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Add to favorite "Chanson Douce" de Leïla Slimani 📕 📕 📕

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L’ivresse les soulage des angoisses accumulées, des tensions que leur progéniture insinue entre eux, mari et femme, mère et nounou.

Louise sait combien cet instant est fugace. Elle voit bien que Paul regarde avec gourmandise l’épaule de sa femme. Dans sa robe bleu clair, la peau de Myriam paraît encore plus dorée. Ils se mettent à danser, tanguent d’un pied sur l’autre. Ils sont maladroits, presque gênés, et Myriam ricane comme si cela faisait très longtemps qu’on ne l’avait pas tenue ainsi par la taille. Comme si elle se sentait ridicule d’être ainsi désirée. Myriam pose sa joue sur l’épaule de son mari. Louise sait qu’ils vont s’arrêter, dire au revoir, faire semblant d’avoir sommeil. Elle voudrait les retenir, s’accrocher à eux, gratter de ses ongles le sol en pierre. Elle voudrait les mettre sous cloche,

comme deux danseurs gés et souriants, collés au socle d’une boîte à musique. Elle se dit qu’elle pourrait les contempler des heures sans se lasser jamais. Qu’elle se contenterait de les regarder vivre, d’agir dans l’ombre pour que tout soit parfait, que la mécanique jamais ne s’enraie. Elle a l’intime conviction à présent, la conviction brûlante et douloureuse que son bonheur leur appartient. Qu’elle est à eux et qu’ils sont à elle.

Paul glousse. Il a murmuré quelque chose, les lèvres enfouies dans la nuque de sa femme. Quelque chose que Louise n’a pas entendu. Il tient fermement la main de Myriam et, comme deux enfants sages, ils souhaitent bonne nuit à Louise. Elle les regarde monter l’escalier de pierre qui mène à leur chambre. La ligne bleue de leurs deux corps devient oue, s’estompe, la porte claque. Les rideaux sont tirés. Louise s’enfonce dans une rêverie obscène. Elle entend, sans le vouloir, en s’y refusant, malgré elle. Elle entend les miaulements de Myriam, ses gémissements de poupée. Elle entend le froissement des draps et la tête de lit qui claque contre le mur.

Louise ouvre les yeux. Adam est en train de pleurer.

Rose Grinberg

Mme Grinberg décrira au moins une centaine de fois ce petit trajet en ascenseur. Cinq étages après une légère attente au rez-de-chaussée. Un trajet de moins de deux minutes qui est devenu le moment le plus poignant de son existence. Le moment fatidique. Elle aurait pu, ne cessera-t-elle de se répéter, changer le cours des choses.

Si elle avait fait plus attention à l’haleine de Louise. Si elle n’avait pas fermé ses fenêtres et ses volets pour la sieste. Elle en pleurera au téléphone et ses lles ne réussiront pas à la rassurer. Les policiers s’agaceront qu’elle se donne tant d’importance et ses larmes redoubleront quand ils diront sèchement : « De toute façon, vous n’auriez rien pu faire. » Elle racontera tout aux journalistes qui suivront le procès. Elle en parlera à l’avocate de l’accusée, qu’elle trouvera hautaine et négligée, et le répétera à la barre, quand on l’appellera à témoigner.

Louise, dira-t-elle à chaque fois, n’était pas comme d’habitude.

Elle, si souriante, si a able, se tenait immobile devant la porte vitrée.

Adam, assis sur une marche, poussait des cris stridents et Mila

sautait en bousculant son frère. Louise ne bougeait pas. Seule sa lèvre inférieure était secouée d’un léger tremblement. Ses mains étaient jointes et elle baissait les yeux. Pour une fois, le bruit des enfants ne semblait pas l’atteindre. Elle, si soucieuse des voisins et de la bonne tenue, n’a pas adressé la parole aux petits. Elle avait l’air de ne pas les entendre.

Mme Grinberg appréciait beaucoup Louise. Elle avait même de l’admiration pour cette femme élégante qui prenait un soin jaloux des enfants. Mila, la petite lle, était toujours coi ée de nattes bien serrées ou d’un chignon retenu par un nœud. Adam semblait adorer Louise. « Maintenant qu’elle a fait ça, je ne devrais peut-être pas le dire. Mais à ce moment-là je me disais qu’ils avaient de la chance. »

L’ascenseur est arrivé au rez-de-chaussée et Louise a attrapé Adam par le col. Elle l’a traîné dans la cabine et Mila a suivi en chantonnant. Mme Grinberg a hésité à monter avec eux. Pendant quelques secondes elle s’est demandé si elle n’allait pas faire semblant de retourner dans le hall pour consulter sa boîte aux lettres. La mine blafarde de Louise la mettait mal à l’aise. Elle craignait que les cinq étages ne lui paraissent interminables. Mais Louise a tenu la porte à la voisine qui s’est calée contre la paroi, son sac de courses entre les jambes.

