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— Non, ça ira, merci », répond sèchement Paul.

Derrière lui, Myriam garde les yeux baissés. Elle a porté sa main à ses lèvres. « Louise, nous avons reçu un courrier qui nous a mis dans l’embarras. Je dois vous avouer que nous sommes très contrariés par ce que nous avons appris. Il y a des choses qu’on ne peut pas tolérer. »

Il a parlé sans reprendre son sou e, le regard xé sur l’enveloppe qu’il tient entre les mains.

Louise arrête de respirer. Elle ne sent même plus sa langue et doit se mordre la lèvre pour ne pas pleurer. Elle voudrait faire comme les enfants, se boucher les oreilles, crier, se rouler par terre, tout, pourvu qu’ils n’aient pas cette conversation. Elle essaie d’identi er le courrier que Paul tient entre ses doigts mais elle ne voit rien, ni l’adresse ni le contenu.

D’un coup, elle se persuade que la lettre vient de Mme Grinberg.

La vieille harpie l’a sans doute épiée en l’absence de Paul et de Myriam et maintenant elle joue les corbeaux. Elle a écrit une lettre de dénonciation, elle crache ses calomnies pour se distraire de sa solitude. Elle a raconté, c’est certain, que Louise a passé les vacances ici. Qu’elle a reçu Wafa. Si ça se trouve, elle ne l’a même pas signée, cette lettre, pour ajouter au mystère et à la méchanceté. Et puis elle a sans doute inventé des choses, elle a couché sur le papier ses fantasmes de petite vieille, ses délires séniles et lubriques. Louise ne le supportera pas. Non, elle ne supportera pas le regard de Myriam, le regard dégoûté de sa patronne qui croira qu’elle a dormi dans leur lit, qu’elle s’est moquée d’eux.

Louise s’est raidie. Ses doigts sont crispés par la haine et elle cache ses mains sous ses genoux pour en dissimuler le tremblement.

Son visage et sa gorge sont blêmes. Elle passe ses mains dans ses cheveux dans un geste de rage. Paul, qui attendait une réaction, poursuit.

« Cette lettre vient du Trésor public, Louise. Ils nous demandent de saisir sur votre salaire la somme que vous leur devez, apparemment depuis des mois. Vous n’avez jamais répondu à aucune lettre de relance ! »

Paul jurerait avoir perçu du soulagement dans le regard de la

nounou.

« Je me rends bien compte que le procédé est très humiliant pour vous mais ce n’est pas agréable pour nous non plus, figurez-vous. »

Paul tend la lettre à Louise, qui reste immobile.

« Regardez. »

Louise saisit l’enveloppe et en extrait la feuille, les mains moites, tremblantes. Sa vision est brouillée, elle fait semblant de lire mais elle n’y comprend rien.

« S’ils en arrivent là, c’est en dernier recours, vous comprenez ?

Vous ne pouvez pas vous montrer aussi négligente, explique Myriam.

— Je suis désolée, dit-elle. Je suis désolée, Myriam. Je vais arranger ça, je vous le promets.

— Je peux vous aider si vous en avez besoin. Il faudrait m’apporter tous les documents pour qu’on puisse trouver une solution. »

Louise se frotte la joue, la paume ouverte, le regard perdu. Elle sait qu’il faudrait dire quelque chose. Elle aimerait prendre Myriam dans ses bras, la serrer, demander de l’aide. Elle voudrait lui dire qu’elle est seule, si seule, et que tant de choses sont arrivées, tant de choses qu’elle n’a pas pu raconter mais qu’à elle, elle voudrait dire.

Elle est confuse, tremblante. Elle ne sait pas comment se comporter.

Louise fait bonne gure. Elle plaide le malentendu. Invoque une histoire de changement d’adresse. Elle rejette la faute sur Jacques, son mari, qui était si peu prévoyant et si secret. Elle nie, contre la réalité, contre l’évidence. Son discours est si confus et si pathétique que Paul lève les yeux au ciel.

« D’accord, d’accord. Ce sont vos a aires, alors réglez-les. Je ne veux plus jamais recevoir ce type de courrier. »

Les lettres l’ont suivie de la maison de Jacques jusqu’à son studio et, pour nir, ici, dans son domaine, dans cette maison qui ne tient que par elle. Ils ont envoyé ici les factures impayées pour le traitement de Jacques, la taxe d’habitation majorée et d’autres arriérés de crédit dont Louise ignore à quoi ils correspondent. Elle a pensé naïvement qu’ils niraient par abandonner face à son silence.

