— Ton patron ? Arrête ! On travaille ensemble. Nous sommes collègues. » Pascal rit bruyamment en tendant la main à Louise.
Louise s’est assise dans un coin du canapé, ses longs doigts vernis s’agrippant à sa coupe de champagne. Elle est nerveuse comme une étrangère, une exilée qui ne comprend pas la langue parlée autour d’elle. De part et d’autre de la table basse, elle échange avec les autres invités des sourires gênés et bienveillants. On lève son verre, au talent de Myriam, au chanteur de Paul dont quelqu’un fredonne même une mélodie. Ils parlent de leurs métiers, de terrorisme, d’immobilier. Patrick raconte ses projets de vacances au Sri Lanka.
Emma, qui s’est retrouvée à côté de Louise, lui parle de ses enfants. De ça, Louise peut parler. Emma a des inquiétudes qu’elle expose à une Louise rassurante. « J’ai vu ça souvent, ne vous inquiétez pas », répète la nounou. Emma, qui a tant d’angoisses et que personne n’écoute, envie Myriam de pouvoir compter sur cette nounou à tête de sphinx. Emma est une femme douce que seules trahissent ses mains toujours tordues. Elle est souriante mais envieuse. À la fois coquette et atrocement complexée.
Emma habite dans le vingtième arrondissement, dans une partie du quartier où les squats sont transformés en crèche bio. Elle vit dans une petite maison, décorée avec un tel goût qu’on s’y sent presque mal à l’aise. On a l’impression que son salon, débordant de bibelots et de coussins, est plus destiné à susciter la jalousie qu’à ce qu’on s’y prélasse.
« L’école du quartier, c’est la catastrophe. Les enfants crachent par terre. Quand on passe devant, on les entend se traiter de “putes”
et de “pédés”. Alors, je ne dis pas que dans leur école privée personne ne dit “putain”. Mais ils le disent di éremment, vous ne
croyez pas ? Au moins ils savent qu’ils ne doivent le dire qu’entre eux. Ils savent que c’est mal. »
Emma a même entendu dire qu’à l’école publique, celle qui est dans sa rue, des parents déposent leurs enfants, en pyjama, avec plus d’une demi-heure de retard. Qu’une mère voilée a refusé de serrer la main du directeur.
« C’est triste à dire mais Odin aurait été le seul Blanc de sa classe.
Je sais qu’on ne devrait pas renoncer, mais je me vois mal gérer le jour où il rentrera à la maison en invoquant Dieu et en parlant l’arabe. » Myriam lui sourit. « Tu vois ce que je veux dire, non ? »
Ils se lèvent en riant pour passer à table. Paul assoit Emma à côté de lui. Louise se précipite dans la cuisine et elle est accueillie par des bravos en entrant dans le salon, son plat à la main. « Elle rougit », s’amuse Paul, d’une voix trop aiguë. Pendant quelques minutes, Louise est au centre de toute l’attention. « Comment a-telle fait cette sauce ? » « Quelle bonne idée le gingembre ! » Les invités vantent ses prouesses et Paul se met à parler d’elle — « notre nounou » — comme on parle des enfants et des vieillards, en leur présence. Paul sert le vin, et les conversations s’élèvent vite au-dessus de ces nourritures terrestres. Ils parlent de plus en plus fort. Ils écrasent leurs cigarettes dans leurs assiettes et les mégots ottent dans un reste de sauce. Personne n’a remarqué que Louise s’est retirée dans la cuisine qu’elle nettoie avec application.
Myriam lance à Paul un regard agacé. Elle fait semblant de rire à ses blagues, mais il l’énerve quand il est soûl. Il devient grivois, lourd, il perd le sens des réalités. Dès qu’il a trop bu, il lance des invitations à des gens odieux, fait des promesses qu’il ne peut pas tenir. Il dit des mensonges. Mais il n’a pas l’air de remarquer
l’agacement de sa femme. Il ouvre une autre bouteille de vin et tape sur le bord de la table. « Cette année, nous allons nous faire plaisir et emmener la nounou en vacances ! Il faut pro ter un peu de la vie, non ? » Louise, un tas d’assiettes dans les mains, sourit.
Le lendemain matin, Paul se réveille dans sa chemise froissée, les lèvres encore tachées par le vin rouge. Sous la douche, la soirée lui revient en mémoire, par bribes. Il se souvient de sa proposition et du regard noir de sa femme. Il se sent idiot et fatigué d’avance. Voilà une erreur qu’il faudra réparer. Ou faire comme s’il n’avait rien dit, oublier, laisser passer le temps. Il sait que Myriam va se moquer de lui, de ses promesses d’ivrogne. Elle va lui reprocher son inconséquence nancière et sa légèreté à l’égard de Louise. « À cause de toi, elle sera déçue mais comme elle est gentille, elle n’osera même pas le dire. » Myriam va lui mettre sous le nez leurs factures, le rappeler à la réalité. Elle va conclure : « C’est toujours comme ça quand tu bois. »
Mais Myriam n’a pas l’air fâchée. Couchée sur le canapé, Adam dans ses bras, elle lui lance un sourire d’une douceur étourdissante.
