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Add to favorite "Chanson Douce" de Leïla Slimani 📕 📕 📕

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Paul et Myriam appellent des amis, des collègues, leur famille.

Quelqu’un nit par leur donner le numéro d’une étudiante « qui peut dépanner » et qui, par chance, accepte de se déplacer immédiatement. La jeune lle, une jolie blonde de vingt ans, n’inspire pas con ance à Myriam. En entrant dans l’appartement, elle ôte lentement ses bottines à talons. Myriam remarque qu’elle a un a reux tatouage dans le cou. Aux recommandations de Myriam, elle répond « Oui » sans avoir l’air de rien comprendre, comme pour se débarrasser de cette patronne nerveuse et insistante. Avec Mila, qui somnole sur le canapé, elle surjoue la complicité. Elle mime l’inquiétude maternelle, elle qui n’a même pas fini d’être une enfant.

Mais c’est le soir, quand elle rentre chez elle, que Myriam est le plus accablée. L’appartement est dans un désordre immonde. Des jouets traînent partout dans le salon. La vaisselle sale a été jetée dans l’évier. De la purée de carottes a séché sur la petite table. La jeune lle se lève, soulagée comme un prisonnier qu’on libère de l’étau de sa cellule. Elle empoche les billets et court vers la porte, son portable à la main. Plus tard, Myriam découvre sur le balcon une dizaine de mégots de cigarettes roulées et sur la commode bleue, dans la chambre des enfants, une glace au chocolat qui a fondu, abîmant la

peinture du meuble.

Pendant trois jours, Louise fait des cauchemars. Elle ne sombre pas dans le sommeil mais dans une léthargie perverse, où ses idées se brouillent, où son malaise s’ampli e. La nuit, elle est habitée par un hurlement intérieur qui lui déchire les entrailles. La chemise collée au torse, les dents qui grincent, elle creuse le matelas du canapé-lit. Elle a l’impression que son visage est maintenu sous le talon d’une botte, que sa bouche est pleine de terre. Ses hanches s’agitent comme la queue d’un têtard. Elle est totalement épuisée. Elle se réveille pour boire et aller aux toilettes, et retourne dans sa niche.

Elle émerge du sommeil comme on remonte des profondeurs, quand on a nagé trop loin, que l’oxygène manque, que l’eau n’est plus qu’un magma noir et gluant et qu’on prie pour avoir assez d’air encore, assez de force pour regagner la surface et prendre une vorace inspiration.

Dans son petit carnet à la couverture eurie, elle a noté le terme qu’avait utilisé un médecin de l’hôpital Henri-Mondor. « Mélancolie délirante ». Louise avait trouvé ça beau et dans sa tristesse s’était subitement introduite une touche de poésie, une évasion. Elle l’a noté, de son écriture étrange, faite de majuscules tordues et appuyées. Sur les feuilles de ce petit carnet, les mots ressemblent à

ces branlants édi ces en bois qu’Adam construit pour le seul plaisir de les voir s’écrouler.

Pour la première fois, elle pense à la vieillesse. Au corps qui se met à dérailler, aux gestes qui font mal jusqu’au fond des os. Aux frais médicaux qui grossissent. Et puis l’angoisse d’une vieillesse morbide, couchée, malade, dans l’appartement aux vitres sales. C’est devenu une obsession. Elle hait cet endroit. L’odeur de la moisissure qui s’échappe de la cabine de douche l’obsède. Elle la sent jusque dans sa bouche. Tous les joints, tous les interstices se sont remplis de mousse verdâtre et elle a beau les gratter avec rage, elle renaît dans la nuit, plus dense que jamais.

Une haine monte en elle. Une haine qui vient contrarier ses élans serviles et son optimisme enfantin. Une haine qui brouille tout. Elle est absorbée dans un rêve triste et confus. Hantée par l’impression d’avoir trop vu, trop entendu de l’intimité des autres, d’une intimité à laquelle elle n’a jamais eu droit. Elle n’a jamais eu de chambre à elle.

