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Add to favorite "Chanson Douce" de Leïla Slimani 📕 📕 📕

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Louise ne répond pas ou à peine et les nounous comprennent ce silence. Elles ont toutes des secrets inavouables. Elles cachent des souvenirs a reux de genoux échis, d’humiliations, de mensonges.

Des souvenirs de voix qu’on entend à peine à l’autre bout du l, de conversations qui coupent, de gens qui meurent et qu’on n’a pas revus, d’argent réclamé jour après jour pour un enfant malade, qui ne vous reconnaît plus et qui a oublié le son de votre voix. Certaines, Louise le sait, ont volé, de petites choses, presque rien, comme une taxe prélevée sur le bonheur des autres. Certaines cachent leurs noms véritables. Il ne leur viendrait pas à l’idée d’en vouloir à Louise pour sa réserve. Elles se méfient, c’est tout.

Au square, on ne parle pas tant de soi ou bien par allusion. On ne

veut pas que les larmes montent aux yeux. Les patrons su sent à nourrir des conversations passionnées. Les nounous rient de leurs manies, de leurs habitudes, de leur mode de vie. Les patrons de Wafa sont avares, ceux d’Alba sont a reusement mé ants. La mère du petit Jules a des problèmes d’alcool. La plupart d’entre eux, se plaignent-elles, sont manipulés par leurs enfants, qu’ils voient très peu et auxquels ils cèdent sans cesse. Rosalia, une Philippine à la peau très brune, fume cigarette sur cigarette. « La patronne m’a surprise dans la rue la dernière fois. Je sais qu’elle me surveille. »

Pendant que les enfants courent sur les graviers, qu’ils creusent dans le bac à sable que la mairie a récemment dératisé, les femmes font du square à la fois un bureau de recrutement et un syndicat, un centre de réclamations et de petites annonces. Ici circulent les o res d’emploi, se racontent les litiges entre employeurs et employés. Les femmes viennent se plaindre à Lydie, la présidente autoproclamée, une grande Ivoirienne de cinquante ans qui porte des manteaux en fausse fourrure et se dessine de fins sourcils rouges au crayon.

À 18 heures, des bandes de jeunes investissent le square. On les connaît. Ils viennent de la rue de Dunkerque, de la gare du Nord, on sait qu’ils laissent aux abords de l’aire de jeux des pipes cassées, qu’ils pissent dans les jardinières, qu’ils cherchent la bagarre. Les nounous, en les voyant, ramassent en vitesse les manteaux qui traînent, les tractopelles couvertes de sable, elles accrochent leurs sacs à main aux poussettes et s’en vont.

La procession traverse les grilles du square et les femmes se séparent, les unes remontent vers Montmartre ou Notre-Dame-de-Lorette, les autres, comme Louise et Lydie, descendent vers les

Grands Boulevards. Elles marchent côte à côte. Louise tient Mila et Adam par la main. Quand le trottoir est trop étroit elle laisse Lydie la devancer, courbée sur sa poussette où dort un nourrisson.

« Il y a une jeune femme enceinte qui est passée hier. Elle va avoir des jumeaux en août », raconte Lydie.

Personne n’ignore que certaines mères, les plus avisées, les consciencieuses, viennent ici faire leur marché comme autrefois on se rendait sur les docks ou au fond d’une ruelle pour trouver une bonne ou un manutentionnaire. Les mères rôdent entre les bancs, elles observent les nounous, scrutent le visage des enfants quand ils reviennent entre les cuisses de ces femmes qui les mouchent d’un geste brusque ou les consolent après une chute. Parfois elles posent des questions. Elles enquêtent.

« Elle habite rue des Martyrs et elle accouche n août. Comme elle cherche quelqu’un, j’ai pensé à toi », conclut Lydie.

Louise lève vers elle ses yeux de poupée. Elle entend la voix de Lydie, loin, elle l’entend résonner dans son crâne, sans que les mots se détachent, sans que du sens émerge de ce magma. Elle se baisse, prend Adam dans ses bras et attrape Mila sous l’aisselle. Lydie hausse la voix, elle répète quelque chose, elle croit peut-être que Louise ne l’a pas entendue, qu’elle est distraite, tout entière occupée par les enfants.

« Qu’est-ce que tu en penses alors ? Je lui donne ton numéro ? »

Louise ne répond pas. Elle prend son élan et elle avance, brutale, sourde. Elle coupe la route à Lydie et dans sa fuite, d’un geste brusque, elle renverse la poussette dans laquelle l’enfant, réveillé en sursaut, se met à hurler.

« Mais ça ne va pas ou quoi ? » crie la nounou dont toutes les

courses se sont renversées dans le caniveau. Louise est loin déjà.

Dans la rue, des gens se sont attroupés autour de l’Ivoirienne. On ramasse des mandarines qui roulent sur le trottoir, on jette à la poubelle la baguette détrempée. On s’inquiète pour le bébé, qui n’a rien, heureusement.