Elle porte un pyjama d’homme, trop grand pour elle. Paul s’assoit à côté d’elle, ronronne dans son cou dont il aime l’odeur de bruyère.
« C’est vrai ce que tu as dit hier ? Tu crois qu’on pourrait emmener Louise avec nous cet été ? demande-t-elle. Tu te rends compte ! Pour une fois, on aurait de vraies vacances. Et Louise sera tellement contente : qu’est-ce qu’elle ferait de mieux de toute façon ? »
Il fait si chaud que Louise a laissé la fenêtre de la chambre d’hôtel entrebâillée. Les cris des ivrognes et les crissements de freins des voitures ne réveillent pas Adam et Mila qui ron ent, la bouche ouverte, une jambe hors de leur lit. Ils ne passent qu’une nuit à Athènes et Louise partage une chambre minuscule avec les enfants, pour faire des économies. Ils ont ri toute la soirée. Ils se sont couchés tard. Adam était heureux, il a dansé dans la rue, sur les pavés d’Athènes, et des vieux ont tapé dans leurs mains, séduits par son ballet. Louise n’a pas aimé la ville dans laquelle ils ont marché tout l’après-midi malgré le soleil brûlant et les plaintes des petits. Elle ne pense qu’à demain, à leur voyage vers les îles dont Myriam a raconté aux enfants les légendes et les mythes.
Myriam ne raconte pas bien les histoires. Elle a une façon un peu agaçante d’articuler les mots compliqués et nit toutes ses phrases par « Tu vois ? », « Tu comprends ? ». Mais Louise a écouté, comme une enfant studieuse, l’histoire de Zeus et de la déesse de la guerre.
Comme Mila, elle aime Égée qui a donné son bleu à la mer, la mer sur laquelle elle va prendre le bateau pour la première fois.
Le matin, elle doit tirer Mila du lit. La petite dort encore quand la nounou la déshabille. Dans le taxi qui les mène au port du Pirée,
Louise essaie de se souvenir des dieux antiques mais il ne lui reste rien. Elle ne sait plus. Elle aurait dû noter sur son carnet euri les noms de ces héros. Elle y aurait repensé ensuite, seule. À l’entrée du port s’est formé un énorme embouteillage et des policiers tentent de régler la circulation. Il fait déjà très chaud et Adam, assis sur les genoux de Louise, est couvert de sueur. D’immenses pancartes lumineuses indiquent les quais où sont amarrés les bateaux en partance pour les îles, mais Paul n’y comprend rien. Il se met en colère, il s’agite. Le chau eur fait demi-tour, il hausse les épaules d’un air résigné. Il ne parle pas l’anglais. Paul le paie. Ils descendent de la voiture et courent vers leur embarcadère, en traînant les valises et la poussette d’Adam. L’équipage s’apprête à lever le pont quand il voit la famille, échevelée, perdue, faire de grands signes. Ils ont eu de la chance.
À peine installés, les enfants s’endorment. Adam, dans les bras de sa mère, et Mila, la tête posée sur les genoux de Paul. Louise veut voir la mer et le contour des îles. Elle monte sur le pont. Sur un banc, une femme est allongée sur le dos. Elle porte un maillot deux pièces : une ne culotte et un bandeau, rose, qui cache à peine ses seins. Elle a des cheveux blond platine et très secs mais ce qui frappe Louise, c’est sa peau. Une peau violacée, couverte de grosses taches brunes. Par endroits, à l’intérieur des cuisses, sur les joues, à la naissance des seins, son épiderme est cloqué, à vif, comme brûlé. Elle est immobile, telle une écorchée dont le cadavre serait o ert en spectacle à la foule.
Louise a le mal de mer. Elle prend de grandes inspirations. Elle ferme les yeux puis les ouvre, incapable de maîtriser le vertige. Elle ne peut pas bouger. Elle s’est assise sur un banc, dos au pont, loin
du bord. Elle voudrait regarder la mer, se souvenir de ça, de ces îles aux rives blanches que les touristes montrent du doigt. Elle voudrait graver dans sa mémoire le pro l des voiliers qui ont jeté l’ancre et des nes silhouettes qui plongent dans l’eau. Elle voudrait mais son estomac se soulève.
Le soleil est de plus en plus brûlant et ils sont nombreux, à présent, à observer la femme couchée sur le banc. Elle a mis un cache sur ses yeux et le vent l’empêche sans doute d’entendre les rires étou és, les commentaires, les murmures. Louise ne peut détacher son regard de ce corps décharné, dégoulinant de sueur.
Cette femme consumée par le soleil, comme un morceau de viande jeté sur des braises.