Qu’elle devait faire la morte, elle qui de toute façon ne représente rien, ne possède rien. Qu’est-ce que ça peut leur faire ? Qu’ont-ils besoin de la traquer ?

Les lettres, elle sait où elles sont. Un tas d’enveloppes qu’elle n’a pas jetées, qui sont posées sous le compteur électrique. Elle voudrait y mettre le feu. De toute façon elle ne comprend rien à ces phrases interminables, à ces tableaux qui s’étalent sur des pages, à ces colonnes de chi res dont le montant ne cesse de grossir. Comme quand elle aidait Stéphanie à faire ses devoirs. Elle faisait des dictées.

Elle essayait de l’aider à résoudre des problèmes de mathématiques.

Sa lle se moquait d’elle en riant : « Qu’est-ce que tu y connais de toute façon ? Tu es nulle. »

Ce soir-là, après avoir mis les enfants en pyjama, Louise s’attarde dans leur chambre. Myriam l’attend dans l’entrée, droite. « Vous pouvez y aller maintenant. Nous nous verrons demain. » Louise voudrait tellement rester. Dormir là, au pied du lit de Mila. Elle ne ferait pas de bruit, elle ne dérangerait personne. Louise ne veut pas retourner dans son studio. Chaque soir, elle rentre un peu plus tard

et elle marche dans la rue, les yeux baissés, son écharpe relevée jusqu’au menton. Elle a peur de rencontrer son propriétaire, un vieux type aux cheveux roux et aux yeux injectés de sang. Un radin qui ne lui a fait con ance que « parce que louer à une Blanche dans ce quartier, c’est quasiment inespéré ». Il doit le regretter maintenant.

Dans le RER, elle serre les dents pour s’empêcher de pleurer.

Une pluie glaciale, insidieuse, imprègne son manteau, ses cheveux.

De lourdes gouttes tombent des porches, glissent sur son cou, la font frissonner. Arrivée au coin de sa rue, pourtant déserte, elle sent qu’on l’observe. Elle se retourne, mais il n’y a personne. Puis, dans la pénombre, entre deux voitures, elle aperçoit un homme, accroupi.

Elle voit ses deux cuisses nues, ses mains énormes posées sur ses genoux. Une main tient un journal. Il la regarde. Il n’a l’air ni hostile ni gêné. Elle recule, prise d’une atroce nausée. Elle a envie de hurler, de prendre quelqu’un à témoin. Un homme chie dans sa rue, sous son nez. Un homme qui apparemment n’a même plus honte et doit avoir l’habitude de faire ses besoins sans pudeur et sans dignité.

Louise court jusqu’à la porte de son immeuble et monte les escaliers en tremblant. Elle range tout. Elle change ses draps. Elle voudrait se laver, rester longtemps sous un jet d’eau chaude pour se réchau er, mais il y a quelques jours la douche s’est a aissée et elle est inutilisable. Sous la vasque, le bois, pourri, a cédé et la douche s’est quasiment écroulée. Depuis elle se lave dans l’évier, avec un gant. Elle s’est fait un shampooing il y a trois jours, assise sur la chaise en formica.

Couchée dans son lit, elle ne parvient pas à dormir. Elle n’arrête pas de penser à cet homme dans l’ombre. Elle ne peut pas

s’empêcher d’imaginer que bientôt, c’est d’elle qu’il s’agira. Qu’elle se retrouvera dans la rue. Que même cet appartement immonde, elle sera obligée de le quitter et qu’elle chiera dans la rue, comme un animal.

Le lendemain matin, Louise ne réussit pas à se lever. Toute la nuit, elle a eu de la èvre, au point de claquer des dents. Sa gorge est gon ée, pleine d’aphtes. Même sa salive lui paraît impossible à avaler. Il est à peine 7 h 30 quand le téléphone se met à sonner. Elle ne répond pas. Elle voit pourtant le nom de Myriam s’a cher sur l’écran. Elle ouvre les yeux, tend le bras vers l’appareil et raccroche.

Elle enfonce son visage dans l’oreiller.

Le téléphone sonne à nouveau.

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