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Add to favorite "Chanson Douce" de Leïla Slimani 📕 📕 📕

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Parfois, elle voudrait les nettoyer jusqu’à les briser. Elle gratte, de plus en plus fort, de la pointe de son index et son ongle se brise. Elle porte son doigt à la bouche et le mord pour faire cesser le saignement.

L’appartement ne compte qu’une seule pièce, qui sert à Louise à

la fois de chambre et de salon. Elle prend soin, chaque matin, de refermer le canapé-lit et de le recouvrir de sa housse noire. Elle prend ses repas sur la table basse, la télévision toujours allumée. Contre le mur, des cartons sont encore fermés. Ils contiennent peut-être les quelques objets qui pourraient donner vie à ce studio sans âme. À

droite du sofa, il y a la photo d’une adolescente aux cheveux rouges dans un cadre étincelant.

Elle a délicatement étalé sur le canapé sa jupe longue et son chemisier. Elle attrape les ballerines qu’elle a posées par terre, un modèle acheté il y a plus de dix ans mais dont elle a pris tellement soin qu’il lui paraît avoir encore l’air neuf. Ce sont des chaussures vernies, très simples, à talons carrés et surmontées d’un discret petit nœud. Elle s’assoit et commence à en nettoyer une, en trempant un morceau de coton dans un pot de crème démaquillante. Ses gestes sont lents et précis. Elle nettoie avec un soin rageur, entièrement absorbée par sa tâche. Le coton s’est recouvert de saleté. Louise approche la chaussure de la lampe placée sur le guéridon. Quand le vernis lui paraît assez brillant, elle la repose et se saisit de la seconde.

Il est si tôt qu’elle a le temps de refaire ses ongles abîmés par le ménage. Elle entoure son index d’un pansement et étale sur ses autres doigts un vernis rose, très discret. Pour la première fois et malgré le prix, elle a fait teindre ses cheveux chez le coi eur. Elle les ramène en chignon au-dessus de la nuque. Elle se maquille et le fard à paupières bleu la vieillit, elle dont la silhouette est si frêle, si menue, que de loin on lui donnerait à peine vingt ans. Elle a pourtant plus du double.

Elle tourne en rond dans la pièce qui ne lui a jamais paru si petite, si étroite. Elle s’assoit puis se relève presque aussitôt. Elle pourrait allumer la télévision. Boire un thé. Lire un vieil exemplaire de journal féminin qu’elle garde près de son lit. Mais elle a peur de se détendre, de laisser le temps ler, de céder à la torpeur. Ce réveil matinal l’a rendue fragile, vulnérable. Il su rait d’un rien pour qu’elle ferme les yeux une minute, qu’elle s’endorme et qu’elle arrive en retard. Elle doit garder l’esprit vif, réussir à concentrer toute son attention sur ce premier jour de travail.

Elle ne peut pas attendre chez elle. Il n’est pas encore 6 heures, elle est très en avance, mais elle marche vite vers la station de RER.

Elle met plus d’un quart d’heure à arriver à la gare de Saint-Maur-des-Fossés. Dans la rame, elle s’assoit face à un vieux Chinois qui dort, recroquevillé, le front contre la vitre. Elle xe son visage épuisé.

À chaque station, elle hésite à le réveiller. Elle a peur qu’il se perde, qu’il aille trop loin, qu’il ouvre les yeux, seul, au terminus et qu’il soit contraint de rebrousser chemin. Mais elle ne dit rien. Il est plus raisonnable de ne pas parler aux gens. Une fois, une jeune lle, brune, très belle, avait failli la gi er. « Pourquoi tu me regardes, toi ?

Hein, qu’est-ce que t’as à me regarder ? » criait-elle.

Arrivée à Auber, Louise saute sur le quai. Il commence à y avoir du monde, une femme la bouscule alors qu’elle grimpe les escaliers vers les quais du métro. Une écœurante odeur de croissant et de chocolat brûlé la prend à la gorge. Elle emprunte la ligne 7 à Opéra et remonte à la surface à la station Poissonnière.