« Est-ce qu’elle paraissait ivre ? »

Mme Grinberg est formelle. Louise avait l’air normale. Elle n’aurait pas pu la laisser monter avec les enfants si seulement une seconde elle avait pensé... L’avocate aux cheveux gras s’est moquée d’elle. Elle a rappelé à la Cour que Rose sou rait de vertiges et

qu’elle avait des problèmes de vue. L’ancien professeur de musique, qui allait bientôt fêter ses soixante-cinq ans, n’y voyait plus grand-chose. D’ailleurs, elle vit dans le noir, la taupe. La lumière crue lui donne de terribles migraines. C’est à cause de cela que Rose a fermé les volets. À cause de cela qu’elle n’a rien entendu.

Cette avocate, elle a failli l’insulter en plein tribunal. Elle crevait d’envie de la faire taire, de lui briser la mâchoire. Elle n’avait pas honte ? Elle n’avait donc aucune décence ? Dès les premiers jours du procès, l’avocate a parlé de Myriam comme d’une « mère absente », d’un « employeur abusif ». Elle l’a décrite comme une femme aveuglée d’ambition, égoïste et indi érente au point d’avoir poussé la pauvre Louise à bout. Un journaliste, présent sur le banc, a expliqué à Mme Grinberg qu’il était inutile de s’énerver et que ce n’était rien d’autre qu’une « tactique de défense ». Mais Rose trouvait ça dégueulasse, un point c’est tout.

Personne n’en parle dans l’immeuble mais Mme Grinberg sait que tout le monde y pense. Que la nuit, à chaque étage, des yeux restent ouverts dans le noir. Que des cœurs s’emballent, et que des larmes coulent. Elle sait que les corps se retournent et se tordent, sans trouver le sommeil. Le couple du troisième a déménagé. Les Massé, bien sûr, ne sont jamais revenus. Rose est restée malgré les fantômes et le souvenir entêtant de ce cri.

Ce jour-là, après sa sieste, elle a ouvert les volets. Et c’est là qu’elle l’a entendu. La plupart des gens vivent sans jamais avoir

entendu des cris pareils. Ce sont des cris qu’on pousse à la guerre, dans les tranchées, dans d’autres mondes, sur d’autres continents.

Ce ne sont pas des cris d’ici. Ça a duré au moins dix minutes, ce cri, poussé presque d’une traite, sans sou e et sans mots. Ce cri qui devenait rauque, qui s’emplissait de sang, de morve, de rage. « Un docteur », c’est tout ce qu’elle a ni par articuler. Elle n’a pas appelé à l’aide, elle n’a pas dit « Au secours » mais elle a répété, dans les rares moments où elle redevenait consciente, « Un docteur ».

Un mois avant le drame, Mme Grinberg avait rencontré Louise dans la rue. La nounou avait l’air soucieuse et elle avait ni par parler de ses problèmes d’argent. De son propriétaire qui la harcelait, des dettes qu’elle avait accumulées, de son compte en banque toujours dans le rouge. Elle avait parlé comme un ballon se vide de son air, de plus en plus vite.

Mme Grinberg avait fait semblant de ne pas comprendre. Elle avait baissé le menton, elle avait dit « les temps sont durs pour tout le monde ». Et puis Louise lui avait attrapé le bras. « Je ne mendie pas. Je peux travailler, le soir ou tôt le matin. Quand les enfants dorment. Je peux faire le ménage, du repassage, tout ce que vous voudrez. » Si elle ne lui avait pas serré si fort le poignet, si elle n’avait pas planté ses yeux noirs dans les siens, comme une injure ou une menace, Rose Grinberg aurait peut-être accepté. Et, quoi qu’en disent les policiers, elle aurait tout changé.

L’avion a eu beaucoup de retard et ils atterrissent à Paris en début de soirée. Louise fait aux enfants des adieux solennels. Elle les embrasse longtemps, les tient serrés dans ses bras. « À lundi, oui, à lundi. Appelez-moi si vous avez besoin de quoi que ce soit », dit-elle à Myriam et à Paul qui s’engou rent dans l’ascenseur pour rejoindre le parking de l’aéroport.

