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Add to favorite "Chanson Douce" de Leïla Slimani 📕 📕 📕

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Même à Paul elle n’a pas su dire à quel point elle avait honte. À quel point elle se sentait mourir de n’avoir rien d’autre à raconter que les pitreries des enfants et les conversations entre des inconnus qu’elle épiait au supermarché. Elle s’est mise à refuser toutes les invitations à dîner, à ne plus répondre aux appels de ses amis. Elle se mé ait surtout des femmes, qui pouvaient se montrer si cruelles. Elle avait envie d’étrangler celles qui faisaient semblant de l’admirer ou, pire, de l’envier. Elle ne pouvait plus supporter de les écouter se plaindre de leur travail, de ne pas assez voir leurs enfants. Plus que tout, elle craignait les inconnus. Ceux qui demandaient innocemment ce qu’elle faisait comme métier et qui se détournaient à l’évocation d’une vie au foyer.

Un jour, en faisant ses courses au Monoprix du boulevard Saint-Denis, elle s’est aperçue qu’elle avait sans le vouloir subtilisé des chaussettes pour enfants, oubliées dans la poussette. Elle était à quelques mètres de chez elle et elle aurait pu retourner au magasin pour les rendre, mais elle y a renoncé. Elle ne l’a pas raconté à Paul.

Cela n’avait aucun intérêt, et pourtant elle ne pouvait s’empêcher d’y

penser. Régulièrement après cet épisode, elle se rendait au Monoprix et cachait dans la poussette de son ls un shampooing, une crème ou un rouge à lèvres qu’elle ne mettrait jamais. Elle savait très bien que, si on l’arrêtait, il lui su rait de jouer le rôle de la mère débordée et qu’on croirait sans doute à sa bonne foi. Ces vols ridicules la mettaient en transe. Elle riait toute seule dans la rue, avec l’impression de se jouer du monde entier.

Quand elle a rencontré Pascal par hasard, elle a vu cela comme un signe. Son ancien camarade de la faculté de droit ne l’a pas tout de suite reconnue : elle portait un pantalon trop large, des bottes usées et avait attaché en chignon ses cheveux sales. Elle était debout, face au manège dont Mila refusait de descendre. « C’est le dernier tour », répétait-elle chaque fois que sa lle, agrippée à son cheval, passait devant elle et lui faisait signe. Elle a levé les yeux : Pascal lui souriait, les bras écartés pour signi er sa joie et sa surprise. Elle lui a rendu son sourire, les mains cramponnées à la poussette. Pascal n’avait pas beaucoup de temps, mais par chance son rendez-vous était à deux pas de chez Myriam. « Je devais rentrer de toute façon.

On marche ensemble ? » lui a-t-elle proposé.

Myriam s’est jetée sur Mila, qui a poussé des cris stridents. Elle refusait d’avancer et Myriam s’entêtait à sourire, à faire semblant de maîtriser la situation. Elle n’arrêtait pas de penser au vieux pull qu’elle portait sous son manteau et dont Pascal avait dû apercevoir le col élimé. Frénétiquement, elle passait sa main sur ses tempes, comme si cela pouvait su re à remettre de l’ordre dans ses cheveux secs et emmêlés. Pascal avait l’air de ne se rendre compte de rien. Il

lui a parlé du cabinet qu’il avait monté avec deux copains de promotion, des di cultés et des joies de se mettre à son compte. Elle buvait ses paroles. Mila n’arrêtait pas de l’interrompre et Myriam aurait tout donné pour la faire taire. Sans lâcher Pascal des yeux, elle a fouillé dans ses poches, dans son sac, pour trouver une sucette, un bonbon, n’importe quoi pour acheter le silence de sa fille.

Pascal a à peine regardé les enfants. Il ne lui a pas demandé leurs prénoms. Même Adam, endormi dans sa poussette, le visage paisible et adorable, n’a pas semblé l’attendrir ni l’émouvoir.

