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Add to favorite "Chanson Douce" de Leïla Slimani 📕 📕 📕

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pour Myriam des riz au lait à la cannelle, des soupes épicées et toutes sortes de mets réputés pour favoriser la fertilité. Elle observe avec une attention de tigresse le corps de la jeune femme. Elle scrute la clarté de son teint, le poids de ses seins, la brillance de ses cheveux, autant de signes qui, croit-elle, annoncent une grossesse.

Elle s’occupe du linge avec une concentration de prêtresse, de sorcière vaudoue. Comme toujours elle vide la machine à laver. Elle étend les caleçons de Paul. Elle tient à laver les dessous délicats à la main et, dans l’évier de la cuisine, elle passe sous l’eau froide les culottes de Myriam, les soutiens-gorge en dentelle ou en soie. Elle récite des prières.

Mais Louise, sans cesse, est déçue. Elle n’a pas besoin d’éventrer les poubelles. Rien ne lui échappe. Elle a vu la tache sur le pantalon de pyjama jeté au pied du lit, du côté où dort Myriam. Sur le sol de la salle de bains, ce matin, elle a remarqué une minuscule goutte de sang. Une goutte si petite que Myriam ne l’a pas nettoyée et qui a séché sur les carreaux verts et blancs.

Le sang revient sans cesse, elle connaît son odeur, ce sang que Myriam ne peut pas lui cacher et qui, chaque mois, signe la mort d’un enfant.

Les jours d’abattement succèdent à l’euphorie. Le monde paraît se rétrécir, se rétracter, peser sur son corps d’un poids écrasant. Paul et Myriam ferment sur elle des portes qu’elle voudrait défoncer. Elle n’a qu’une envie : faire monde avec eux, trouver sa place, s’y loger, creuser une niche, un terrier, un coin chaud. Elle se sent prête parfois à revendiquer sa portion de terre puis l’élan retombe, le chagrin la saisit et elle a honte même d’avoir cru à quelque chose.

Un jeudi soir, vers 20 heures, Louise rentre chez elle. Son propriétaire l’attend dans le couloir. Il se tient debout sous l’ampoule qui ne s’allume plus. « Ah, vous voilà. » Bertrand Alizard s’est presque jeté sur elle. Il braque l’écran de son téléphone portable sur le visage de Louise, qui met sa main devant ses yeux. « Je vous attendais. Je suis venu plusieurs fois, le soir ou l’après-midi. Je ne vous trouvais jamais. » Il parle d’une voix suave, le torse tendu vers Louise, donnant l’impression qu’il va la toucher, lui prendre le bras, lui parler à l’oreille. Il la xe de ses yeux chassieux, ses yeux sans cils, qu’il frotte après avoir soulevé ses lunettes, attachées à un cordon.

Elle ouvre la porte du studio et le laisse entrer. Bertrand Alizard porte un pantalon beige trop large et, en observant l’homme, de dos, Louise remarque que la ceinture a manqué deux passants et que le

pantalon bâille à la taille et sous les fesses. On dirait un vieillard, voûté et malingre, qui aurait volé les vêtements d’un géant. Tout en lui paraît ino ensif, son crâne dégarni, ses joues ridées couvertes de taches de son, ses épaules tremblantes, tout, sauf ses mains sèches et énormes, aux ongles épais comme des fossiles, ses mains de boucher qu’il frotte pour les réchauffer.

Il pénètre dans l’appartement en silence, pas à pas, comme s’il découvrait les lieux pour la première fois. Il inspecte les murs, passe son doigt sur les plinthes immaculées. Il touche tout de ses mains calleuses, caresse la housse du canapé, passe sa paume sur la surface de la table en formica. Le logement lui paraît vide, inhabité. Il aurait aimé faire quelques remarques à sa locataire, lui dire qu’en plus de payer son loyer en retard elle ne prenait pas soin des lieux. Mais la pièce est exactement telle qu’il l’a laissée, le jour où il lui a fait visiter le studio pour la première fois.

