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Des femmes, belles et importantes, passaient dans le couloir et laissaient sur la joue de leurs enfants une trace de rouge à lèvres. Les hommes n’aimaient pas attendre dans le salon, gênés par la présence de Louise et de Stéphanie. Ils trépignaient en souriant bêtement. Ils houspillaient leurs épouses puis les aidaient à en ler leurs manteaux.

Avant de partir, la femme s’accroupissait, en équilibre sur ses ns talons, et elle essuyait les larmes sur les joues de son ls. « Ne pleure plus, mon amour. Louise va te raconter une histoire et te faire un câlin. N’est-ce pas, Louise ? » Louise acquiesçait. Elle tenait à bout de bras les enfants qui se débattaient, qui hurlaient en réclamant leur mère. Parfois, Stéphanie les haïssait. Elle avait en horreur la façon dont ils frappaient Louise, dont ils lui parlaient comme de petits tyrans.

Pendant que Louise couchait les petits, Stéphanie fouillait dans les tiroirs, dans les boîtes posées sur les guéridons. Elle tirait les albums photo cachés sous les tables basses. Louise nettoyait tout.

Elle faisait la vaisselle, passait une éponge sur le plan de travail de la cuisine. Elle pliait les vêtements que madame avait jetés sur son lit

avant de partir, hésitant sur la tenue qu’elle allait porter. « Tu n’es pas obligée de faire la vaisselle, répétait Stéphanie, viens t’asseoir avec moi. » Mais Louise adorait ça. Elle adorait observer le visage ravi des parents qui, en rentrant, constataient qu’ils avaient eu droit à une femme de ménage gratuite en plus de la baby-sitter.

Les Rouvier, pour qui Louise a travaillé pendant plusieurs années, les ont emmenées dans leur maison de campagne. Louise travaillait et Stéphanie, elle, était en vacances. Mais elle n’était pas là, comme les petits maîtres de maison, pour prendre le soleil et se gaver de fruits. Elle n’était pas là pour contourner les règles, veiller tard et apprendre à faire de la bicyclette. Si elle était là, c’est parce que personne ne savait quoi faire d’elle. Sa mère lui disait de se montrer discrète, de jouer en silence. De ne pas donner l’impression de trop en pro ter. « Ils ont beau dire que ce sont un peu nos vacances à nous aussi, si tu t’amuses trop, ils le prendront mal. » À

table, elle s’asseyait à côté de sa mère, loin des hôtes et de leurs invités. Elle se souvient que les gens parlaient, parlaient encore. Sa mère et elle baissaient les yeux et engloutissaient leurs plats en silence.

Les Rouvier supportaient mal la présence de la petite lle. Ça les gênait, c’était presque physique. Ils éprouvaient une honteuse antipathie à l’endroit de cette enfant brune, dans son maillot délavé, cette enfant empotée, au visage inexpressif. Quand elle s’asseyait dans le salon, à côté du petit Hector et de Tancrède, pour regarder la télévision, les parents ne pouvaient pas s’empêcher d’en être contrariés. Ils nissaient toujours par lui demander un service

— « Stéphanie, tu seras mignonne, va me chercher mes lunettes posées dans l’entrée » — ou par lui dire que sa mère l’attendait dans la cuisine. Heureusement, Louise interdisait à sa lle de s’approcher de la piscine, sans même que les Rouvier aient à intervenir.

La veille du départ, Hector et Tancrède ont invité des voisins à jouer avec leur trampoline ambant neuf. Stéphanie, qui était à peine plus âgée que les garçons, e ectuait d’impressionnantes gures. Des sauts périlleux, des cabrioles qui faisaient pousser des cris enthousiastes aux autres enfants. Mme Rouvier a ni par demander à Stéphanie de descendre, pour laisser jouer les petits. Elle s’est approchée de son mari et d’une voix compatissante, elle lui a dit :

« On ne devrait peut-être pas lui proposer de revenir. Je crois que c’est trop dur pour elle. Ça doit la faire sou rir de voir tout ce à quoi elle n’a pas droit. » Son mari a souri, soulagé.

Toute la semaine, Myriam a attendu cette soirée. Elle ouvre la porte de l’appartement. Le sac à main de Louise est posé sur le fauteuil du salon. Elle entend chanter des voix enfantines. Une souris verte et des bateaux sur l’eau, quelque chose qui tourne et quelque chose qui otte. Elle avance sur la pointe des pieds. Louise est à genoux sur le sol, penchée au-dessus de la baignoire. Mila trempe le corps de sa poupée rousse dans l’eau et Adam tape des mains en chantonnant. Délicatement, Louise prélève des blocs de mousse qu’elle pose sur la tête des enfants. Ils rient de ces chapeaux qui s’envolent sous le souffle de la nounou.

Dans le métro qui la ramenait à la maison, Myriam était impatiente comme une amoureuse. Elle n’a pas vu ses enfants de la semaine et, ce soir, elle s’est promis de se consacrer tout entière à eux. Ensemble, ils se glisseront dans le grand lit. Elle les chatouillera, les embrassera, elle les tiendra contre elle jusqu’à les étourdir.

