À 14 h 20, Gigi tape mollement à la porte. Myriam va lui ouvrir.
Elle remarque tout de suite que la femme a de tout petits pieds.
Malgré le froid, elle porte des tennis en tissu et des chaussettes blanches à volants. À près de cinquante ans, elle a des pieds d’enfant.
Elle est assez élégante, les cheveux retenus en une natte qui lui tombe au milieu du dos. Paul lui fait sèchement remarquer son retard et Gigi baisse la tête en marmonnant des excuses. Elle s’exprime très mal en français. Paul se lance sans conviction dans un entretien en anglais. Gigi parle de son expérience. De ses enfants qu’elle a laissés au pays, du plus jeune qu’elle n’a pas vu depuis dix ans. Il ne l’embauchera pas. Il pose quelques questions pour la forme et à 14 h 30, il la raccompagne. « Nous vous rappellerons. Thank you. »
Suit Grace, une Ivoirienne souriante et sans papiers. Caroline, une blonde obèse aux cheveux sales, qui passe l’entretien à se plaindre de son mal de dos et de ses problèmes de circulation veineuse. Malika, une Marocaine d’un certain âge, qui a insisté sur
ses vingt ans de métier et son amour des enfants. Myriam a été très claire. Elle ne veut pas engager une Maghrébine pour garder les petits. « Ce serait bien, essaie de la convaincre Paul. Elle leur parlerait en arabe puisque toi tu ne veux pas le faire. » Mais Myriam s’y refuse absolument. Elle craint que ne s’installe une complicité tacite, une familiarité entre elles deux. Que l’autre se mette à lui faire des remarques en arabe. À lui raconter sa vie et, bientôt, à lui demander mille choses au nom de leur langue et de leur religion communes. Elle s’est toujours mé ée de ce qu’elle appelle la solidarité d’immigrés.
Puis Louise est arrivée. Quand elle raconte ce premier entretien, Myriam adore dire que ce fut une évidence. Comme un coup de foudre amoureux. Elle insiste surtout sur la façon dont sa lle s’est comportée. « C’est elle qui l’a choisie », aime-t-elle à préciser. Mila venait de se réveiller de la sieste, tirée du sommeil par les cris stridents de son frère. Paul est allé chercher le bébé, suivi de près par la petite qui se cachait entre ses jambes. Louise s’est levée. Myriam décrit cette scène encore fascinée par l’assurance de la nounou.
Louise a délicatement pris Adam des bras de son père et elle a fait semblant de ne pas voir Mila. « Où est la princesse ? J’ai cru apercevoir une princesse mais elle a disparu. » Mila s’est mise à rire aux éclats et Louise a continué son jeu, cherchant dans les recoins, sous la table, derrière le canapé, la mystérieuse princesse disparue.
Ils lui posent quelques questions. Louise dit que son mari est mort, que sa lle, Stéphanie, est grande maintenant — « presque vingt ans, c’est incroyable » —, qu’elle est très disponible. Elle tend à
Paul un papier sur lequel sont inscrits les noms de ses anciens employeurs. Elle parle des Rouvier, qui gurent en haut de la liste.
« Je suis restée chez eux longtemps. Ils avaient deux enfants, eux aussi. Deux garçons. » Paul et Myriam sont séduits par Louise, par ses traits lisses, son sourire franc, ses lèvres qui ne tremblent pas.
Elle semble imperturbable. Elle a le regard d’une femme qui peut tout entendre et tout pardonner. Son visage est comme une mer paisible, dont personne ne pourrait soupçonner les abysses.
Le soir même, ils téléphonent au couple dont Louise leur a laissé le numéro. Une femme leur répond, un peu froidement. Quand elle entend le nom de Louise, elle change immédiatement de ton.
« Louise ? Quelle chance vous avez d’être tombés sur elle. Elle a été comme une seconde mère pour mes garçons. Ça a été un vrai crève-cœur quand nous avons dû nous en séparer. Pour tout vous dire, à l’époque, j’ai même songé à faire un troisième enfant pour pouvoir la garder. »
Louise ouvre les volets de son appartement. Il est un peu plus de 5 heures du matin et, dehors, les lampadaires sont encore allumés.
Un homme marche dans la rue, rasant les murs pour éviter la pluie.
L’averse a duré toute la nuit. Le vent a si é dans les tuyaux et habité ses rêves. On dirait que la pluie tombe à l’horizontale pour frapper de plein fouet la façade de l’immeuble et les fenêtres. Louise aime regarder dehors. Juste en face de chez elle, entre deux bâtiments sinistres, il y a une petite maison, entourée d’un jardin broussailleux.
Un jeune couple s’est installé là au début de l’été, des Parisiens dont les enfants jouent à la balançoire et nettoient le potager le dimanche.
Louise se demande ce qu’ils sont venus faire dans ce quartier.
Le manque de sommeil la fait frissonner. Du bout de son ongle, elle gratte le coin de la fenêtre. Elle a beau les nettoyer frénétiquement, deux fois par semaine, les vitres lui paraissent toujours troubles, couvertes de poussière et de traînées noires.
Parfois, elle voudrait les nettoyer jusqu’à les briser. Elle gratte, de plus en plus fort, de la pointe de son index et son ongle se brise. Elle porte son doigt à la bouche et le mord pour faire cesser le saignement.