Debout, la main appuyée sur le dossier d’une chaise, il regarde Louise et il attend. Il la xe, de ses yeux jaunes qui ne voient plus grand-chose mais qu’il n’est pas prêt à baisser. Il attend qu’elle parle.

Qu’elle fouille dans son sac pour y prendre l’argent du loyer. Il attend qu’elle fasse le premier pas, qu’elle s’excuse de n’avoir pas répondu au courrier ni aux messages qu’il lui a laissés. Mais Louise ne dit rien. Elle reste debout contre la porte, comme ces petits chiens craintifs qui mordent quand on veut les apaiser.

« Vous avez commencé à faire vos cartons à ce que je vois. C’est bien. » Alizard désigne, de son gros doigt, les quelques caisses posées dans l’entrée. « Le prochain locataire sera là dans un mois. »

Il fait quelques pas et pousse mollement la porte de la cabine de douche. La vasque en porcelaine s’est comme enfoncée dans le sol et,

en dessous, les planches pourries ont cédé.

« Qu’est-ce qui s’est passé ici ? »

Le propriétaire s’accroupit. Il marmonne, enlève sa veste qu’il pose par terre et met ses lunettes. Louise se tient debout derrière lui.

M. Alizard se retourne et d’une voix forte il répète :

« Je vous demande ce qui s’est passé ! »

Louise sursaute.

« Je ne sais pas. C’est arrivé il y a quelques jours. L’installation est vieille, je crois.

— Mais pas du tout. J’ai construit la cabine de douche moi-même. Vous devriez vous estimer chanceuse. À l’époque, c’est sur le palier qu’on se lavait. C’est moi, tout seul, qui ai installé la douche dans le studio.

— Ça s’est écroulé.

— C’est un défaut d’entretien, c’est évident. Vous ne croyez quand même pas que la réparation va être à ma charge alors que vous avez laissé la douche pourrir ? »

Louise le dévisage et M. Alizard a du mal à savoir ce que signifient ce regard fermé et ce silence.

« Pourquoi ne pas m’avoir appelé ? Ça fait combien de temps que vous vivez comme ça ? » M. Alizard s’accroupit à nouveau, le front couvert de sueur.

Louise ne lui dit pas que ce studio n’est qu’un antre, une parenthèse où elle vient cacher son épuisement. C’est ailleurs qu’elle vit. Tous les jours, elle prend une douche dans l’appartement de Myriam et de Paul. Elle se déshabille dans leur chambre et elle pose délicatement ses vêtements sur le lit du couple. Puis elle traverse, nue, le salon pour atteindre la salle de bains. Adam est assis par terre

et elle passe devant lui. Elle regarde l’enfant balbutiant et elle sait qu’il ne trahira pas son secret. Il ne dira rien du corps de Louise, de sa blancheur de statue, de ses seins de nacre, qui ont si peu connu le soleil.

Elle ne ferme pas la porte de la salle de bains pour pouvoir entendre l’enfant. Elle allume l’eau et elle reste immobile longtemps, aussi longtemps qu’elle peut, sous le jet brûlant. Elle ne se rhabille pas tout de suite. Elle enfonce ses doigts dans les pots de crème que Myriam accumule et elle masse ses mollets, ses cuisses, ses bras. Elle marche pieds nus dans l’appartement, le corps entouré d’une serviette blanche. Sa serviette, qu’elle cache tous les jours sous une pile dans un placard. Sa serviette à elle.

« Vous avez constaté le problème et vous n’avez pas essayé de le régler ? Vous préférez vivre comme les Roms ? »

Ce studio, en banlieue, il l’a gardé par sentimentalisme. Accroupi devant la douche, Alizard dramatise. Il sou e, en rajoute, porte ses mains à son front. Il tâte la mousse noire du bout des doigts et secoue la tête, comme s’il était le seul à mesurer la gravité de la situation. À haute voix, il évalue le prix de la réparation. « Ça va faire dans les huit cents euros. Au moins. » Il étale sa science du bricolage, utilise des mots techniques, prétend qu’il en aura pour plus de quinze jours à réparer ce désastre. Il cherche à impressionner la petite femme blonde qui ne dit toujours rien.