Louise marche vers le RER. La rame est déserte. Elle s’assoit contre une vitre et elle maudit le paysage, les quais où traînent des bandes de jeunes, les immeubles pelés, les balcons, le visage hostile des agents de sécurité. Elle ferme les yeux et convoque des souvenirs de plages grecques, de couchers de soleil, de dîners face à la mer. Elle invoque ces souvenirs comme les mystiques en appellent aux miracles. Quand elle ouvre les portes de son studio, ses mains se mettent à trembler. Elle a envie de déchirer la housse du canapé, de donner un coup de poing dans la vitre. Un magma informe, une douleur lui brûlent les entrailles et elle a du mal à se retenir de hurler.

Le samedi, elle reste au lit jusqu’à 10 heures. Couchée sur le canapé, les mains croisées sur sa poitrine, Louise regarde la poussière qui s’est accumulée sur la suspension verte. Elle n’aurait jamais choisi quelque chose d’aussi laid. Elle a loué l’appartement meublé et

n’a rien changé à la décoration. Il fallait trouver un logement après la mort de Jacques, son mari, et son expulsion de la maison. Après des semaines d’errance, il lui fallait un nid. Ce studio, à Créteil, elle l’a trouvé grâce à une in rmière d’Henri-Mondor, qui s’était prise d’a ection pour elle. La jeune femme lui a assuré que le propriétaire demandait peu de garanties et qu’il acceptait les paiements en liquide Louise se lève. Elle pousse une chaise, la place juste en dessous de la suspension et attrape un torchon. Elle se met à astiquer la lampe et l’agrippe avec tant de force qu’elle manque de l’arracher du plafond. Elle est sur la pointe des pieds et elle secoue la poussière qui lui tombe dans les cheveux, en gros ocons gris. À 11 heures, elle a tout nettoyé. Elle a refait les vitres, l’intérieur et l’extérieur, et elle a même passé une éponge savonneuse sur les volets. Ses chaussures sont disposées en ligne le long du mur, brillantes et ridicules.

Ils vont peut-être l’appeler. Le samedi, elle le sait, ils déjeunent parfois au restaurant. C’est Mila qui le lui a raconté. Ils se rendent dans une brasserie où la petite lle a le droit de commander tout ce qu’elle veut et où Adam goûte sur le bout d’une cuillère un soupçon de moutarde ou de citron, sous l’œil attendri de ses parents. Louise aimerait ça. Dans une brasserie bondée, cernée par le bruit des assiettes qui s’entrechoquent et le hurlement des serveurs, elle aurait moins peur du silence. Elle s’assiérait entre Mila et son frère et elle rajusterait la grande serviette blanche sur les genoux de la petite lle.

Elle donnerait à manger à Adam, cuillère après cuillère. Elle écouterait Paul et Myriam parler, tout irait trop vite, elle se sentirait bien.

Elle a mis sa robe bleue, celle qui lui arrive juste au-dessus des chevilles et qui se ferme, sur le devant, par une rangée de petites

perles bleues. Elle voulait être prête, au cas où ils auraient besoin d’elle. Au cas où il faudrait les rejoindre quelque part, à toute vitesse, eux qui sans doute ont oublié à quel point elle vit loin et le temps qu’elle met, chaque jour, à revenir vers eux. Assise dans sa cuisine, elle pianote du bout des ongles sur la table en formica.

L’heure du déjeuner passe. Les nuages ont glissé devant les vitres propres, le ciel s’est assombri. Le vent a sou é très fort dans les platanes et la pluie se met à tomber. Louise s’agite. Ils ne l’appellent pas.

Il est trop tard maintenant pour sortir. Elle pourrait aller acheter du pain ou respirer un peu d’air. Elle pourrait juste marcher. Mais elle n’a rien à faire dans ces rues dépeuplées. Le seul café du quartier est un repaire d’ivrognes et à 15 heures à peine, il arrive que des hommes se mettent à se battre contre les grilles du jardin désert. Elle aurait dû se décider avant, s’engou rer dans le métro, errer dans Paris, au milieu des gens qui font leurs achats pour la rentrée. Elle se serait perdue dans la foule et elle aurait suivi des femmes, belles et pressées, devant les grands magasins. Elle aurait traîné près de la Madeleine, frôlant les petites tables où les gens prennent un café. Elle aurait dit « Pardon » à ceux qui la bousculent.