L’appartement ne compte qu’une seule pièce, qui sert à Louise à
la fois de chambre et de salon. Elle prend soin, chaque matin, de refermer le canapé-lit et de le recouvrir de sa housse noire. Elle prend ses repas sur la table basse, la télévision toujours allumée. Contre le mur, des cartons sont encore fermés. Ils contiennent peut-être les quelques objets qui pourraient donner vie à ce studio sans âme. À
droite du sofa, il y a la photo d’une adolescente aux cheveux rouges dans un cadre étincelant.
Elle a délicatement étalé sur le canapé sa jupe longue et son chemisier. Elle attrape les ballerines qu’elle a posées par terre, un modèle acheté il y a plus de dix ans mais dont elle a pris tellement soin qu’il lui paraît avoir encore l’air neuf. Ce sont des chaussures vernies, très simples, à talons carrés et surmontées d’un discret petit nœud. Elle s’assoit et commence à en nettoyer une, en trempant un morceau de coton dans un pot de crème démaquillante. Ses gestes sont lents et précis. Elle nettoie avec un soin rageur, entièrement absorbée par sa tâche. Le coton s’est recouvert de saleté. Louise approche la chaussure de la lampe placée sur le guéridon. Quand le vernis lui paraît assez brillant, elle la repose et se saisit de la seconde.
Il est si tôt qu’elle a le temps de refaire ses ongles abîmés par le ménage. Elle entoure son index d’un pansement et étale sur ses autres doigts un vernis rose, très discret. Pour la première fois et malgré le prix, elle a fait teindre ses cheveux chez le coi eur. Elle les ramène en chignon au-dessus de la nuque. Elle se maquille et le fard à paupières bleu la vieillit, elle dont la silhouette est si frêle, si menue, que de loin on lui donnerait à peine vingt ans. Elle a pourtant plus du double.
Elle tourne en rond dans la pièce qui ne lui a jamais paru si petite, si étroite. Elle s’assoit puis se relève presque aussitôt. Elle pourrait allumer la télévision. Boire un thé. Lire un vieil exemplaire de journal féminin qu’elle garde près de son lit. Mais elle a peur de se détendre, de laisser le temps ler, de céder à la torpeur. Ce réveil matinal l’a rendue fragile, vulnérable. Il su rait d’un rien pour qu’elle ferme les yeux une minute, qu’elle s’endorme et qu’elle arrive en retard. Elle doit garder l’esprit vif, réussir à concentrer toute son attention sur ce premier jour de travail.
Elle ne peut pas attendre chez elle. Il n’est pas encore 6 heures, elle est très en avance, mais elle marche vite vers la station de RER.
Elle met plus d’un quart d’heure à arriver à la gare de Saint-Maur-des-Fossés. Dans la rame, elle s’assoit face à un vieux Chinois qui dort, recroquevillé, le front contre la vitre. Elle xe son visage épuisé.
À chaque station, elle hésite à le réveiller. Elle a peur qu’il se perde, qu’il aille trop loin, qu’il ouvre les yeux, seul, au terminus et qu’il soit contraint de rebrousser chemin. Mais elle ne dit rien. Il est plus raisonnable de ne pas parler aux gens. Une fois, une jeune lle, brune, très belle, avait failli la gi er. « Pourquoi tu me regardes, toi ?
Hein, qu’est-ce que t’as à me regarder ? » criait-elle.
Arrivée à Auber, Louise saute sur le quai. Il commence à y avoir du monde, une femme la bouscule alors qu’elle grimpe les escaliers vers les quais du métro. Une écœurante odeur de croissant et de chocolat brûlé la prend à la gorge. Elle emprunte la ligne 7 à Opéra et remonte à la surface à la station Poissonnière.
Louise a presque une heure d’avance et elle s’attable à la terrasse du Paradis, un café sans charme depuis lequel elle peut observer l’entrée de l’immeuble. Elle joue avec sa cuillère. Elle regarde avec
envie l’homme à sa droite, qui tète sa cigarette de sa bouche lippue et vicieuse. Elle voudrait la lui saisir des mains et aspirer une longue bou ée. Elle n’y tient plus, paie son café et entre dans l’immeuble silencieux. Dans un quart d’heure elle sonnera et, en attendant, elle s’assoit sur une marche, entre deux étages. Elle entend un bruit, elle a à peine le temps de se lever, c’est Paul qui descend les escaliers en sautillant. Il porte son vélo sous le bras et un casque rose sur le crâne.
« Louise ? Vous êtes là depuis longtemps ? Pourquoi n’êtes-vous pas entrée ?
— Je ne voulais pas déranger.
— Vous ne dérangez pas, au contraire. Tenez, ce sont vos clés, dit-il en tirant un trousseau de sa poche. Allez-y, faites comme chez vous. »
« Ma nounou est une fée. » C’est ce que dit Myriam quand elle raconte l’irruption de Louise dans leur quotidien. Il faut qu’elle ait des pouvoirs magiques pour avoir transformé cet appartement étou ant, exigu, en un lieu paisible et clair. Louise a poussé les murs.
Elle a rendu les placards plus profonds, les tiroirs plus larges. Elle a fait entrer la lumière.
Le premier jour, Myriam lui donne quelques consignes. Elle lui montre comment fonctionnent les appareils. Elle répète, en désignant des objets ou un vêtement : « Ça, faites-y attention. J’y tiens beaucoup. » Elle lui fait des recommandations sur la collection de vinyles de Paul, à laquelle les enfants ne doivent pas toucher. Louise acquiesce, mutique et docile. Elle observe chaque pièce avec l’aplomb d’un général devant une terre à conquérir.