« Elle peut s’asseoir sur sa caution », pense-t-il. À l’époque, il avait insisté pour qu’elle lui verse deux mois de loyer, à titre de garantie. « C’est triste à dire, mais on ne peut pas faire con ance aux

gens. » De mémoire de propriétaire, il n’a jamais eu à restituer cette somme. Personne n’est assez précautionneux : il y a toujours quelque chose à trouver, un défaut à mettre en lumière, une tache quelque part, une éraflure.

Alizard a le sens des a aires. Pendant trente ans, il a conduit un poids lourd entre la France et la Pologne. Il dormait dans sa cabine, mangeait à peine, résistait à la moindre tentation. Il mentait sur son temps de repos, se consolait de tout en calculant l’argent qu’il n’avait pas dépensé, satisfait de lui-même, d’être capable de s’in iger de tels sacrifices en prévision d’une fortune future.

Année après année, il a acquis des studios dans la banlieue parisienne et les a rénovés. Il les loue, pour un prix exorbitant, à des gens qui n’ont pas d’autre choix. À la n de chaque mois, il fait le tour de ses propriétés pour récolter son loyer. Il passe la tête à travers l’embrasure des portes, parfois il s’impose, il entre, pour

« jeter un œil », pour « s’assurer que tout va bien ». Il pose des questions indiscrètes auxquelles les locataires répondent de mauvaise grâce, priant pour qu’il s’en aille, qu’il sorte de leur cuisine, qu’il ôte son nez de leur placard. Mais il reste là et on nit par lui proposer quelque chose à boire, qu’il accepte et qu’il sirote lentement. Il parle de son mal de dos — « trente ans à conduire un camion, ça vous broie » —, il fait la conversation.

Il aime louer aux femmes, qu’il trouve plus soigneuses et qui font moins d’histoires. Il favorise les étudiantes, les mères célibataires, les divorcées mais pas les vieilles qui s’installent et ne paient plus, tout ça parce qu’elles ont la loi pour elles. Et puis Louise est arrivée, avec son sourire triste, ses cheveux blonds, son air perdu. Elle était recommandée par une ancienne locataire d’Alizard, une in rmière de

l’hôpital Henri-Mondor qui avait toujours payé son loyer à l’heure.

Foutu sentimentalisme. Cette Louise n’avait personne. Pas d’enfants et un mari mort et enterré. Elle se tenait là, devant lui, une liasse de billets dans la main et il l’a trouvée jolie, élégante dans son chemisier à col Claudine. Elle le regardait, docile, pleine de gratitude.

Elle a chuchoté : « J’ai été très malade » et à cet instant, il brûlait d’envie de lui poser des questions, de lui demander ce qu’elle avait fait depuis la mort de son mari, d’où elle venait et de quel mal elle avait sou ert. Mais elle ne lui en a pas laissé le temps. Elle a dit : « Je viens de trouver un emploi, à Paris, dans une famille très bien. » Et la conversation s’est arrêtée là.

À présent, Bertrand Alizard a envie de se débarrasser de cette locataire mutique et négligente. Il n’est plus dupe. Il ne supporte plus ses excuses, ses manières fuyantes, ses retards de paiement. Il ne sait pas pourquoi mais la vue de Louise lui donne des frissons. Quelque chose en elle le dégoûte ; ce sourire énigmatique, ce maquillage outré, cette façon qu’elle a de le regarder de haut et de ne pas desserrer les lèvres. Jamais elle n’a répondu à un de ses sourires. Jamais elle n’a fait l’e ort de remarquer qu’il avait mis une nouvelle veste et qu’il avait coiffé sur le côté sa triste mèche de cheveux roux.

Alizard se dirige vers l’évier. Il se lave les mains et il dit : « Je reviendrai dans huit jours avec du matériel et un ouvrier pour les travaux. Vous devriez terminer d’emballer vos cartons. »

Louise emmène les enfants en promenade. Ils passent de longs après-midi au square, où les arbres ont été taillés, où la pelouse qui a reverdi s’o re aux étudiants du quartier. Autour des balançoires, les enfants sont heureux de se retrouver même s’ils ignorent, la plupart du temps, le nom des uns et des autres. Pour eux, rien d’autre n’a d’importance que ce nouveau déguisement, ce jouet tout neuf, cette poussette miniature dans laquelle une petite fille a lové son bébé.

