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Louise lui a été conseillée par une amie. Elle lui en avait dit le plus grand bien. Et d’ailleurs, elle-même a toujours été satisfaite de sa nounou. « Hector, vous le constatez vous-même, était très attaché à elle. » Le capitaine sourit à l’adolescent. Elle retourne derrière son bureau, ouvre un dossier et demande :

« Est-ce que vous vous souvenez du coup de l de Mme Massé ?

Il y a un peu plus d’un an, en janvier ?

— Mme Massé ?

— Oui, rappelez-vous. Louise vous avait donné comme référence et Myriam Massé voulait savoir ce que vous pensiez d’elle.

— C’est vrai, je m’en souviens. Je lui ai dit que Louise était une nounou d’exception. »

Ils sont assis depuis plus de deux heures dans cette pièce froide, qui ne leur o re aucune distraction. Le bureau est bien rangé.

Aucune photographie ne traîne. Il n’y a pas d’a ches placardées au mur, aucun avis de recherche. Le capitaine s’arrête parfois au milieu d’une phrase et sort du bureau en s’excusant. Anne et son ls la voient à travers la vitre répondre à son portable, chuchoter à l’oreille d’un collègue ou boire un café. Ils n’ont pas envie de se parler, même pour se distraire. Assis côte à côte, ils s’évitent, ils font semblant

d’oublier qu’ils ne sont pas seuls. Ils se contentent de sou er fort, de se lever pour faire le tour de leur chaise. Hector consulte son portable. Anne tient son sac en cuir noir entre ses bras. Ils s’ennuient mais ils sont trop polis et trop peureux pour montrer à la policière le moindre signe d’agacement. Épuisés, soumis, ils attendent d’être libérés.

Le capitaine imprime des documents qu’elle leur tend.

« Signez ici et là aussi, s’il vous plaît. »

Anne se penche vers la feuille et sans lever les yeux, elle demande, d’une voix blanche :

« Louise, qu’est-ce qu’elle a fait ? Que s’est-il passé ?

— Elle est accusée d’avoir tué deux enfants. »

Le capitaine a les yeux cernés. Des poches violettes et gon ées alourdissent son regard et, bizarrement, la rendent plus jolie encore.

Hector sort dans la rue, dans la chaleur du mois de juin. Les lles sont belles et il a envie de grandir, d’être libre, d’être un homme. Ses dix-huit ans lui pèsent, il voudrait les laisser derrière lui, comme il a laissé sa mère devant la porte du commissariat, hébétée, transie. Il se rend compte que ce n’est pas la surprise ou la stupéfaction qu’il a d’abord ressenties tout à l’heure, face à la policière, mais un immense et douloureux soulagement. Une jubilation, même. Comme s’il avait toujours su qu’une menace avait pesé sur lui, une menace blanche, sulfureuse, indicible. Une menace que lui seul, de ses yeux et de son cœur d’enfant, était capable de percevoir. Le destin avait voulu que le malheur s’abatte ailleurs.

Le capitaine a eu l’air de le comprendre. Tout à l’heure, elle a

scruté son visage impassible et elle lui a souri. Comme on sourit aux rescapés.

Toute la nuit, Myriam pense à cette carcasse posée sur la table de la cuisine. Dès qu’elle ferme les yeux, elle imagine le squelette de l’animal, juste là, à côté d’elle, dans son lit.

Elle a bu son verre de vin d’un trait, la main sur la petite table, surveillant la carcasse du coin de l’œil. Elle répugnait à la toucher, à en sentir le contact. Elle avait le sentiment bizarre que quelque chose pourrait alors se passer, que l’animal pourrait reprendre vie et lui sauter au visage, s’accrocher à ses cheveux, la pousser contre le mur.

Elle a fumé une cigarette à la fenêtre du salon et elle est retournée dans la cuisine. Elle a en lé une paire de gants en plastique et elle a jeté le squelette dans la poubelle. Elle aussi jeté l’assiette et le torchon qui reposait à côté. Elle a descendu à toute vitesse les sacs noirs et a refermé violemment la porte du local derrière elle.

Elle s’est mise au lit. Son cœur cognait dans sa poitrine au point qu’elle avait du mal à respirer. Elle a essayé de dormir puis, n’y tenant plus, elle a appelé Paul et, en larmes, elle lui a raconté cette histoire de poulet. Il trouve qu’elle dramatise. Il rit de ce mauvais scénario de lm d’horreur. « Tu ne vas quand même pas te mettre

dans des états pareils pour une histoire de volaille ? » Il essaie de la faire rire, de la faire douter de la gravité de la situation. Myriam lui raccroche au nez. Il essaie de rappeler mais elle ne répond pas.