« C’est ici. » Pascal l’a embrassée sur la joue. Il a dit : « J’ai été très heureux de te revoir » et il est entré dans un immeuble dont la lourde porte bleue, en claquant, a fait sursauter Myriam. Elle s’est mise à prier en silence. Là, dans la rue, elle était si désespérée qu’elle aurait pu s’asseoir par terre et pleurer. Elle aurait voulu s’accrocher à la jambe de Pascal, le supplier de l’emmener, de lui laisser sa chance. En rentrant chez elle, elle était totalement abattue. Elle a regardé Mila, qui jouait tranquillement. Elle a donné le bain au bébé et elle s’est dit que ce bonheur-là, ce bonheur simple, muet, carcéral, ne su sait pas à la consoler. Pascal sans doute avait dû se moquer d’elle. Il avait peut-être même appelé d’anciens copains de fac pour leur raconter la vie pathétique de Myriam qui « ne ressemble plus à rien » et qui « n’a pas eu la carrière qu’on pensait ».

Toute la nuit, des conversations imaginaires lui ont rongé l’esprit.

Le lendemain, elle venait à peine de sortir de sa douche quand elle a entendu le signal d’un texto. « Je ne sais pas si tu envisages de reprendre le droit. Si ça t’intéresse, on peut en discuter. » Myriam a failli hurler de joie. Elle s’est mise à sauter dans l’appartement et a embrassé Mila qui disait : « Qu’est-ce qu’il y a, maman ? Pourquoi tu

ris ? » Plus tard, Myriam s’est demandé si Pascal avait perçu son désespoir ou si, tout simplement, il avait considéré que c’était une aubaine de tomber sur Myriam Charfa, l’étudiante la plus sérieuse qu’il ait jamais rencontrée. Peut-être a-t-il pensé qu’il était béni entre tous de pouvoir embaucher une femme comme elle, de la remettre sur le chemin des prétoires.

Myriam en a parlé à Paul et elle a été déçue de sa réaction. Il a haussé les épaules. « Mais je ne savais pas que tu avais envie de travailler. » Ça l’a mise terriblement en colère, plus qu’elle n’aurait dû. La conversation s’est vite envenimée. Elle l’a traité d’égoïste, il a quali é son comportement d’inconséquent. « Tu vas travailler, je veux bien mais comment on fait pour les enfants ? » Il ricanait, tournant d’un coup en ridicule ses ambitions à elle, lui donnant encore plus l’impression qu’elle était bel et bien enfermée dans cet appartement.

Une fois calmés, ils ont patiemment étudié les options. On était n janvier : ce n’était même pas la peine d’espérer trouver une place dans une crèche ou une halte-garderie. Ils ne connaissaient personne à la mairie. Et si elle se remettait à travailler, ils seraient dans la tranche de salaire la plus vicieuse : trop riches pour accéder en urgence à une aide et trop pauvres pour que l’embauche d’une nounou ne représente pas un sacri ce. C’est nalement la solution qu’ils ont choisie, après que Paul a a rmé : « En comptant les heures supplémentaires, la nounou et toi vous gagnerez à peu près la même chose. Mais en n, si tu penses que ça peut t’épanouir... » Elle a gardé de cet échange un goût amer. Elle en a voulu à Paul.

Elle a souhaité faire les choses bien. Pour se rassurer, elle s’est rendue dans une agence qui venait d’ouvrir dans le quartier. Un petit bureau, décoré simplement, et que tenaient deux jeunes femmes d’une trentaine d’années. La devanture, peinte en bleu layette, était ornée d’étoiles et de petits dromadaires dorés. Myriam a sonné. À

travers la vitre, la patronne l’a toisée. Elle s’est levée lentement et a passé la tête dans l’entrebâillement de la porte.

« Oui ?

— Bonjour.

— Vous venez pour vous inscrire ? Il nous faut un dossier complet. Un curriculum vitae et des références signées par vos anciens employeurs.