Louise a presque une heure d’avance et elle s’attable à la terrasse du Paradis, un café sans charme depuis lequel elle peut observer l’entrée de l’immeuble. Elle joue avec sa cuillère. Elle regarde avec

envie l’homme à sa droite, qui tète sa cigarette de sa bouche lippue et vicieuse. Elle voudrait la lui saisir des mains et aspirer une longue bou ée. Elle n’y tient plus, paie son café et entre dans l’immeuble silencieux. Dans un quart d’heure elle sonnera et, en attendant, elle s’assoit sur une marche, entre deux étages. Elle entend un bruit, elle a à peine le temps de se lever, c’est Paul qui descend les escaliers en sautillant. Il porte son vélo sous le bras et un casque rose sur le crâne.

« Louise ? Vous êtes là depuis longtemps ? Pourquoi n’êtes-vous pas entrée ?

— Je ne voulais pas déranger.

— Vous ne dérangez pas, au contraire. Tenez, ce sont vos clés, dit-il en tirant un trousseau de sa poche. Allez-y, faites comme chez vous. »

« Ma nounou est une fée. » C’est ce que dit Myriam quand elle raconte l’irruption de Louise dans leur quotidien. Il faut qu’elle ait des pouvoirs magiques pour avoir transformé cet appartement étou ant, exigu, en un lieu paisible et clair. Louise a poussé les murs.

Elle a rendu les placards plus profonds, les tiroirs plus larges. Elle a fait entrer la lumière.

Le premier jour, Myriam lui donne quelques consignes. Elle lui montre comment fonctionnent les appareils. Elle répète, en désignant des objets ou un vêtement : « Ça, faites-y attention. J’y tiens beaucoup. » Elle lui fait des recommandations sur la collection de vinyles de Paul, à laquelle les enfants ne doivent pas toucher. Louise acquiesce, mutique et docile. Elle observe chaque pièce avec l’aplomb d’un général devant une terre à conquérir.

Dans les semaines qui suivent son arrivée, Louise fait de cet appartement brouillon un parfait intérieur bourgeois. Elle impose ses manières désuètes, son goût pour la perfection. Myriam et Paul n’en reviennent pas. Elle recoud les boutons de leurs vestes qu’ils ne mettent plus depuis des mois par emme de chercher une aiguille.

Elle refait les ourlets des jupes et des pantalons. Elle reprise les vêtements de Mila, que Myriam s’apprêtait à jeter sans regret.

Louise lave les rideaux jaunis par le tabac et la poussière. Une fois par semaine, elle change les draps. Paul et Myriam s’en réjouissent.

Paul lui dit en souriant qu’elle a des airs de Mary Poppins. Il n’est pas sûr qu’elle ait saisi le compliment.

La nuit, dans le confort de leurs draps frais, le couple rit, incrédule, de cette nouvelle vie qui est la leur. Ils ont le sentiment d’avoir trouvé la perle rare, d’être bénis. Bien sûr, le salaire de Louise pèse sur le budget familial mais Paul ne s’en plaint plus. En quelques semaines, la présence de Louise est devenue indispensable.

Le soir, quand Myriam rentre chez elle, elle trouve le dîner prêt.

Les enfants sont calmes et peignés. Louise suscite et comble les fantasmes de famille idéale que Myriam a honte de nourrir. Elle apprend à Mila à ranger derrière elle et la petite lle accroche, sous les yeux ébahis de ses parents, son manteau à la patère.

Les biens inutiles ont disparu. Avec elle, plus rien ne s’accumule, ni la vaisselle, ni les vêtements sales, ni les enveloppes qu’on a oublié d’ouvrir et qu’on retrouve sous un vieux magazine. Rien ne pourrit, rien ne se périme. Louise ne néglige jamais rien. Louise est scrupuleuse. Elle note tout dans un petit carnet à la couverture eurie. Les horaires de la danse, des sorties d’école, des rendez-vous chez le pédiatre. Elle copie le nom des médicaments que prennent les petits, le prix de la glace qu’elle a achetée au manège et la phrase exacte que lui a dite la maîtresse de Mila.

Au bout de quelques semaines, elle n’hésite plus à changer les objets de place. Elle vide entièrement les placards, accroche des sachets de lavande entre les manteaux. Elle fait des bouquets de

eurs. Elle éprouve un contentement serein quand, Adam endormi et Mila à l’école, elle peut s’asseoir et contempler sa tâche.

L’appartement silencieux est tout entier sous son joug comme un ennemi qui aurait demandé grâce.