Lydie racontera plusieurs fois cette histoire incroyable et elle le jurera : « Non, ce n’était pas un accident. Elle a renversé la poussette. Elle l’a fait exprès. »

L’obsession de l’enfant tourne à vide dans sa tête. Elle ne pense qu’à ça. Ce bébé, qu’elle aimera follement, est la solution à tous ses problèmes. Une fois mis en route, il fera taire les mégères du square, il fera reculer son a reux propriétaire. Il protégera la place de Louise en son royaume. Elle se persuade que Paul et Myriam n’ont pas assez de temps pour eux. Que Mila et Adam sont un obstacle à son arrivée. C’est leur faute si le couple ne parvient pas à se retrouver.

Leurs caprices les épuisent, le sommeil trop léger d’Adam coupe court à leurs étreintes. S’ils n’étaient pas sans cesse dans leurs pattes, à geindre, à réclamer de la tendresse, Paul et Myriam pourraient aller de l’avant et faire à Louise un enfant. Ce bébé, elle le désire avec une violence de fanatique, un aveuglement de possédée. Elle le veut comme elle a rarement voulu, au point d’avoir mal, au point d’être capable d’étou er, de brûler, d’anéantir tout ce qui se tient entre elle et la satisfaction de son désir.

Un soir, Louise attend Myriam avec impatience. Quand celle-ci ouvre la porte, Louise lui saute dessus, les yeux brillants. Elle tient Mila par la main. La nounou a l’air tendue, concentrée. Elle semble faire un grand e ort pour se contenir, pour ne pas sautiller ou pousser un cri. Elle a pensé à ce moment toute la journée. Son plan

lui paraît parfait et il su t maintenant que Myriam soit d’accord, qu’elle se laisse faire, qu’elle tombe dans les bras de Paul.

« Je voudrais emmener les enfants manger au restaurant. Comme ça vous dînerez tranquille, avec votre mari. »

Myriam pose son sac sur le fauteuil. Louise la suit des yeux, elle s’approche, se tient tout près. Myriam peut sentir son sou e sur elle. Elle l’empêche de penser. Louise est comme une enfant dont les yeux disent « Alors ? », dont le corps tout entier est parcouru par l’impatience, l’exaltation.

« Oh, je ne sais pas. On n’avait pas prévu. Peut-être une autre fois. » Myriam enlève sa veste et commence à marcher vers sa chambre. Mais Mila la retient. L’enfant entre en scène, parfaite complice de sa nounou. Elle supplie de sa voix douce :

« Maman, s’il te plaît. On veut aller avec Louise au restaurant. »

Myriam nit par céder. Elle insiste pour payer le dîner, et déjà, elle cherche dans son sac mais Louise l’arrête. « S’il vous plaît. Ce soir, c’est moi qui les invite. »

Dans sa poche, contre sa cuisse, Louise tient un billet, qu’elle caresse parfois du bout des doigts. Ils marchent jusqu’au restaurant.

Elle a repéré à l’avance ce petit bistrot où se retrouvent surtout des étudiants, amateurs de la bière à trois euros. Mais ce soir, le bistrot est presque vide. Le patron, un Chinois, est assis derrière le comptoir, sous la lumière des néons. Il porte une chemise rouge avec des imprimés criards et il discute avec une femme, assise face à sa bière, les chaussettes roulées sur ses grosses chevilles. Sur la terrasse, deux hommes fument.

Louise pousse Mila dans le restaurant. Il otte dans la salle une odeur de tabac froid, de ragoût et de sueur qui donne à la petite lle

envie de vomir. Mila est très déçue. Elle s’assoit, scrute la salle vide, les étagères sales sur lesquelles sont posés des pots de ketchup et de moutarde. Elle n’imaginait pas ça. Elle croyait voir de jolies dames, elle pensait qu’il y aurait du bruit, de la musique, des amoureux. Au lieu de ça, elle s’a ale sur la table graisseuse et xe l’écran de télévision au-dessus du comptoir.

Louise, Adam sur les genoux, dit qu’elle ne veut pas manger. « Je choisis pour vous, d’accord ? » Elle ne laisse pas à Mila le temps de répondre et elle demande des saucisses et des frites. « Ils partageront », précise-t-elle. Le Chinois répond à peine et lui retire le menu des mains.

Louise a commandé un verre de vin, qu’elle boit tout doucement.

Gentiment, elle essaie de faire la conversation à Mila. Elle a apporté des feuilles et des crayons qu’elle pose sur la table. Mais Mila n’a pas envie de dessiner. Elle n’a pas très faim non plus et elle touche à peine à son plat. Adam est retourné dans sa poussette, il se frotte les yeux de ses petits poings fermés.

