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Add to favorite "Chanson Douce" de Leïla Slimani 📕 📕 📕

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« Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce qui vous a pris ? »

Paul hurle. Il attrape Mila par le bras et il la hisse sur un tabouret dans la salle de bains. Il essuie le maquillage sur son visage. La petite hurle : « Tu me fais mal. » Elle sanglote et le rouge ne fait que s’étaler, plus collant, plus visqueux, sur la peau diaphane de l’enfant.

Il a l’impression de la dé gurer toujours plus, de la salir et sa colère grandit.

« Louise, je vous préviens, je ne veux plus jamais voir ça. Ce genre de chose me fait horreur. Je n’ai pas l’intention d’enseigner une telle vulgarité à ma lle. Elle est beaucoup trop petite pour être déguisée en... Vous voyez ce que je veux dire. »

Louise est restée debout, à l’entrée de la salle de bains, Adam dans les bras. Malgré les cris de son père, malgré l’agitation, le bébé ne pleure pas. Il pose sur Paul un regard dur, mé ant, comme s’il lui signi ait qu’il avait choisi son camp, celui de Louise. La nounou écoute Paul. Elle ne baisse pas les yeux, elle ne s’excuse pas.

Stéphanie pourrait être morte. Louise y pense parfois. Elle aurait pu l’empêcher de vivre. L’étou er dans l’œuf. Personne ne s’en serait rendu compte. On n’aurait pas eu à cœur de le lui reprocher. Si elle l’avait éliminée, la société lui en serait peut-être même reconnaissante aujourd’hui. Elle aurait fait preuve de civisme, de lucidité.

Louise avait vingt-cinq ans et elle s’était réveillée un matin, les seins lourds et douloureux. Une tristesse nouvelle s’était immiscée entre elle et le monde. Elle sentait bien que ça n’allait pas. Elle travaillait alors chez M. Franck, un peintre qui vivait avec sa mère, dans un hôtel particulier du quatorzième arrondissement. Louise ne comprenait pas grand-chose aux œuvres de M. Franck. Dans le salon, sur les murs du couloir et des chambres, elle s’arrêtait devant les immenses portraits de femmes dé gurées, les corps perclus de douleurs ou paralysés par l’extase qui avaient fait la notoriété du peintre. Louise n’aurait pas su dire si elle les trouvait beaux, mais elle les aimait.

Geneviève, la mère de M. Franck, s’était fracturé le col du fémur en descendant d’un train. Elle ne pouvait plus marcher et sur le quai, elle avait perdu la raison. Elle vivait couchée, nue la plupart du temps, dans une chambre claire au rez-de-chaussée. Il était si di cile

de l’habiller, elle se débattait avec une telle férocité, qu’on se contentait de l’allonger sur une couche ouverte, les seins et le sexe à la vue de tous. Le spectacle de ce corps à l’abandon était effroyable.

M. Franck avait commencé par embaucher des in rmières quali ées et très chères. Mais celles-ci se plaignaient des caprices de la vieille. Elles l’assommaient de médicaments. Le ls les trouvait froides et brutales. Il rêvait pour sa mère d’une amie, d’une nourrice, d’une femme tendre qui écouterait ses délires sans lever les yeux au ciel, sans soupirer. Louise était jeune, certes, mais elle l’avait impressionné par sa force physique. Le premier jour, elle était entrée dans la chambre et elle avait, à elle seule, réussi à soulever le corps lourd comme une dalle. Elle l’avait nettoyé, en parlant sans cesse, et Geneviève pour une fois n’avait pas crié.

Louise dormait avec la vieille. Elle la lavait. Elle l’écoutait délirer la nuit. Comme les nourrissons, Geneviève craignait le crépuscule.

Les lumières faiblissantes, les ombres, les silences la faisaient hurler de peur. Elle avait des terreurs vespérales. Elle suppliait sa mère, morte depuis quarante ans, de venir la chercher. Louise, qui dormait à côté du lit médicalisé, tentait de la raisonner. La vieille lui crachait des insultes, la traitait de pute, de chienne, de bâtarde. Parfois, elle essayait de la frapper.

Puis, Louise s’est mise à dormir plus profondément que jamais.

Les cris de Geneviève ne la dérangeaient plus. Bientôt, elle n’a plus été capable de retourner la vieille ou de l’installer sur son fauteuil roulant. Ses bras étaient comme atrophiés, son dos lui faisait a reusement mal. Un après-midi, alors que la nuit était déjà tombée et que Geneviève marmonnait des prières déchirantes, Louise est montée dans l’atelier de M. Franck pour lui expliquer la situation. Le

peintre est entré dans une rage que Louise n’avait pas prévue. Il a fermé la porte violemment et s’est approché d’elle, plantant ses yeux gris dans les siens. Elle a cru, un instant, qu’il allait lui faire du mal.