Mais c’est dans la cuisine qu’elle accomplit les plus extraordinaires merveilles. Myriam lui a avoué qu’elle ne savait rien faire et qu’elle n’en avait pas le goût. La nounou prépare des plats que Paul juge extraordinaires et que les enfants dévorent, sans un mot et sans que jamais on ait besoin de leur ordonner de nir leur assiette. Myriam et Paul recommencent à inviter des amis qui se régalent des blanquettes de veau, des pot-au-feu, des jarrets à la sauge et des légumes croquants que fait mijoter Louise. Ils félicitent Myriam, la couvrent de compliments mais elle avoue toujours :

« C’est ma nounou qui a tout fait. »

Quand Mila est à l’école, Louise attache Adam contre elle avec une grande étole. Elle aime sentir les cuisses potelées de l’enfant sur son ventre, sa salive qui coule dans son cou quand il s’endort. Elle chante toute la journée pour ce bébé dont elle exalte la paresse. Elle le masse, s’enorgueillit de ses bourrelets, de ses joues roses et rebondies. Le matin, l’enfant l’accueille en gazouillant, ses gros bras tendus vers elle. Dans les semaines qui suivent l’arrivée de Louise, Adam apprend à marcher. Lui qui criait toutes les nuits dort d’un sommeil paisible jusqu’au matin.

Mila, elle, est plus farouche. C’est une petite lle frêle au port de ballerine. Louise lui fait des chignons si serrés que la petite a les yeux bridés, étirés sur les tempes. Elle ressemble alors à l’une de ces héroïnes du Moyen Âge au front large, au regard noble et froid. Mila est une enfant di cile, épuisante. Elle répond à toutes les contrariétés par des hurlements. Elle se jette par terre en pleine rue, trépigne, se laisse traîner sur le sol pour humilier Louise. Quand la nounou s’accroupit et tente de lui parler, Mila regarde ailleurs. Elle compte à haute voix les papillons sur le papier peint. Elle s’observe dans le miroir quand elle pleure. Cette enfant est obsédée par son propre re et. Dans la rue, elle a les yeux rivés sur les vitrines. À

plusieurs reprises, elle s’est cognée contre des poteaux ou elle a trébuché sur les petits obstacles du trottoir, distraite par la contemplation d’elle-même.

Mila est maligne. Elle sait que la foule veille, et que Louise a honte dans la rue. La nounou cède plus vite quand elles ont un public. Louise doit faire des détours pour éviter le magasin de jouets de l’avenue, devant lequel l’enfant pousse des cris stridents. Sur le chemin de l’école, Mila traîne des pieds. Elle vole une framboise sur l’étal d’un primeur. Elle monte sur le rebord des vitrines, se cache sous les porches d’immeuble et s’enfuit à toutes jambes. Louise essaie de courir avec la poussette, elle hurle le nom de la petite qui ne s’arrête qu’à l’extrême bord du trottoir. Parfois, Mila regrette. Elle s’inquiète de la pâleur de Louise et des frayeurs qu’elle lui cause. Elle revient aimante, câline, se faire pardonner. Elle s’accroche aux jambes de la nounou. Elle pleure et réclame de la tendresse.

Lentement, Louise apprivoise l’enfant. Jour après jour, elle lui raconte des histoires où reviennent toujours les mêmes personnages.

Des orphelins, des petites filles perdues, des princesses prisonnières et des châteaux que des ogres terribles laissent à l’abandon. Une faune étrange, faite d’oiseaux au nez tordu, d’ours à une jambe et de licornes mélancoliques, peuple les paysages de Louise. La llette se tait. Elle reste près d’elle, attentive, impatiente. Elle réclame le retour des personnages. D’où viennent ces histoires ? Elles émanent d’elle, en ot continu, sans qu’elle y pense, sans qu’elle fasse le moindre e ort de mémoire ou d’imagination. Mais dans quel lac noir, dans quelle forêt profonde est-elle allée pêcher ces contes cruels où les gentils meurent à la fin, non sans avoir sauvé le monde ?

Myriam est toujours déçue quand elle entend s’ouvrir la porte du cabinet d’avocats dans lequel elle travaille. Vers 9 h 30, ses collègues commencent à arriver. Ils se servent un café, les téléphones hurlent, le parquet craque, le calme est brisé.

Myriam est au bureau avant 8 heures. Elle est toujours la première. Elle n’allume que la petite lampe posée sur son bureau.

