oui, son départ a été une déchirure. Elle lui a manqué, atrocement, et il a détesté la jeune lle qui l’a remplacée, une étudiante qui venait le chercher à l’école, qui lui parlait anglais et qui, comme le disait sa mère, « le stimulait intellectuellement ». Il en a voulu à Louise d’avoir déserté, de n’avoir pas tenu les promesses en ammées qu’elle avait faites, d’avoir trahi les serments de tendresse éternelle, après avoir juré qu’il était le seul et que personne ne pourrait le remplacer. Un jour, elle n’a plus été là et Hector n’a pas osé poser de questions. Il n’a pas su pleurer cette femme qui l’avait quitté car malgré ses huit ans, il avait l’intuition que cet amour-là était risible, qu’on se moquerait de lui et que ceux qui s’apitoyaient faisaient un peu semblant.
Hector baisse la tête. Il se tait. Sa mère est assise sur une chaise, à côté de lui, et elle pose sa main sur son épaule. Elle lui dit : « C’est bien, mon chéri. » Mais Anne est agitée. Elle a, face aux policiers, des regards de coupable. Elle cherche quelque chose à avouer, une faute qu’elle aurait commise il y a longtemps et qu’ils voudraient lui faire payer. Elle a toujours été comme ça, innocente et paranoïaque. Elle n’a jamais passé une douane sans transpirer. Un jour, elle a sou é, sobre et enceinte, dans un éthylotest persuadée qu’elle se ferait arrêter.
Le capitaine, une jolie femme dont les épais cheveux bruns sont
retenus en queue-de-cheval, s’assoit sur son bureau, face à eux. Elle demande à Anne comment elle est entrée en contact avec Louise et les raisons qui l’ont poussée à l’engager comme nounou pour ses enfants. Anne répond calmement. Elle ne veut qu’une chose, satisfaire la policière, la mettre sur une piste et, surtout, savoir de quoi Louise est accusée.
Louise lui a été conseillée par une amie. Elle lui en avait dit le plus grand bien. Et d’ailleurs, elle-même a toujours été satisfaite de sa nounou. « Hector, vous le constatez vous-même, était très attaché à elle. » Le capitaine sourit à l’adolescent. Elle retourne derrière son bureau, ouvre un dossier et demande :
« Est-ce que vous vous souvenez du coup de l de Mme Massé ?
Il y a un peu plus d’un an, en janvier ?
— Mme Massé ?
— Oui, rappelez-vous. Louise vous avait donné comme référence et Myriam Massé voulait savoir ce que vous pensiez d’elle.
— C’est vrai, je m’en souviens. Je lui ai dit que Louise était une nounou d’exception. »
Ils sont assis depuis plus de deux heures dans cette pièce froide, qui ne leur o re aucune distraction. Le bureau est bien rangé.
Aucune photographie ne traîne. Il n’y a pas d’a ches placardées au mur, aucun avis de recherche. Le capitaine s’arrête parfois au milieu d’une phrase et sort du bureau en s’excusant. Anne et son ls la voient à travers la vitre répondre à son portable, chuchoter à l’oreille d’un collègue ou boire un café. Ils n’ont pas envie de se parler, même pour se distraire. Assis côte à côte, ils s’évitent, ils font semblant
d’oublier qu’ils ne sont pas seuls. Ils se contentent de sou er fort, de se lever pour faire le tour de leur chaise. Hector consulte son portable. Anne tient son sac en cuir noir entre ses bras. Ils s’ennuient mais ils sont trop polis et trop peureux pour montrer à la policière le moindre signe d’agacement. Épuisés, soumis, ils attendent d’être libérés.
Le capitaine imprime des documents qu’elle leur tend.
« Signez ici et là aussi, s’il vous plaît. »
Anne se penche vers la feuille et sans lever les yeux, elle demande, d’une voix blanche :
« Louise, qu’est-ce qu’elle a fait ? Que s’est-il passé ?
— Elle est accusée d’avoir tué deux enfants. »
Le capitaine a les yeux cernés. Des poches violettes et gon ées alourdissent son regard et, bizarrement, la rendent plus jolie encore.
Hector sort dans la rue, dans la chaleur du mois de juin. Les lles sont belles et il a envie de grandir, d’être libre, d’être un homme. Ses dix-huit ans lui pèsent, il voudrait les laisser derrière lui, comme il a laissé sa mère devant la porte du commissariat, hébétée, transie. Il se rend compte que ce n’est pas la surprise ou la stupéfaction qu’il a d’abord ressenties tout à l’heure, face à la policière, mais un immense et douloureux soulagement. Une jubilation, même. Comme s’il avait toujours su qu’une menace avait pesé sur lui, une menace blanche, sulfureuse, indicible. Une menace que lui seul, de ses yeux et de son cœur d’enfant, était capable de percevoir. Le destin avait voulu que le malheur s’abatte ailleurs.
Le capitaine a eu l’air de le comprendre. Tout à l’heure, elle a
scruté son visage impassible et elle lui a souri. Comme on sourit aux rescapés.
Toute la nuit, Myriam pense à cette carcasse posée sur la table de la cuisine. Dès qu’elle ferme les yeux, elle imagine le squelette de l’animal, juste là, à côté d’elle, dans son lit.
Elle a bu son verre de vin d’un trait, la main sur la petite table, surveillant la carcasse du coin de l’œil. Elle répugnait à la toucher, à en sentir le contact. Elle avait le sentiment bizarre que quelque chose pourrait alors se passer, que l’animal pourrait reprendre vie et lui sauter au visage, s’accrocher à ses cheveux, la pousser contre le mur.