— Non, pas du tout. Je viens pour mes enfants. Je cherche une nounou. »

Le visage de la lle s’est complètement transformé. Elle a paru contente de recevoir une cliente, et d’autant plus gênée de sa méprise. Mais comment aurait-elle pu croire que cette femme fatiguée, aux cheveux drus et frisés, était la mère de la jolie petite lle qui pleurnichait sur le trottoir ?

La gérante a ouvert un grand catalogue au-dessus duquel Myriam s’est penchée. « Asseyez-vous », lui a-t-elle proposé. Des dizaines de photographies de femmes, pour la plupart africaines ou philippines, dé laient devant les yeux de Myriam. Mila s’en amusait.

Elle disait : « Elle est moche celle-là, non ? » Sa mère la houspillait et le cœur lourd elle revenait vers ces portraits ous ou mal cadrés, où pas une femme ne souriait.

La gérante la dégoûtait. Son hypocrisie, son visage rond et rougeaud, son écharpe élimée autour du cou. Son racisme, évident

tout à l’heure. Tout lui donnait envie de fuir. Myriam lui a serré la main. Elle a promis qu’elle en parlerait à son mari et elle n’est jamais revenue. À la place, elle est allée accrocher elle-même une petite annonce dans les boutiques du quartier. Sur les conseils d’une amie, elle a inondé les sites Internet d’annonces stipulant URGENT. Au bout d’une semaine, ils avaient reçu six appels.

Cette nounou, elle l’attend comme le Sauveur, même si elle est terrorisée à l’idée de laisser ses enfants. Elle sait tout d’eux et voudrait garder ce savoir secret. Elle connaît leurs goûts, leurs manies. Elle devine immédiatement quand l’un d’eux est malade ou triste. Elle ne les a pas quittés des yeux, persuadée que personne ne pourrait les protéger aussi bien qu’elle.

Depuis qu’ils sont nés, elle a peur de tout. Surtout, elle a peur qu’ils meurent. Elle n’en parle jamais, ni à ses amis ni à Paul, mais elle est sûre que tous ont eu ces mêmes pensées. Elle est certaine que, comme elle, il leur est arrivé de regarder leur enfant dormir en se demandant ce que cela leur ferait si ce corps-là était un cadavre, si ces yeux fermés l’étaient pour toujours. Elle n’y peut rien. Des scénarios atroces s’échafaudent en elle, qu’elle balaie en secouant la tête, en récitant des prières, en touchant du bois et la main de Fatma qu’elle a héritée de sa mère. Elle conjure le sort, la maladie, les accidents, les appétits pervers des prédateurs. Elle rêve, la nuit, de leur disparition soudaine, au milieu d’une foule indi érente. Elle crie

« Où sont mes enfants ? » et les gens rient. Ils pensent qu’elle est folle.

« Elle est en retard. Ça commence mal. » Paul s’impatiente. Il se dirige vers la porte d’entrée et regarde à travers le judas. Il est 14 h 15 et la première candidate, une Philippine, n’est toujours pas arrivée.

À 14 h 20, Gigi tape mollement à la porte. Myriam va lui ouvrir.

Elle remarque tout de suite que la femme a de tout petits pieds.

Malgré le froid, elle porte des tennis en tissu et des chaussettes blanches à volants. À près de cinquante ans, elle a des pieds d’enfant.

Elle est assez élégante, les cheveux retenus en une natte qui lui tombe au milieu du dos. Paul lui fait sèchement remarquer son retard et Gigi baisse la tête en marmonnant des excuses. Elle s’exprime très mal en français. Paul se lance sans conviction dans un entretien en anglais. Gigi parle de son expérience. De ses enfants qu’elle a laissés au pays, du plus jeune qu’elle n’a pas vu depuis dix ans. Il ne l’embauchera pas. Il pose quelques questions pour la forme et à 14 h 30, il la raccompagne. « Nous vous rappellerons. Thank you. »