Paul a loué deux chambres dans une charmante pension de famille, située sur les hauteurs de l’île, au-dessus d’une plage très fréquentée par les enfants. Le soleil se couche et une lumière rose enveloppe la baie. Ils marchent vers Apollonia, la capitale. Ils empruntent des rues au bord desquelles poussent des cactus et des guiers. Au bout d’une falaise, un monastère accueille des touristes en maillot de bain. Louise est tout entière pénétrée par la beauté des lieux, par le calme des rues étroites, des petites places sur lesquelles dorment des chats. Elle s’assoit sur un muret, les pieds dans le vide, et elle regarde une vieille femme balayer la cour en face de chez elle.
Le soleil s’est enfoncé dans la mer, mais il ne fait pas sombre. La lumière a juste pris des teintes pastel et on voit encore les détails du paysage. Le contour d’une cloche sur le toit d’une église. Le pro l aquilin d’un buste en pierre. La mer et le rivage broussailleux semblent se détendre, plonger dans une torpeur langoureuse, s’o rir à la nuit, tout doucement, en se faisant désirer.
Après avoir couché les enfants, Louise ne peut pas dormir. Elle s’installe sur la terrasse qui prolonge sa chambre et d’où elle peut contempler la baie arrondie. Le soir le vent s’est mis à sou er, un vent marin, dans lequel elle devine le goût du sel et des utopies. Elle
s’est endormie là, sur un transat, avec un châle pour maigre couverture. L’aube froide la réveille et elle manque de pousser un cri devant le spectacle que le jour lui o re. Une beauté pure, simple, évidente. Une beauté à la portée de tous les cœurs.
Les enfants aussi se réveillent, enthousiastes. Ils n’ont que la mer à la bouche. Adam veut se rouler dans le sable. Mila veut voir les poissons. À peine leur petit déjeuner terminé, ils descendent à la plage. Louise porte une robe ample orange, une espèce de djellaba qui fait sourire Myriam. C’est Mme Rouvier qui la lui avait donnée, il y a des années de ça, après avoir précisé : « Oh, vous savez, je l’ai beaucoup mise. »
Les enfants sont prêts. Elle les a badigeonnés de crème solaire et ils se lancent à l’assaut du sable. Louise s’assoit contre un muret en pierre. À l’ombre d’un pin, les genoux repliés, elle observe le scintillement du soleil sur la mer. Elle n’a jamais rien vu d’aussi beau.
Myriam s’est allongée sur le ventre et elle lit un roman. Paul, qui a couru sept kilomètres avant le petit déjeuner, somnole. Louise fait des châteaux de sable. Elle sculpte une énorme tortue qu’Adam ne cesse de détruire et qu’elle reconstruit patiemment. Mila, accablée par la chaleur, la tire par le bras. « Viens, Louise, viens dans l’eau. »
La nounou résiste. Elle lui dit d’attendre. De rester assise. « Aide-moi à terminer ma tortue, tu veux ? » Elle montre à l’enfant des coquillages qu’elle a ramassés et qu’elle dispose délicatement sur la carapace de sa tortue géante.
Le pin ne su t plus à leur faire de l’ombre, et la chaleur est de plus en plus écrasante. Louise est trempée de sueur et elle n’a plus d’arguments à opposer à l’enfant qui la supplie à présent. Mila lui prend la main et Louise refuse de se mettre debout. Elle attrape le
poignet de la petite lle et la repousse si brutalement que Mila tombe. Louise crie : « Mais tu vas me lâcher, oui ! »
Paul ouvre les yeux. Myriam se précipite vers Mila, qui pleure et qu’elle console. Ils lancent à Louise des regards furieux et déçus. La nounou a reculé, honteuse. Ils s’apprêtent à lui demander des explications quand elle murmure, lentement : « Je ne vous l’avais pas dit mais je ne sais pas nager. »
Paul et Myriam restent silencieux. Ils font signe à Mila, qui s’est mise à ricaner, de se taire. Mila se moque : « Louise est un bébé. Elle ne sait même pas nager. » Paul est gêné et cette gêne le met en colère. Il en veut à Louise d’avoir traîné jusqu’ici son indigence, ses fragilités. De leur empoisonner la journée avec son visage de martyre. Il emmène les enfants nager et Myriam replonge le nez dans son livre.
La matinée est gâchée par la mélancolie de Louise et à table, sur la terrasse de la petite taverne, personne ne parle. Ils n’ont pas ni de manger quand, brusquement, Paul se lève et prend Adam dans ses bras. Il marche jusqu’à la boutique de la plage. Il revient en sautillant à cause du sable qui lui brûle la plante des pieds. Il tient à la main un paquet qu’il agite devant Louise et Myriam. « Voilà », dit-il. Les deux femmes ne répondent rien et Louise tend docilement les bras quand Paul lui en le un brassard au-dessus du coude. « Vous êtes tellement menue que même des brassards pour enfants vous vont ! »