Jusqu’à ce qu’ils se débattent.

Cachée derrière la porte de la salle de bains, elle les regarde et elle prend une profonde inspiration. Elle a le besoin éperdu de se nourrir de leur peau, de poser des baisers sur leurs petites mains, d’entendre leurs voix aiguës l’appeler « maman ». Elle se sent sentimentale tout à

coup. C’est ça qu’être mère a provoqué. Ça la rend un peu bête parfois. Elle voit de l’exceptionnel dans ce qui est banal. Elle s’émeut pour un rien.

Cette semaine, elle est rentrée tard tous les jours. Ses enfants dormaient déjà et après le départ de Louise, il lui est arrivé de se coucher contre Mila, dans son petit lit, et de respirer l’odeur délicieuse des cheveux de sa lle, une odeur chimique de bonbon à la fraise. Ce soir, elle leur permettra des choses habituellement interdites. Ils mangeront sous la couette des sandwichs au beurre salé et au chocolat. Ils regarderont un dessin animé et ils s’endormiront tard, collés les uns aux autres. Dans la nuit, elle recevra des coups de pied au visage et elle dormira mal parce qu’elle s’inquiétera de voir Adam tomber.

Les enfants sortent de l’eau et courent se jeter, nus, dans les bras de leur mère. Louise se met à ranger la salle de bains. Elle nettoie la baignoire avec une éponge et Myriam lui dit : « Ce n’est pas la peine, ne vous dérangez pas. Il est déjà tard. Vous pouvez rentrer chez vous. Vous avez dû avoir une rude journée. » Louise fait mine de ne pas l’entendre et, accroupie, elle continue d’astiquer les rebords de la baignoire et de remettre en place les jouets que les enfants ont éparpillés.

Louise plie les serviettes. Elle vide la machine à laver et prépare le lit des enfants. Elle repose l’éponge dans un placard de la cuisine et sort une casserole qu’elle met sur le feu. Démunie, Myriam la regarde s’agiter. Elle essaie de la raisonner. « Je vais le faire, je vous assure. » Elle tente de lui prendre la casserole des mains mais Louise

tient le manche serré dans sa paume. Avec douceur, elle repousse Myriam. « Reposez-vous, dit-elle. Vous devez être fatiguée. Pro tez de vos enfants, je vais leur préparer à dîner. Vous ne me verrez même pas. »

Et c’est vrai. Plus les semaines passent et plus Louise excelle à devenir à la fois invisible et indispensable. Myriam ne l’appelle plus pour prévenir de ses retards et Mila ne demande plus quand rentrera maman. Louise est là, tenant à bout de bras cet édi ce fragile.

Myriam accepte de se faire materner. Chaque jour, elle abandonne plus de tâches à une Louise reconnaissante. La nounou est comme ces silhouettes qui, au théâtre, déplacent dans le noir le décor sur la scène. Elles soulèvent un divan, poussent d’une main une colonne en carton, un pan de mur. Louise s’agite en coulisses, discrète et puissante. C’est elle qui tient les ls transparents sans lesquels la magie ne peut pas advenir. Elle est Vishnou, divinité nourricière, jalouse et protectrice. Elle est la louve à la mamelle de qui ils viennent boire, la source infaillible de leur bonheur familial.

On la regarde et on ne la voit pas. Elle est une présence intime mais jamais familière. Elle arrive de plus en plus tôt, part de plus en plus tard. Un matin, en sortant de la douche, Myriam se retrouve, nue, devant la nounou qui n’a même pas cligné des yeux. « Qu’a-telle à faire de mon corps ? se rassure Myriam. Elle n’a pas ce genre de pudeur. »

Louise encourage le couple à sortir. « Il faut pro ter de votre jeunesse », répète-t-elle mécaniquement. Myriam écoute ses conseils.

Elle trouve Louise avisée et bienveillante. Un soir, Paul et Myriam se rendent à une fête, chez un musicien que Paul vient de rencontrer.

La soirée a lieu dans un appartement sous les toits, dans le sixième arrondissement. Le salon est minuscule, bas de plafond, et les gens sont serrés les uns contre les autres. Une ambiance très joyeuse règne dans ce cagibi où, bientôt, tout le monde se met à danser. La femme du musicien, une grande blonde qui porte un rouge à lèvres fuchsia, fait tourner des joints et verse des shots de vodka dans des verres glacés. Myriam parle à des gens qu’elle ne connaît pas mais avec qui elle rit, à gorge déployée. Elle passe une heure dans la cuisine assise sur le plan de travail. À 3 heures du matin, les invités crient famine et la belle blonde prépare une omelette aux champignons qu’ils mangent penchés sur la poêle, en faisant claquer leurs fourchettes.

