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Add to favorite "Chanson Douce" de Leïla Slimani 📕 📕 📕

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“Dépêche-toi !” Et bien sûr, c’est nous qui subissons tout. Les petits nous font payer leurs angoisses et leur sentiment d’abandon. »

Myriam avait furieusement envie de la remettre à sa place mais elle en était incapable. Était-ce dû à cette petite chaise, sur laquelle elle était mal assise, dans cette classe qui sentait la peinture et la pâte à modeler ? Le décor, la voix de l’institutrice la ramenaient de force à l’enfance, à cet âge de l’obéissance et de la contrainte. Myriam a

souri. Elle a remercié bêtement et elle a promis que Mila ferait des progrès. Elle s’est retenue de jeter au visage de cette vieille harpie sa misogynie et ses leçons de morale. Elle avait trop peur que la dame aux cheveux gris ne se venge sur son enfant.

Pascal, lui, semble comprendre la rage qui l’habite, sa faim immense de reconnaissance et de dé s à sa mesure. Entre Pascal et elle, un combat s’engage auquel ils prennent tous les deux un plaisir ambigu. Il la pousse, elle lui tient tête. Il l’épuise, elle ne le déçoit pas. Un soir, il l’invite à boire un verre après le travail. « Ça va faire six mois que tu es parmi nous, ça se fête, non ? » Ils marchent en silence dans la rue. Il lui tient la porte du bistrot et elle lui sourit. Ils s’assoient au fond de la salle, sur des banquettes tapissées. Pascal commande une bouteille de vin blanc. Ils parlent d’un dossier en cours et, très vite, ils se mettent à évoquer des souvenirs de leurs années étudiantes. La grande fête qu’avait organisée leur amie Charlotte dans son hôtel particulier du dix-huitième arrondissement.

La crise de panique, absolument hilarante, de la pauvre Céline le jour des oraux. Myriam boit vite et Pascal la fait rire. Elle n’a pas envie de rentrer chez elle. Elle voudrait n’avoir personne à prévenir, personne qui l’attend. Mais il y a Paul. Et il y a les enfants.

Une tension érotique légère, piquante, lui brûle la gorge et les seins. Elle passe sa langue sur ses lèvres. Elle a envie de quelque chose. Pour la première fois depuis longtemps, elle éprouve un désir gratuit, futile, égoïste. Un désir d’elle-même. Elle a beau aimer Paul, le corps de son mari est comme lesté de souvenirs. Lorsqu’il la pénètre, c’est dans son ventre de mère qu’il entre, son ventre lourd, où le sperme de Paul s’est si souvent logé. Son ventre de replis et de

vagues, où ils ont bâti leur maison, où ont euri tant de soucis et tant de joies. Paul a massé ses jambes gon ées et violettes. Il a vu le sang s’étaler sur les draps. Paul lui a tenu les cheveux et le front pendant qu’elle vomissait, accroupie. Il l’a entendue hurler. Il a épongé son visage couvert d’angiomes tandis qu’elle poussait. Il a extrait d’elle ses enfants.

Elle avait toujours refusé l’idée que ses enfants puissent être une entrave à sa réussite, à sa liberté. Comme une ancre qui entraîne vers le fond, qui tire le visage du noyé dans la boue. Cette prise de conscience l’a plongée au début dans une profonde tristesse. Elle trouvait cela injuste, terriblement frustrant. Elle s’était rendu compte qu’elle ne pourrait plus jamais vivre sans avoir le sentiment d’être incomplète, de faire mal les choses, de sacri er un pan de sa vie au pro t d’un autre. Elle en avait fait un drame, refusant de renoncer au rêve de cette maternité idéale. S’entêtant à penser que tout était possible, qu’elle atteindrait tous ses objectifs, qu’elle ne serait ni aigre ni épuisée. Qu’elle ne jouerait ni à la martyre ni à la Mère courage.

Tous les jours, ou presque, Myriam reçoit une noti cation de la part de son amie Emma. Elle poste sur les réseaux sociaux des portraits au ton sépia de ses deux enfants blonds. Des enfants parfaits qui jouent dans un parc et qu’elle a inscrits dans une école qui épanouira les dons que, déjà, elle devine en eux. Elle leur a donné des prénoms imprononçables, issus de la mythologie nordique et dont elle aime à expliquer la signi cation. Emma est belle, elle aussi, sur ces photographies. Son mari, lui, n’apparaît jamais, éternellement voué à prendre en photo une famille idéale à laquelle il

n’appartient que comme spectateur. Il fait pourtant des e orts pour entrer dans le cadre. Lui, qui porte la barbe, des pulls en laine naturelle, lui qui met pour travailler des pantalons serrés et inconfortables.