Après deux nuits d’angoisse, elle se sent prête à reprendre le travail. Elle a maigri et son visage de petite lle, pâle et creusé, s’est allongé comme sous les coups. Elle se coi e, se maquille. Elle se calme à coups d’ombre à paupières mauve.

À 7 h 30, elle ouvre la porte de l’appartement rue d’Hauteville.

Mila, dans son pyjama bleu, court vers la nounou. Elle lui saute dans les bras. Elle dit : « Louise, c’est toi ! Tu es revenue ! »

Dans les bras de sa mère, Adam se débat. Il a entendu la voix de Louise, il a reconnu son odeur de talc, le bruit léger de son pas sur le

parquet. Il pousse de ses petites mains le torse de sa mère qui, souriante, offre son enfant à la tendresse de Louise.

Dans le frigidaire de Myriam, il y a des boîtes. De toutes petites boîtes, posées les unes sur les autres. Il y a des bols, recouverts de papier aluminium. Sur les étagères en plastique, on trouve de petits morceaux de citron, un bout défraîchi de concombre, un quart d’oignon dont l’odeur envahit la cuisine dès qu’on ouvre la porte du frigo. Un morceau de fromage, dont il ne reste que de la croûte.

Dans les boîtes, Myriam trouve quelques petits pois qui ont perdu leur rondeur et leur vert éclatant. Trois pâtes. Une cuillerée de bouillie. Un e loché de dinde qui ne nourrirait pas un moineau mais que Louise a quand même pris le soin de ranger.

C’est, pour Paul et Myriam, un sujet de plaisanteries. Cette lubie de Louise, cette phobie de jeter la nourriture, commence par les faire rire. La nounou racle les boîtes de conserve, elle fait lécher les pots de yaourt aux enfants. Ses employeurs trouvent cela ridicule et touchant.

Paul se moque de Myriam quand elle descend, en pleine nuit, les poubelles qui contiennent des restes non consommés ou un jouet de Mila qu’ils n’ont pas le courage de réparer. « Tu as peur de te faire gronder par Louise, reconnais-le ! » et il la poursuit dans la cage d’escalier en riant.

Ils s’amusent de voir Louise étudier avec une grande concentration les prospectus déposés dans la boîte aux lettres par les enseignes du quartier et qu’ils ont, machinalement, l’habitude de jeter. La nounou collectionne les bons de réduction qu’elle présente èrement à Myriam et cette dernière a honte de trouver ça idiot.

D’ailleurs Myriam prend Louise pour exemple devant son mari et ses enfants. « Louise a raison. C’est nul de gaspiller. Il y a des enfants qui n’ont rien à manger. »

Mais au bout de quelques mois, cette manie devient un sujet de tensions. Myriam reproche à Louise ses obsessions. Elle se plaint de la rigidité de la nounou, de sa paranoïa. « Qu’elle fouille dans la poubelle après tout, je n’ai pas de comptes à lui rendre », a rme-telle à un Paul convaincu qu’il faut s’émanciper du pouvoir de Louise.

Myriam se montre ferme. Elle interdit à Louise de donner aux enfants des produits périmés. « Oui, même périmés d’un jour. C’est tout, ça ne se discute pas. »

Un soir, alors que Louise se remet à peine de sa maladie, Myriam rentre tard. L’appartement est plongé dans le noir et Louise attend derrière la porte, son manteau sur le dos et son sac à la main. Elle dit à peine au revoir et se précipite dans l’ascenseur. Myriam est trop fatiguée pour réfléchir ou pour s’en émouvoir.

« Louise fait la tête. Et après ? »

Elle pourrait se jeter sur le canapé et s’endormir, tout habillée, ses chaussures encore aux pieds. Mais elle se dirige vers la cuisine, pour se servir un verre de vin. Elle a envie de s’asseoir un instant dans le salon, de boire un verre de vin blanc très froid, de se détendre

en fumant une cigarette. Si elle n’avait pas peur de réveiller les enfants, elle prendrait même un bain.

Elle entre dans la cuisine et allume la lumière. La pièce a l’air encore plus propre que d’habitude. Il y otte une forte odeur de savon. La porte du frigidaire a été nettoyée. Rien ne traîne sur le plan de travail. La hotte ne porte aucune trace de graisse, les poignées des placards ont été passées à l’éponge. Et la vitre, en face d’elle, est d’une propreté éclatante.