Sous ce halo de lumière, dans ce silence de caverne, elle retrouve la concentration de ses années d’étudiante. Elle oublie tout et se plonge avec délectation dans l’examen de ses dossiers. Elle marche parfois dans le couloir sombre, un document à la main, et elle parle toute seule. Elle fume une cigarette sur le balcon en buvant son café.

Le jour où elle a repris le travail, Myriam s’est réveillée aux aurores, pleine d’une excitation enfantine. Elle a mis une jupe neuve, des talons, et Louise s’est exclamée : « Vous êtes très belle. » Sur le pas de la porte, Adam dans les bras, la nounou a poussé sa patronne dehors. « Ne vous inquiétez pas pour nous, a-t-elle répété. Ici, tout ira bien. »

Pascal a accueilli Myriam avec chaleur. Il lui a donné le bureau qui communique avec le sien par une porte qu’ils laissent souvent entrouverte. Deux ou trois semaines seulement après son arrivée,

Pascal lui a con é des responsabilités auxquelles des collaborateurs vieillissants n’ont jamais eu droit. Au l des mois, Myriam traite seule les cas de dizaine de clients. Pascal l’encourage à se faire la main et à déployer sa force de travail, qu’il sait immense. Elle ne dit jamais non. Elle ne refuse aucun des dossiers que Pascal lui tend, elle ne se plaint jamais de terminer tard. Pascal lui dit souvent : « Tu es parfaite. » Pendant des mois, elle croule sous les petites a aires. Elle défend des dealers minables, des demeurés, un exhibitionniste, des braqueurs sans talent, des alcooliques arrêtés au volant. Elle traite les cas de surendettement, les fraudes à la carte bleue, les usurpations d’identité.

Pascal compte sur elle pour trouver de nouveaux clients et il l’encourage à consacrer du temps à l’aide juridictionnelle. Deux fois par mois, elle se rend au tribunal de Bobigny, et elle attend dans le couloir, jusqu’à 21 heures, les yeux rivés sur sa montre, et le temps qui ne passe pas. Elle s’agace parfois, répond de manière brutale à des clients déboussolés. Mais elle fait de son mieux et elle obtient tout ce qu’elle peut. Pascal le lui répète sans cesse : « Tu dois connaître ton dossier par cœur. » Et elle s’y emploie. Elle relit les procès-verbaux jusque tard dans la nuit. Elle soulève la moindre imprécision, repère la plus petite erreur de procédure. Elle y met une rage maniaque qui nit par payer. D’anciens clients la conseillent à des amis. Son nom circule parmi les détenus. Un jeune homme, à qui elle a évité une peine de prison ferme, lui promet de la récompenser.

« Tu m’as sorti de là. Je ne l’oublierai pas. »

Un soir, elle est appelée en pleine nuit pour assister à une garde à vue. Un ancien client a été arrêté pour violence conjugale. Il lui avait pourtant juré qu’il était incapable de porter un coup à une femme.

Elle s’est habillée dans le noir, à 2 heures du matin, sans faire de bruit, et elle s’est penchée vers Paul pour l’embrasser. Il a grogné et il s’est retourné.

Souvent, son mari lui dit qu’elle travaille trop et ça la met en rage. Il s’o usque de sa réaction, surjoue la bienveillance. Il fait semblant de se préoccuper de sa santé, de s’inquiéter que Pascal ne l’exploite. Elle essaie de ne pas penser à ses enfants, de ne pas laisser la culpabilité la ronger. Parfois, elle en vient à imaginer qu’ils se sont tous ligués contre elle. Sa belle-mère tente de la persuader que « si Mila est si souvent malade c’est parce qu’elle se sent seule ». Ses collègues ne lui proposent jamais de les accompagner boire un verre après le travail et s’étonnent des nuits qu’elle passe au bureau. « Mais tu n’as pas des enfants, toi ? » Jusqu’à la maîtresse, qui l’a convoquée un matin pour lui parler d’un incident idiot entre Mila et une camarade de classe. Lorsque Myriam s’est excusée d’avoir manqué les dernières réunions et d’avoir envoyé Louise à sa place, la maîtresse aux cheveux gris a fait un large geste de la main. « Si vous saviez ! C’est le mal du siècle. Tous ces pauvres enfants sont livrés à eux-mêmes, pendant que les deux parents sont dévorés par la même ambition. C’est simple, ils courent tout le temps. Vous savez quelle est la phrase que les parents disent le plus souvent à leurs enfants ?

Are sens