Suit Grace, une Ivoirienne souriante et sans papiers. Caroline, une blonde obèse aux cheveux sales, qui passe l’entretien à se plaindre de son mal de dos et de ses problèmes de circulation veineuse. Malika, une Marocaine d’un certain âge, qui a insisté sur

ses vingt ans de métier et son amour des enfants. Myriam a été très claire. Elle ne veut pas engager une Maghrébine pour garder les petits. « Ce serait bien, essaie de la convaincre Paul. Elle leur parlerait en arabe puisque toi tu ne veux pas le faire. » Mais Myriam s’y refuse absolument. Elle craint que ne s’installe une complicité tacite, une familiarité entre elles deux. Que l’autre se mette à lui faire des remarques en arabe. À lui raconter sa vie et, bientôt, à lui demander mille choses au nom de leur langue et de leur religion communes. Elle s’est toujours mé ée de ce qu’elle appelle la solidarité d’immigrés.

Puis Louise est arrivée. Quand elle raconte ce premier entretien, Myriam adore dire que ce fut une évidence. Comme un coup de foudre amoureux. Elle insiste surtout sur la façon dont sa lle s’est comportée. « C’est elle qui l’a choisie », aime-t-elle à préciser. Mila venait de se réveiller de la sieste, tirée du sommeil par les cris stridents de son frère. Paul est allé chercher le bébé, suivi de près par la petite qui se cachait entre ses jambes. Louise s’est levée. Myriam décrit cette scène encore fascinée par l’assurance de la nounou.

Louise a délicatement pris Adam des bras de son père et elle a fait semblant de ne pas voir Mila. « Où est la princesse ? J’ai cru apercevoir une princesse mais elle a disparu. » Mila s’est mise à rire aux éclats et Louise a continué son jeu, cherchant dans les recoins, sous la table, derrière le canapé, la mystérieuse princesse disparue.

Ils lui posent quelques questions. Louise dit que son mari est mort, que sa lle, Stéphanie, est grande maintenant — « presque vingt ans, c’est incroyable » —, qu’elle est très disponible. Elle tend à

Paul un papier sur lequel sont inscrits les noms de ses anciens employeurs. Elle parle des Rouvier, qui gurent en haut de la liste.

« Je suis restée chez eux longtemps. Ils avaient deux enfants, eux aussi. Deux garçons. » Paul et Myriam sont séduits par Louise, par ses traits lisses, son sourire franc, ses lèvres qui ne tremblent pas.

Elle semble imperturbable. Elle a le regard d’une femme qui peut tout entendre et tout pardonner. Son visage est comme une mer paisible, dont personne ne pourrait soupçonner les abysses.

Le soir même, ils téléphonent au couple dont Louise leur a laissé le numéro. Une femme leur répond, un peu froidement. Quand elle entend le nom de Louise, elle change immédiatement de ton.

« Louise ? Quelle chance vous avez d’être tombés sur elle. Elle a été comme une seconde mère pour mes garçons. Ça a été un vrai crève-cœur quand nous avons dû nous en séparer. Pour tout vous dire, à l’époque, j’ai même songé à faire un troisième enfant pour pouvoir la garder. »

Louise ouvre les volets de son appartement. Il est un peu plus de 5 heures du matin et, dehors, les lampadaires sont encore allumés.

Un homme marche dans la rue, rasant les murs pour éviter la pluie.

L’averse a duré toute la nuit. Le vent a si é dans les tuyaux et habité ses rêves. On dirait que la pluie tombe à l’horizontale pour frapper de plein fouet la façade de l’immeuble et les fenêtres. Louise aime regarder dehors. Juste en face de chez elle, entre deux bâtiments sinistres, il y a une petite maison, entourée d’un jardin broussailleux.

Un jeune couple s’est installé là au début de l’été, des Parisiens dont les enfants jouent à la balançoire et nettoient le potager le dimanche.

Louise se demande ce qu’ils sont venus faire dans ce quartier.

Le manque de sommeil la fait frissonner. Du bout de son ongle, elle gratte le coin de la fenêtre. Elle a beau les nettoyer frénétiquement, deux fois par semaine, les vitres lui paraissent toujours troubles, couvertes de poussière et de traînées noires.

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