Myriam n’oserait jamais con er à Emma cette pensée fugace qui la traverse, cette idée qui n’est pas cruelle mais honteuse, et qu’elle a en observant Louise et ses enfants. Nous ne serons heureux, se dit-elle alors, que lorsque nous n’aurons plus besoin les uns des autres.

Quand nous pourrons vivre une vie à nous, une vie qui nous appartienne, qui ne regarde pas les autres. Quand nous serons libres.

Myriam se dirige vers la porte et regarde à travers le judas.

Toutes les cinq minutes, elle répète : « Ils sont en retard. » Elle rend Mila nerveuse. Assise sur le bord du canapé, dans son a reuse robe en ta etas, Mila a les larmes aux yeux. « Tu crois qu’ils ne viendront pas ?

— Mais bien sûr qu’ils viendront, répond Louise. Laissez-leur le temps d’arriver. »

Les préparatifs pour l’anniversaire de Mila ont pris des proportions qui dépassent Myriam. Depuis deux semaines, Louise ne parle que de ça. Le soir, quand Myriam rentre épuisée du travail, Louise lui montre les guirlandes qu’elle a confectionnées elle-même.

Elle lui décrit avec une voix hystérique cette robe en ta etas qu’elle a trouvée dans une boutique et qui, elle en est certaine, rendra Mila folle de joie. Plusieurs fois, Myriam a dû se retenir de la rabrouer.

Elle est fatiguée de ces préoccupations ridicules. Mila est si petite !

Elle ne voit pas l’intérêt de se mettre dans des états pareils. Mais Louise la fixe, de ses petits yeux écarquillés. Elle prend à témoin Mila qui exulte de bonheur. C’est tout ce qui compte, le plaisir de cette princesse, la féerie de l’anniversaire à venir. Myriam ravale ses sarcasmes. Elle se sent un peu prise en faute et nit par promettre

qu’elle fera de son mieux pour assister à l’anniversaire.

Louise a décidé d’organiser la fête un mercredi après-midi. Elle voulait être sûre que les enfants seraient à Paris et que tout le monde répondrait présent. Myriam s’est rendue au travail le matin et elle a juré d’être de retour après le déjeuner.

Quand elle est rentrée chez elle, en début d’après-midi, elle a failli pousser un cri. Elle ne reconnaissait plus son propre appartement.

Le salon était littéralement transformé, dégoulinant de paillettes, de ballons, de guirlandes en papier. Mais surtout, le canapé avait été enlevé pour permettre aux enfants de jouer. Et même la table en chêne, si lourde qu’ils ne l’avaient jamais changée de place depuis leur arrivée, avait été déplacée de l’autre côté de la pièce.

« Mais qui a bougé ces meubles ? C’est Paul qui vous a aidée ?

— Non, répond Louise. J’ai fait cela toute seule. »

Myriam, incrédule, a envie de rire. C’est une blague, pense-t-elle, en observant les bras menus de la nounou, aussi ns que des allumettes. Puis elle se souvient qu’elle a déjà remarqué l’étonnante force de Louise. Une ou deux fois, elle a été impressionnée par la façon dont elle se saisissait de paquets lourds et encombrants, tout en tenant Adam dans ses bras. Derrière ce physique fragile, étroit, Louise cache une vigueur de colosse.

Toute la matinée, Louise a gon é des ballons auxquels elle a donné des formes d’animaux et elle les a collés partout, du hall jusque sur les tiroirs de la cuisine. Elle a fait elle-même le gâteau d’anniversaire, une énorme charlotte aux fruits rouges surmontée de décorations.