Paris est à ses yeux une vitrine géante. Elle aime surtout se promener dans le quartier de l’Opéra, descendre la rue Royale et prendre la rue Saint-Honoré. Elle marche lentement, observe les passantes et les vitrines. Elle veut tout. Les bottes en daim, les vestes en peau retournée, les sacs en python, les robes portefeuilles, les caracos surpiqués de dentelles. Elle veut les chemises en soie, les cardigans roses en cachemire, les collants sans marque, les vestes d’o cier. Elle s’imagine alors une vie où elle aurait les moyens de

tout avoir. Où elle montrerait du doigt à une vendeuse mielleuse les articles qui lui plairaient.

Dimanche arrive, dans la continuité de l’ennui et de l’angoisse.

Dimanche sombre et grave au fond du canapé-lit. Elle s’est endormie dans sa robe bleue dont le tissu synthétique, a reusement froissé, l’a fait transpirer. Plusieurs fois dans la nuit, elle a ouvert les yeux, sans savoir si une heure était passée ou un mois. Si elle dormait chez Myriam et Paul ou à côté de Jacques, dans la maison de Bobigny.

Elle refermait les yeux et plongeait à nouveau dans un sommeil brutal et délirant.

Louise, décidément, déteste les week-ends. Quand elles vivaient encore ensemble, Stéphanie se plaignait de ne rien faire le dimanche, de n’avoir pas droit aux activités que Louise organisait pour les autres enfants. Dès qu’elle a pu, elle a fui la maison. Le vendredi, elle sortait toute la nuit avec des adolescents du quartier. Elle rentrait au matin, la mine blafarde, les yeux rouges et cernés. A amée. Elle traversait le petit salon, la tête basse, et elle se jetait sur le frigidaire.

Elle mangeait, adossée à la porte du frigo, sans même s’asseoir, enfonçant ses doigts dans les boîtes que Louise avait préparées pour les déjeuners de Jacques. Une fois, elle s’était teint les cheveux en rouge. Elle s’était fait percer le nez. Elle s’est mise à disparaître, des week-ends entiers. Et puis un jour, elle n’est pas revenue. Plus rien ne la retenait dans la maison de Bobigny. Ni le lycée, qu’elle avait quitté depuis longtemps. Ni Louise.

Sa mère, bien sûr, a déclaré sa disparition. « Une fugue, à cet âge, c’est courant. Attendez un peu et elle reviendra. » On ne lui a rien dit de plus. Elle ne l’a pas cherchée. Plus tard, elle a appris par des

voisins que Stéphanie était dans le Sud, qu’elle était amoureuse.

Qu’elle bougeait beaucoup. Les voisins n’en sont pas revenus que Louise ne demande pas de détails, qu’elle ne pose pas de questions, qu’elle ne leur fasse pas répéter les maigres informations dont ils disposaient.

Stéphanie avait disparu. Toute sa vie, elle avait eu l’impression de gêner. Sa présence dérangeait Jacques, ses rires réveillaient les enfants que Louise gardait. Ses grosses cuisses, son pro l lourd s’écrasaient contre le mur, dans le couloir étroit, pour laisser passer les autres. Elle craignait de bloquer le passage, de se faire bousculer, d’encombrer une chaise dont quelqu’un d’autre voudrait. Quand elle parlait, elle s’exprimait mal. Elle riait et on s’en o ensait, si innocent que fût son rire. Elle avait ni par développer un don pour l’invisible et logiquement, sans éclats, sans prévenir, comme si elle y était évidemment destinée, elle avait disparu.

Lundi matin, Louise sort de chez elle avant que le jour se lève.

Elle marche vers le RER, fait le changement à Auber, attend sur le quai, remonte la rue Lafayette puis prend la rue d’Hauteville. Louise est un soldat. Elle avance, coûte que coûte, comme une bête, comme un chien à qui de méchants enfants auraient brisé les pattes.

Septembre est chaud et lumineux. Le mercredi, après l’école, Louise bouscule les humeurs casanières des enfants et les emmène jouer au parc ou observer les poissons à l’aquarium. Ils ont fait de la barque sur le lac du bois de Boulogne et Louise a raconté à Mila que les algues qui ottaient à la surface étaient en réalité les cheveux d’une sorcière déchue et vengeresse. À la n du mois, il fait si doux que Louise, joyeuse, décide de les emmener au jardin d’acclimatation.

Devant la station de métro, un vieux Maghrébin propose à Louise de l’aider à descendre les escaliers. Elle le remercie et se saisit à bout de bras de la poussette dans laquelle est encore assis Adam.

Le vieil homme la suit. Il lui demande quel âge ont ses enfants. Elle s’apprête à lui dire que ce ne sont pas les siens. Mais il s’est déjà penché à hauteur des petits. « Ils sont très beaux. »

Are sens