Quand ils rentrent chez eux, vers 4 heures du matin, Louise s’est assoupie sur le canapé, les jambes repliées contre sa poitrine, les mains jointes. Paul étale délicatement une couverture sur elle. « Ne la réveillons pas. Elle a l’air si paisible. » Et Louise commence à dormir là, une ou deux fois par semaine. Ce n’est jamais clairement dit, ils n’en parlent pas, mais Louise construit patiemment son nid au milieu de l’appartement.

Paul s’inquiète parfois de ces horaires qui s’allongent. « Je ne voudrais pas qu’elle nous accuse un jour de l’exploiter. » Myriam lui promet de reprendre les choses en main. Elle qui est si rigide, si droite, s’en veut de ne pas l’avoir fait avant. Elle va parler à Louise, remettre les choses au clair. Elle est à la fois gênée et secrètement ravie que Louise s’astreigne à de telles tâches ménagères, qu’elle accomplisse ce qu’elle ne lui a jamais demandé. Myriam sans cesse se confond en excuses. Quand elle rentre tard, elle dit : « Pardon

d’abuser de votre gentillesse. » Et Louise, toujours, répond : « Mais je suis là pour ça. N’ayez pas d’inquiétude. »

Myriam lui fait souvent des cadeaux. Des boucles d’oreilles qu’elle achète dans une boutique bon marché, à la sortie du métro.

Un cake à l’orange, seule gourmandise qu’elle connaît à Louise. Elle lui donne des a aires qu’elle ne met plus, elle qui a pourtant longtemps pensé qu’il y avait là quelque chose d’humiliant. Myriam fait tout pour ne pas blesser Louise, pour ne pas susciter sa jalousie ou sa peine. Quand elle fait les magasins, pour elle ou pour ses enfants, elle cache les nouveaux vêtements dans un vieux sac en tissu et ne les déballe qu’une fois Louise partie. Paul la félicite de faire preuve d’autant de délicatesse.

Dans l’entourage de Paul et de Myriam, tout le monde nit par connaître Louise. Certains l’ont croisée dans le quartier ou dans l’appartement. D’autres ont seulement entendu parler des prouesses de cette nounou irréelle, qui a jailli d’un livre pour enfants.

Les « dîners de Louise » deviennent une tradition, un rendez-vous couru par tous les amis de Myriam et de Paul. Louise est au courant des goûts de chacun. Elle sait qu’Emma cache son anorexie derrière une savante idéologie végétarienne. Que Patrick, le frère de Paul, est un amateur de viande et de champignons. Les dîners ont en général lieu le vendredi. Louise cuisine tout l’après-midi pendant que les enfants jouent à ses pieds. Elle range l’appartement, confectionne un bouquet de eurs et prépare une jolie table. Elle a traversé Paris pour acheter quelques mètres de tissu dans lequel elle a cousu une nappe. Quand le couvert est mis, que la sauce est réduite et le vin carafé, elle se glisse hors de l’appartement. Il lui arrive de croiser des invités, dans le hall ou près de la bouche de métro. Elle répond timidement à leurs félicitations et à leurs sourires entendus, une main sur le ventre, la salive aux lèvres.

Un soir, Paul insiste pour qu’elle reste. Ce n’est pas un jour comme les autres. « Il y a tant de choses à fêter ! » Pascal a con é à

Myriam une très grosse a aire, qu’elle est en bonne voie de gagner grâce à une défense astucieuse et pugnace. Paul aussi est joyeux. Il y a une semaine, il était au studio, en train de travailler sur ses propres sons, quand un chanteur connu est entré dans la cabine. Ils ont parlé des heures, de leurs goûts communs, des arrangements qu’ils imaginaient, du matériel incroyable qu’ils pourraient se procurer, et le chanteur a ni par proposer à Paul de réaliser son prochain disque. « Il y a des années comme ça, où tout nous sourit. Il faut savoir en pro ter », décide Paul. Il saisit les épaules de Louise et la regarde en souriant. « Que vous le vouliez ou non, ce soir, vous dînez avec nous. »

Louise se réfugie dans la chambre des enfants. Elle reste longtemps allongée contre Mila. Elle caresse ses tempes et ses cheveux. Elle observe, dans la lumière bleue de la veilleuse, le visage abandonné d’Adam. Elle ne se résout pas à sortir. Elle entend la porte d’entrée s’ouvrir et des rires dans le couloir. Une bouteille de champagne qu’on débouche, un fauteuil qu’on pousse contre le mur.

Dans la salle de bains, Louise rajuste son chignon et étale une couche de fard mauve sur ses paupières. Myriam, elle, ne se maquille jamais.

Ce soir, elle porte un jean droit et une chemise de Paul, dont elle a retroussé les manches.

« Vous ne vous connaissez pas, je crois ? Pascal, je te présente notre Louise. Tu sais que tout le monde nous l’envie ! » Myriam entoure les épaules de Louise. Elle sourit et se détourne, un peu gênée par la familiarité de son geste.

« Louise, je vous présente Pascal, mon patron.

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