Louise ne s’est fait qu’une amie dans le quartier. À part Wafa, elle ne parle avec personne. Elle se contente de sourires polis, de signes discrets de la main. Quand elle est arrivée, les autres nounous du square ont gardé leurs distances. Louise jouait les duègnes, les intendantes, les nurses anglaises. Ses collègues lui reprochaient ses airs hautains et ses manières ridicules de dame du monde. Elle passait pour une donneuse de leçons, elle qui n’avait pas la décence de regarder ailleurs quand des nounous, le téléphone collé à l’oreille, oubliaient de tenir la main des enfants pour traverser la rue. Il lui est même arrivé de réprimander ostensiblement des petits que personne ne surveillait et qui volaient les jouets des autres ou tombaient d’une rambarde.

Les mois ont passé et sur ces bancs, des heures durant, les

nounous ont appris à se connaître, presque malgré elles, comme les collègues d’un bureau à ciel ouvert. Tous les jours après l’école elles se voient, se croisent dans les supermarchés, chez le pédiatre ou au manège de la petite place. Louise a retenu certains prénoms ou leurs pays d’origine. Elle sait dans quels immeubles elles travaillent, le métier qu’exercent leurs patrons. Assise sous le rosier qui n’a euri qu’à moitié, elle écoute les interminables conversations téléphoniques que ces femmes tiennent en grignotant la fin d’un biscuit au chocolat.

Autour du toboggan et du bac à sable résonnent des notes de baoulé, de dioula, d’arabe et d’hindi, des mots d’amour sont prononcés en lipino ou en russe. Des langues du bout du monde contaminent le babil des enfants qui en apprennent des bribes que leurs parents, enchantés, leur font répéter. « Il parle l’arabe, je t’assure, écoute-le. » Puis avec les années, les enfants oublient et tandis que s’e acent le visage et la voix de la nounou à présent disparue, plus personne dans la maison ne se souvient de la façon de dire « maman » en lingala ou du nom de ces repas exotiques que la gentille nounou préparait. « Ce ragoût de viande, comment appelait-elle ça déjà ? »

Autour des enfants, qui tous se ressemblent, qui portent souvent les mêmes vêtements achetés dans les mêmes enseignes et sur l’étiquette desquels les mères ont pris soin d’écrire leurs noms pour éviter toute confusion, s’agite cette nuée de femmes. Il y a les jeunes lles voilées de noir, qui doivent être encore plus ponctuelles, plus douces, plus propres que les autres. Il y a celles qui changent de perruque toutes les semaines. Les Philippines qui supplient, en anglais, les enfants de ne pas sauter dans les aques. Il y a les anciennes, qui connaissent le quartier depuis des années, qui tutoient

la directrice d’école, celles qui rencontrent dans la rue des adolescents qu’elles ont un jour élevés et se persuadent qu’ils les ont reconnues, que s’ils n’ont pas dit bonjour c’est par timidité. Il y a les nouvelles, qui travaillent quelques mois et puis qui disparaissent sans dire au revoir, laissant derrière elles courir des rumeurs et des soupçons.

De Louise, les nounous savent peu de chose. Même Wafa, qui semble pourtant la connaître, s’est montrée discrète sur la vie de son amie. Elles ont bien essayé de lui poser des questions. La nounou blanche les intrigue. Combien de fois des parents l’ont-ils prise pour étalon, vantant ses qualités de cuisinière, sa disponibilité totale, évoquant l’entière con ance que Myriam lui voue ? Elles se demandent qui est cette femme si frêle et si parfaite. Chez qui a-t-elle travaillé avant de venir ici ? Dans quel quartier de Paris ? Est-elle mariée ? A-t-elle des enfants qu’elle retrouve le soir, après le travail ?

Ses patrons sont-ils justes avec elle ?

Are sens