Et il s’est mis à rire.

« Louise, quand on est comme vous, célibataire, et qu’on gagne à peine sa vie, on ne fait pas d’enfants. Pour vous dire tout à fait mon sentiment, je trouve que vous êtes complètement irresponsable. Vous arrivez avec vos yeux ronds et votre sourire bête, pour m’annoncer ça. Et vous voudriez quoi, encore ? Qu’on ouvre le champagne ? » Il faisait les cent pas dans la grande pièce, au milieu des toiles inachevées, les mains derrière le dos. « Vous pensez que c’est une bonne nouvelle ? Vous n’avez donc aucune jugeote ? Je vais vous dire : vous avez de la chance d’être tombée sur un employeur comme moi, qui essaie de vous aider à améliorer votre situation. J’en connais qui vous auraient mise dehors, et plus vite que ça. Je vous con e ma mère, qui est la personne qui compte le plus au monde pour moi, et je m’aperçois que vous êtes complètement écervelée, incapable de bon sens. Je me che de ce que vous faites de vos soirées libres. Vos mœurs légères ne me regardent pas. Mais la vie, ce n’est pas une fête. Qu’est-ce que vous feriez d’un bébé ? »

En réalité, M. Franck ne se chait pas de ce que Louise faisait le samedi soir. Il s’est mis à lui poser des questions, de plus en plus insistantes. Il avait envie de la secouer, de lui donner des gi es pour qu’elle avoue. Qu’elle lui raconte ce qu’elle faisait lorsqu’elle n’était pas là, sous ses yeux, au chevet de Geneviève. Il voulait savoir de quelles caresses cet enfant était né, dans quel lit Louise s’était

abandonnée au plaisir, à la luxure, au rire. Il lui demandait sans cesse qui était le père, à quoi il ressemblait, où elle l’avait rencontré et ce qu’il avait l’intention de faire. Mais Louise, invariablement, répondait à ses questions en disant : « C’est personne. »

M. Franck a tout pris en main. Il a dit qu’il l’emmènerait lui-même chez le médecin et qu’il l’attendrait pendant l’intervention. Il lui a même promis qu’une fois que ce serait ni il lui ferait signer un contrat en bonne et due forme, qu’il lui verserait de l’argent sur un compte en banque à son nom et qu’elle aurait droit à des congés payés.

Le jour de l’opération, Louise ne s’est pas réveillée et elle a raté le rendez-vous. Stéphanie s’est imposée, creusant en elle, l’étirant, déchirant sa jeunesse. Elle a germé comme un champignon sur un bois humide. Louise n’est pas retournée chez M. Franck. Elle n’a jamais revu la vieille.

Enfermée dans l’appartement des Massé, elle a parfois l’impression de devenir folle. Depuis quelques jours, des plaques rouges sont apparues sur ses joues et sur ses poignets. Louise est obligée de mettre ses mains et son visage sous l’eau glacée pour apaiser la sensation de brûlure qui la dévore. Pendant ces longues journées d’hiver, un sentiment de solitude immense l’étreint. En proie à la panique, elle sort de l’appartement, ferme la porte derrière elle, affronte le froid et emmène les enfants au square.

Les squares, les après-midi d’hiver. Le crachin balaie les feuilles mortes. Le gravier glacé colle aux genoux des petits. Sur les bancs, dans les allées discrètes, on croise ceux dont le monde ne veut plus.

Ils fuient les appartements exigus, les salons tristes, les fauteuils creusés par l’inactivité et l’ennui. Ils préfèrent grelotter en plein air, le dos rond, les bras croisés. À 16 heures, les journées oisives paraissent interminables. C’est au milieu de l’après-midi que l’on perçoit le temps gâché, que l’on s’inquiète de la soirée à venir. À

cette heure, on a honte de ne servir à rien.

Les squares, les après-midi d’hiver, sont hantés par les

vagabonds, les clochards, les chômeurs et les vieux, les malades, les errants, les précaires. Ceux qui ne travaillent pas, ceux qui ne produisent rien. Ceux qui ne font pas d’argent. Au printemps, bien sûr, les amoureux reviennent, les couples clandestins trouvent un domicile sous les tilleuls, dans les alcôves euries, les touristes photographient les statues. L’hiver, c’est autre chose.

Autour du toboggan glacé, il y a les nounous et leur armée d’enfants. Enveloppés dans des doudounes qui les empêchent, les bambins courent comme de grosses poupées japonaises, le nez dégoulinant de morve, les doigts violets. Ils sou ent de la fumée blanche et s’en émerveillent. Dans les poussettes, les bébés harnachés contemplent leurs aînés. Peut-être certains en éprouvent-ils de la mélancolie, de l’impatience. Ils ont hâte sans doute de pouvoir se réchau er en grimpant sur le portique en bois. Ils pia ent à l’idée d’échapper à la surveillance des femmes qui les rattrapent d’une main sûre ou brutale, douce ou excédée. Des femmes en boubous dans l’hiver glacial.