Myriam s’apprête à ouvrir le frigidaire quand elle la voit. Là, au centre de la petite table où mangent les enfants et leur nounou. Une carcasse de poulet est posée sur une assiette. Une carcasse luisante, sur laquelle ne reste pas le moindre bout de chair, pas la plus petite trace de viande. On dirait qu’un vautour l’a rongée ou un insecte entêté, minutieux. Une mauvaise bête en tout cas.

Elle xe le squelette marron, son échine ronde, ses os pointus, la colonne vertébrale lisse et nette. Les cuisses ont été arrachées mais les ailes, tordues, sont encore là, les articulations distendues, prêtes à rompre. Le cartilage luisant, jaunâtre, ressemble à du pus séché. À

travers les trous, entre les petits os, Myriam voit l’intérieur vide du thorax, noir et exsangue. Il n’y a plus de viande, plus d’organes, rien de putrescible sur ce squelette, et pourtant, il semble à Myriam que c’est une charogne, un immonde cadavre qui continue de pourrir sous ses yeux, là, dans sa cuisine.

Elle en est sûre, elle a jeté le poulet ce matin même. La viande n’était plus consommable, elle allait ainsi éviter à ses enfants d’être malades. Elle se souvient très bien qu’elle a secoué le plat au-dessus du sac-poubelle et que la bête est tombée, entourée de graisse gélatineuse. Elle s’est écrasée dans un bruit sourd au fond de la

corbeille et Myriam a dit « beurk ». Cette odeur, au petit matin, l’a écœurée.

Myriam s’approche de la bête qu’elle n’ose pas toucher. Cela ne peut pas être une erreur, un oubli de Louise. Encore moins une plaisanterie. Non, la carcasse sent le liquide vaisselle à l’amande douce. Louise l’a lavée à grande eau, elle l’a nettoyée et elle l’a posée là comme une vengeance, comme un totem maléfique.

Plus tard, Mila a tout raconté à sa mère. Elle riait, elle sautait en expliquant comment Louise leur avait appris à manger avec les doigts. Debout sur leurs chaises, Adam et elle ont gratté les os. La viande était sèche et Louise les a autorisés à boire de grands verres de Fanta en mangeant, pour ne pas s’étou er. Elle était très attentive à ne pas abîmer le squelette et elle ne quittait pas la bête des yeux. Elle leur a dit que c’était un jeu et qu’elle les récompenserait s’ils suivaient très attentivement les règles. Et à la fin, pour une fois, ils ont eu droit à deux bonbons acidulés.

Hector Rouvier

Dix ans ont passé, mais Hector Rouvier se rappelle parfaitement les mains de Louise. C’est ce qu’il touchait le plus souvent, ses mains. Elles avaient une odeur de pétales écrasés et ses ongles étaient toujours vernis. Hector les serrait, les tenait contre lui, il les sentait sur sa nuque quand il regardait un lm à la télévision. Les mains de Louise plongeaient dans l’eau chaude et frottaient le corps maigre d’Hector. Elles faisaient mousser le savon dans ses cheveux, glissaient sous ses aisselles, lavaient son sexe, son ventre, ses fesses.

Couché sur son lit, le visage enfoncé dans l’oreiller, il soulevait le haut de son pyjama pour signi er à Louise qu’il attendait ses caresses. Du bout des ongles, elles parcouraient le dos de l’enfant dont la peau s’alarmait, frissonnait, et il s’endormait, apaisé et un peu honteux, devinant vaguement l’étrange excitation dans laquelle les doigts de Louise l’avaient plongé.

Sur le chemin de l’école, Hector serrait très fort les mains de sa nounou. Plus il grandissait, plus ses paumes s’élargissaient et plus il craignait de broyer les os de Louise, ses os de biscuit et de porcelaine. Les phalanges de la nounou craquaient dans la paume de

l’enfant et parfois, Hector pensait que c’était lui qui donnait la main à Louise et lui faisait traverser la rue.