Myriam regrette d’avoir pris son après-midi. Elle aurait été si bien, dans le calme de son bureau. L’anniversaire de sa lle

l’angoisse. Elle a peur d’assister au spectacle des enfants qui s’ennuient et qui s’impatientent. Elle ne veut pas avoir à raisonner ceux qui se disputent ni à consoler ceux dont les parents sont en retard pour venir les chercher. Des souvenirs glaçants de sa propre enfance lui reviennent en mémoire. Elle se revoit assise sur un épais tapis en laine blanc, isolée du groupe de petites lles qui jouaient à la dînette. Elle avait laissé fondre un morceau de chocolat entre les ls de laine puis elle avait essayé de dissimuler son méfait, ce qui n’avait fait qu’empirer les choses. La mère de son hôte l’avait grondée devant tout le monde.

Myriam se cache dans sa chambre, dont elle ferme la porte, et elle fait semblant d’être absorbée par la lecture de ses mails. Elle sait que, comme toujours, elle peut compter sur Louise. La sonnette se met à retentir. Le salon en e de bruits enfantins. Louise a mis de la musique. Myriam sort discrètement de la chambre et elle observe les petits, agglutinés autour de la nounou. Ils tournent autour d’elle, totalement captivés. Elle a préparé des chansons et des tours de magie. Elle se déguise sous leurs yeux stupéfaits et les enfants, qui ne sont pourtant pas faciles à berner, savent qu’elle est des leurs. Elle est là, vibrante, joyeuse, taquine. Elle entonne des chansons, fait des bruits d’animaux. Elle prend même Mila et un camarade sur le dos devant des gamins qui rient aux larmes et la supplient de participer, eux aussi, au rodéo.

Myriam admire chez Louise cette capacité à jouer vraiment. Elle joue, animée de cette toute-puissance que seuls les enfants possèdent.

Un soir, en rentrant chez elle, Myriam trouve Louise couchée par terre, le visage peinturluré. Sur les joues et le front, de larges traits noirs lui font un masque de guerrière. Elle s’est fabriqué une coi e indienne en papier crépon. Au milieu du salon, elle a construit un tipi tordu avec un drap, un balai et une chaise. Debout dans l’entrebâillement de la porte, Myriam est troublée. Elle observe Louise qui se tord, qui pousse des cris sauvages et elle en est a reusement gênée. La nounou a l’air soûle. C’est la première pensée qui lui vient. En l’apercevant, Louise se lève, les joues rouges, la démarche titubante. « J’ai des fourmis dans les jambes », s’excuse-t-elle. Adam s’est accroché à son mollet et Louise rit, d’un rire qui appartient encore au pays imaginaire dans lequel ils ont ancré leur jeu.

Peut-être, se rassure Myriam, que Louise est une enfant elle aussi. Elle prend très au sérieux les jeux qu’elle lance avec Mila. Elles s’amusent par exemple au policier et au voleur, et Louise se laisse enfermer derrière des barreaux imaginaires. Parfois, c’est elle qui représente l’ordre et qui court après Mila. À chaque fois, elle invente

une géographie précise que Mila doit mémoriser. Elle confectionne des costumes, élabore un scénario plein de rebondissements. Elle prépare le décor avec un soin minutieux. L’enfant parfois se lasse.

« Allez, on commence ! » supplie-t-elle.

Myriam ne le sait pas mais ce que Louise préfère, c’est jouer à cache-cache. Sauf que personne ne compte et qu’il n’y a pas de règles. Le jeu repose d’abord sur l’e et de surprise. Sans prévenir, Louise disparaît. Elle se blottit dans un coin et laisse les enfants la chercher. Elle choisit souvent des endroits où, cachée, elle peut continuer à les observer. Elle se glisse sous le lit ou derrière une porte et elle ne bouge pas. Elle retient sa respiration.

Mila comprend alors que le jeu a commencé. Elle crie, comme folle, et elle tape dans ses mains. Adam la suit. Il rit tellement qu’il a du mal à se tenir debout et tombe, plusieurs fois, sur les fesses. Ils l’appellent mais Louise ne répond pas. « Louise ? Où es-tu ? »

« Attention Louise, on arrive, on va te trouver. »