Louise regarde la vitre, sa montre, la rue, le comptoir sur lequel le patron s’appuie. Elle se ronge les ongles, sourit puis son regard devient vague, absent. Elle voudrait occuper ses mains à quelque chose, tendre son esprit tout entier vers une seule pensée, mais elle n’est que débris de verre, son âme est lestée de cailloux. Elle passe à plusieurs reprises sa main repliée sur la table comme pour ramasser des miettes invisibles ou pour en lisser la surface froide. Des images confuses l’envahissent, sans lien entre elles, des visions dé lent de plus en plus vite, liant des souvenirs à des regrets, des visages à des fantasmes jamais réalisés. L’odeur de plastique dans la cour de l’hôpital où on l’emmenait faire des promenades. Le rire de

Stéphanie, à la fois éclatant et étou é, comme un rire de hyène. Les visages d’enfants oubliés, la douceur des cheveux caressés du bout des doigts, le goût crayeux d’un chausson aux pommes qui avait séché au fond d’un sac et qu’elle avait quand même mangé. Elle entend la voix de Bertrand Alizard, sa voix qui ment, et s’y mêle la voix des autres, de tous ceux qui lui ont donné des ordres, des conseils, qui ont proféré des injonctions, la voix douce même de cette femme huissier qui, elle s’en souvient, s’appelait Isabelle.

Elle sourit à Mila qu’elle voudrait consoler. Elle sait bien que la petite lle a envie de pleurer. Elle connaît cette impression, ce poids sur la poitrine, cette gêne d’être là. Elle sait aussi que Mila se contient, qu’elle a de la retenue, des politesses bourgeoises, qu’elle est capable d’attentions qui ne sont pas de son âge. Louise commande un autre verre et tandis qu’elle boit, elle observe la petite dont le regard xe l’écran de télévision et elle devine, très nettement, les traits de sa mère sous le masque de l’enfance. Les gestes innocents de la petite lle portent, en bourgeon, une nervosité de femme, une rudesse de patronne.

Le Chinois ramasse les verres vides et l’assiette à moitié pleine. Il pose sur la table l’addition gribouillée sur une feuille à carreaux.

Louise ne bouge pas. Elle attend que le temps passe, que la nuit s’avance, elle pense à Paul et à Myriam, jouissant de leur tranquillité, de l’appartement vide, du dîner qu’elle a laissé sur la table. Ils ont mangé, sans doute, debout dans la cuisine, comme avant la naissance des enfants. Paul sert du vin à sa femme, il termine son verre. Sa main glisse à présent sur la peau de Myriam et ils rient, ils sont comme ça, ce sont des gens qui rient dans l’amour, dans le désir,

dans l’impudeur.

Louise nit par se lever. Ils sortent du restaurant. Mila est soulagée. Elle a les paupières lourdes, elle veut retourner à son lit maintenant. Dans sa poussette, Adam s’est endormi. Louise rajuste la couverture sur l’enfant. Dès que la nuit tombe, l’hiver, qui se tenait tapi, reprend sa place, s’insinue sous les vêtements.

Louise tient la main de la petite lle et elles marchent, longtemps, dans un Paris d’où tous les enfants ont disparu. Elles longent les Grands Boulevards, passent devant les théâtres et les cafés bondés.

Elles empruntent des rues de plus en plus sombres et étroites, débouchant parfois sur une petite place où des jeunes fument des joints adossés à une poubelle.

Ces rues, Mila ne les reconnaît pas. Une lumière jaune éclaire les trottoirs. Ces maisons, ces restaurants lui semblent très loin de chez elle et elle lève vers Louise des yeux inquiets. Elle attend une parole rassurante. Une surprise peut-être ? Mais Louise avance, avance, ne brisant son silence que pour murmurer : « Allons, tu viens ? » La petite tord ses chevilles contre les pavés, elle a le ventre tenaillé par l’angoisse, persuadée que ses plaintes ne pourraient qu’aggraver les choses. Elle sent qu’un caprice ne servirait à rien. Rue Montmartre, Mila observe les lles qui fument devant les bars, les lles en talons hauts, qui crient un peu trop fort et que le patron rabroue : « Il y a des voisins ici, fermez-la un peu ! » La petite a perdu tous ses repères, elle ne sait plus si c’est la même ville, si d’ici elle peut voir sa maison, si ses parents savent où elle est.

Brusquement, Louise s’arrête au milieu d’une rue animée. Elle regarde en l’air, gare la poussette contre le mur et elle demande à Mila :

« À quel parfum la veux-tu ? »

Derrière le comptoir, un homme attend avec un air las que l’enfant se décide. Mila est trop petite pour voir les bacs de glace, elle se hisse sur la pointe des pieds et puis, nerveuse, elle répond :

« À la fraise. »

Une main dans celle de Louise et l’autre agrippant son cornet, Mila fait le chemin inverse dans la nuit, lapant la glace qui lui donne a reusement mal à la tête. Elle ferme les yeux très fort, pour faire passer la douleur, essaie de se concentrer sur le goût de fraises écrasées et sur les petits morceaux de fruits qui se coincent entre ses dents. Dans son estomac vide la glace tombe en lourds flocons.

Ils prennent le bus pour rentrer. Mila demande si elle peut mettre le ticket dans la machine, comme elle le fait chaque fois qu’elles prennent le bus ensemble. Mais Louise la fait taire. « La nuit, pas besoin de ticket. Ne t’en fais pas. »

Are sens