Louise n’a jamais été dure, non. Il ne se souvient pas de l’avoir vue se mettre en colère. Il en est certain, elle n’a jamais porté la main sur lui. Il a gardé d’elle des images oues, informes, malgré les années passées auprès d’elle. Le visage de Louise lui semble lointain, il n’est pas sûr qu’il la reconnaîtrait aujourd’hui s’il la croisait par hasard dans la rue. Mais le contact de sa joue, molle et douce ; l’odeur de sa poudre, qu’elle appliquait matin et soir ; la sensation de ses collants beiges contre son visage d’enfant ; la façon étrange qu’elle avait de l’embrasser, y mettant parfois les dents, le mordillant comme pour lui signi er la sauvagerie soudaine de son amour, son désir de le posséder tout entier. De tout cela, oui, il se souvient.

Il n’a pas oublié, non plus, ses talents de pâtissière. Les gâteaux qu’elle apportait devant l’école et la façon dont elle se réjouissait de la gourmandise du petit garçon. Le goût de sa sauce tomate, sa façon de poivrer les steaks qu’elle cuisait à peine, sa crème aux champignons sont des souvenirs qu’il convoque souvent. Une mythologie liée à l’enfance, au monde d’avant les repas surgelés devant l’écran de son ordinateur.

Il se souvient aussi, ou plutôt il croit se souvenir, qu’elle était d’une patience in nie avec lui. Avec ses parents, la cérémonie du coucher tournait souvent mal. Anne Rouvier, sa mère, perdait patience quand Hector pleurait, suppliait de laisser la porte ouverte, demandait une autre histoire, un verre d’eau, jurait qu’il avait vu un monstre, qu’il avait encore faim.

« Moi aussi, lui avait avoué Louise, j’ai peur de m’endormir. »

Elle avait de l’indulgence pour les cauchemars et elle était capable de

lui caresser les tempes pendant des heures et d’accompagner, de ses longs doigts qui sentaient la rose, sa route vers le sommeil. Elle avait convaincu sa patronne de laisser une lampe allumée dans la chambre de l’enfant. « On n’a pas besoin de lui infliger une telle terreur. »

Oui, son départ a été une déchirure. Elle lui a manqué, atrocement, et il a détesté la jeune lle qui l’a remplacée, une étudiante qui venait le chercher à l’école, qui lui parlait anglais et qui, comme le disait sa mère, « le stimulait intellectuellement ». Il en a voulu à Louise d’avoir déserté, de n’avoir pas tenu les promesses en ammées qu’elle avait faites, d’avoir trahi les serments de tendresse éternelle, après avoir juré qu’il était le seul et que personne ne pourrait le remplacer. Un jour, elle n’a plus été là et Hector n’a pas osé poser de questions. Il n’a pas su pleurer cette femme qui l’avait quitté car malgré ses huit ans, il avait l’intuition que cet amour-là était risible, qu’on se moquerait de lui et que ceux qui s’apitoyaient faisaient un peu semblant.

Hector baisse la tête. Il se tait. Sa mère est assise sur une chaise, à côté de lui, et elle pose sa main sur son épaule. Elle lui dit : « C’est bien, mon chéri. » Mais Anne est agitée. Elle a, face aux policiers, des regards de coupable. Elle cherche quelque chose à avouer, une faute qu’elle aurait commise il y a longtemps et qu’ils voudraient lui faire payer. Elle a toujours été comme ça, innocente et paranoïaque. Elle n’a jamais passé une douane sans transpirer. Un jour, elle a sou é, sobre et enceinte, dans un éthylotest persuadée qu’elle se ferait arrêter.

Le capitaine, une jolie femme dont les épais cheveux bruns sont

retenus en queue-de-cheval, s’assoit sur son bureau, face à eux. Elle demande à Anne comment elle est entrée en contact avec Louise et les raisons qui l’ont poussée à l’engager comme nounou pour ses enfants. Anne répond calmement. Elle ne veut qu’une chose, satisfaire la policière, la mettre sur une piste et, surtout, savoir de quoi Louise est accusée.

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