Il y a les mères aussi, les mères au regard vague. Celle qu’un accouchement récent retient à la lisière du monde et qui, sur ce banc, sent le poids de son ventre encore asque. Elle porte son corps de douleur et de sécrétions, son corps qui sent le lait aigre et le sang.

Cette chair qu’elle traîne et à qui elle n’o re ni soin ni repos. Il y a les mères souriantes, radieuses, les mères si rares, que tous les enfants couvent des yeux. Celles qui n’ont pas dit au revoir ce matin, qui ne les ont pas laissés dans les bras d’une autre. Celles qu’un jour de congé exceptionnel a poussées là et qui pro tent avec un enthousiasme étrange de cette banale journée d’hiver au parc.

Les hommes, il y en a, mais plus près des bancs du square, plus

près du bac à sable, plus près des bambins, les femmes forment un mur compact, une défense infranchissable. On se mé e des hommes qui serrent, de ceux qui s’intéressent à ce monde de bonnes femmes.

On chasse ceux qui sourient aux enfants, qui regardent leurs joues replètes et leurs petites jambes. Les grands-mères le déplorent :

« Avec tous les pédophiles qu’il y a aujourd’hui. De mon temps, ça n’existait pas. »

Louise ne quitte pas Mila des yeux. La petite lle court, du toboggan à la balançoire. Elle ne s’arrête jamais pour ne pas laisser de prise au froid. Ses gants sont trempés et elle les essuie en les frottant contre son manteau rose. Adam dort dans sa poussette.

Louise l’a enroulé dans une couverture et elle caresse doucement la peau de sa nuque, entre le pull et le bonnet de laine. Un soleil glacial, à l’éclat métallique, lui fait plisser les yeux.

« Tu en veux ? »

Une jeune femme s’est assise à côté d’elle, les jambes écartées.

Elle lui tend une petite boîte où s’agglutinent des gâteaux au miel.

Louise la regarde. Elle n’a pas plus de vingt-cinq ans et elle sourit d’une manière un peu vulgaire. Ses longs cheveux noirs sont sales et pas coi és, mais on devine qu’elle pourrait être jolie. Attirante en tout cas. Elle a des rondeurs sensuelles, un peu de ventre et des cuisses épaisses. Elle mâche son gâteau la bouche ouverte et suce bruyamment ses doigts couverts de miel.

« Merci. » Louise refuse le gâteau d’un signe de la main.

« Chez nous, on propose toujours à manger aux inconnus. Il n’y a qu’ici que j’ai vu des gens manger tout seuls. » Un garçon

d’environ quatre ans s’approche de la jeune femme et elle lui enfonce un gâteau dans la bouche. Le petit garçon rit.

« C’est bon pour toi, lui dit-elle. C’est un secret, d’accord ? On ne dit rien à ta mère. »

Le petit garçon s’appelle Alphonse et Mila aime jouer avec lui.

Louise vient au square tous les jours et tous les jours elle refuse les pâtisseries grasses que lui propose Wafa. Elle interdit à Mila d’en manger mais Wafa ne se formalise pas. La jeune femme est très bavarde et sur le banc, les fesses collées à Louise, elle lui raconte sa vie. Elle parle surtout des hommes.

Wafa fait penser à une espèce de gros félin peu subtil mais très débrouillard. Elle n’a pas encore de papiers et ne semble pas s’en inquiéter. Elle est arrivée en France grâce à un vieil homme à qui elle prodiguait des massages, dans un hôtel louche de Casablanca.

L’homme s’est attaché à ses mains, si douces, puis à sa bouche et à ses fesses et, en n, à tout ce corps qu’elle lui a o ert, suivant ainsi son instinct et les conseils de sa mère. Le vieillard l’a emmenée à Paris, où il vivait dans un appartement minable et où il touchait de l’argent de l’État. « Il a eu peur que je tombe enceinte et ses enfants l’ont poussé à me mettre dehors. Mais le vieux, il aurait bien voulu que je reste. »

Face à Louise et à son silence, Wafa parle comme on se con e à un prêtre ou à la police. Elle lui raconte les détails d’une vie qui ne sera jamais consignée. Après le départ de chez le vieux, elle a été recueillie par une lle qui l’a inscrite sur des sites de rencontres pour jeunes femmes musulmanes et sans papiers. Un soir, un homme lui a donné rendez-vous dans un McDo de banlieue. Le type l’a trouvée belle. Il lui a fait des avances. Il a même essayé de la violer. Elle a

réussi à le calmer. Ils se sont mis à parler d’argent. Youssef a accepté de l’épouser pour vingt mille euros. « C’est pas cher payé pour des papiers français », a-t-il expliqué.

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