Louise ne dit rien. Elle ne sort pas de sa cachette, même quand ils hurlent, qu’ils pleurent, qu’ils se désespèrent. Tapie dans l’ombre, elle espionne la panique d’Adam, prostré, secoué de sanglots. Il ne comprend pas. Il appelle « Louise » en avalant la dernière syllabe, la morve coulant sur ses lèvres, les joues violettes de rage. Mila, elle aussi, nit par avoir peur. Pendant un instant, elle se met à croire que Louise est vraiment partie, qu’elle les a abandonnés dans cet appartement où la nuit va tomber, qu’ils sont seuls et qu’elle ne reviendra plus. L’angoisse est insupportable et Mila supplie la nounou. Elle dit : « Louise, c’est pas drôle. Où es-tu ? » L’enfant s’énerve, tape des pieds. Louise attend. Elle les regarde comme on étudie l’agonie du poisson à peine pêché, les ouïes en sang, le corps

secoué de convulsions. Le poisson qui frétille sur le sol du bateau, qui tète l’air de sa bouche épuisée, le poisson qui n’a aucune chance de s’en sortir.

Puis Mila s’est mise à découvrir les cachettes. Elle a compris qu’il fallait tirer les portes, soulever les rideaux, se baisser pour regarder sous le sommier. Mais Louise est si menue qu’elle trouve toujours de nouvelles tanières où se réfugier. Elle se glisse dans le panier à linge sale, sous le bureau de Paul ou au fond d’un placard et rabat sur elle une couverture. Il lui est arrivé de se cacher dans la cabine de douche dans l’obscurité de la salle de bains. Mila, alors, cherche en vain. Elle sanglote et Louise se fige. Le désespoir de l’enfant ne la fait pas plier.

Un jour, Mila ne crie plus. Louise est prise à son propre piège.

Mila se tait, tourne autour de la cachette et fait semblant de ne pas découvrir la nounou. Elle s’assoit sur le panier à linge sale et Louise se sent étouffer. « On fait la paix ? » murmure l’enfant.

Mais Louise ne veut pas abdiquer. Elle reste silencieuse, les genoux collés au menton. Les pieds de la petite lle tapent

doucement contre le panier à linge en osier. « Louise, je sais que tu es là », dit-elle en riant. D’un coup, Louise se lève, avec une brusquerie qui surprend Mila et qui la projette sur le sol. Sa tête cogne contre les carreaux de la douche. Étourdie, l’enfant pleure puis, face à Louise triomphante, ressuscitée, Louise qui la regarde du haut de sa victoire, sa terreur se mue en une joie hystérique. Adam a couru jusqu’à la salle de bains et il se mêle à la gigue à laquelle se livrent les deux filles, qui gloussent à s’en étouffer.

Stéphanie

À huit ans, Stéphanie savait changer une couche et préparer un biberon. Elle avait des gestes sûrs et passait, sans trembler, sa main sous la nuque fragile des nourrissons lorsqu’elle les soulevait de leur lit à barreaux. Elle savait qu’il faut les coucher sur le dos et ne jamais les secouer. Elle leur donnait le bain, sa main fermement agrippée à l’épaule du petit. Les cris, les vagissements des nouveau-nés, leurs rires, leurs pleurs ont bercé ses souvenirs d’enfant unique. On se réjouissait de l’amour qu’elle vouait aux bambins. On lui trouvait une exceptionnelle bre maternelle et un sens du dévouement rare pour une si petite fille.

Quand Stéphanie était enfant, sa mère, Louise, gardait les bébés chez elle. Ou plutôt chez Jacques, comme ce dernier s’obstinait à le faire remarquer. Le matin, les mères déposaient les petits. Elle se souvient de ces femmes, pressées et tristes, qui restaient l’oreille collée contre la porte. Louise lui avait appris à écouter leurs pas angoissés dans le couloir de la résidence. Certaines reprenaient le travail très vite après leur accouchement et elles déposaient de minuscules nourrissons dans les bras de Louise. Elles lui con aient

aussi, dans des sacs opaques, le lait qu’elles avaient tiré dans la nuit et que Louise rangeait au frigo. Stéphanie se souvient de ces petits pots placés sur l’étagère et sur lesquels étaient inscrits les prénoms des enfants. Une nuit, elle s’était levée et elle avait ouvert le pot au nom de Jules, un nourrisson rougeaud dont les ongles pointus lui avaient gri é la joue. Elle l’avait bu d’un trait. Elle n’a jamais oublié ce goût de melon avarié, ce goût aigre qui était resté dans sa bouche pendant des jours.

Le samedi soir, il lui arrivait d’accompagner sa mère pour des baby-sittings dans des appartements qui lui paraissaient immenses.

Are sens