Son insomnie est habitée de pensées accusatrices puis de culpabilité. Elle commence par agonir Louise. Elle se dit qu’elle est folle. Dangereuse peut-être. Qu’elle nourrit contre ses patrons une haine sordide, un appétit de vengeance. Myriam se reproche de n’avoir pas mesuré la violence dont Louise est capable. Elle avait déjà remarqué que la nounou pouvait se mettre en colère pour ce genre de choses. Une fois Mila a perdu un gilet à l’école et Louise en a fait une maladie. Tous les jours, elle parlait à Myriam de ce gilet bleu. Elle s’était juré de le retrouver, avait harcelé l’institutrice, la gardienne et les cantinières. Un lundi matin, elle a trouvé Myriam en train d’habiller Mila. La petite portait le gilet bleu.

« Vous l’avez retrouvé ? a demandé la nounou, le regard exalté.

— Non, mais j’ai racheté le même. »

Louise s’est mise dans une colère incontrôlable. « C’était bien la peine que je m’épuise à le chercher. Et qu’est-ce que ça veut dire ?

On se fait voler, on ne prend pas soin de ses affaires mais ce n’est pas grave, maman va racheter un gilet pour Mila ? »

Et puis Myriam retourne contre elle-même ses accusations.

« C’est moi, pense-t-elle, qui suis allée trop loin. C’était sa façon à elle de me dire que je suis gaspilleuse, trop légère, désinvolte. Louise a dû vivre comme un a ront que je jette ce poulet, elle qui sans doute connaît des problèmes d’argent. Au lieu de l’aider, je l’ai

humiliée. »

Elle se lève, aux aurores, avec l’impression d’avoir à peine dormi.

Quand elle sort de son lit, elle voit tout de suite que la cuisine est allumée. Elle sort de sa chambre et elle voit Louise, assise devant la petite fenêtre qui donne sur la cour. La nounou tient des deux mains sa tasse de thé, celle que lui a achetée Myriam pour sa fête. Son visage otte dans un nuage de vapeur. Louise ressemble à une petite vieille, à un fantôme tremblant dans le matin pâle. Ses cheveux, sa peau se sont vidés de toute couleur. Myriam a l’impression que Louise est toujours habillée de la même façon ces derniers temps, cette chemise bleue, ce col Claudine l’écœurent d’un seul coup. Elle voudrait tellement ne pas avoir à lui parler. Elle voudrait la faire disparaître de sa vie, sans e ort, d’un simple geste, d’un clignement d’œil. Mais Louise est là, elle lui sourit.

De sa voix uette elle lui demande : « Je vous fais un café ? Vous avez l’air fatiguée. » Myriam tend la main et saisit la tasse brûlante.

Elle pense à la longue journée qui l’attend, elle qui va défendre un homme devant les assises. Dans sa cuisine, face à Louise, elle mesure l’ironie de la situation. Elle dont tout le monde admire la pugnacité, dont Pascal loue le courage pour a ronter ses adversaires, a la gorge nouée devant cette petite femme blonde.

Certains adolescents rêvent de plateaux de cinéma, de terrains de football, de salles de concerts combles. Myriam a toujours rêvé de la cour d’assises. Étudiante, déjà, elle essayait d’assister le plus souvent possible à des procès. Sa mère ne comprenait pas qu’on puisse se passionner ainsi pour de sordides histoires de viols, pour l’exposé

précis, glauque, sans a ect, d’incestes ou de meurtres. Myriam préparait le barreau quand a commencé le procès de Michel Fourniret, le tueur en série dont elle a attentivement suivi l’a aire.

Elle avait loué une chambre dans le centre de Charleville-Mézières et tous les jours elle rejoignait le groupe de femmes au foyer venues observer le monstre. On avait installé à l’extérieur du Palais de justice un immense chapiteau dans lequel le public, très nombreux, pouvait assister en direct aux audiences grâce à des écrans géants.

Elle restait un peu à l’écart. Elle ne leur parlait pas. Elle était mal à l’aise quand ces femmes au teint rougeaud, aux cheveux courts, les ongles coupés ras, accueillaient la camionnette de l’accusé par des insultes et des crachats. Elle, si pétrie de principes, si rigide parfois, était fascinée par ce spectacle de haine franche, par ces appels à la vengeance.

Myriam prend le métro et arrive en avance devant le Palais de justice. Elle fume une cigarette et tient par le bout des doigts le cordon rouge qui entoure son énorme dossier. Depuis plus d’un mois, Myriam assiste Pascal dans la préparation de ce procès. Le prévenu, un homme de vingt-quatre ans, est accusé d’avoir mené avec trois complices une expédition punitive contre deux Sri-Lankais.

Sous l’emprise de l’alcool et de la cocaïne, ils ont tabassé les deux cuisiniers, sans papiers et sans histoires. Ils ont frappé, encore et encore, frappé jusqu’à la mort d’un des hommes, frappé jusqu’à se rendre compte qu’ils s’étaient trompés de cible, qu’ils avaient pris un Noir pour un autre. Ils n’ont pas su expliquer pourquoi. Ils n’ont pas pu nier, dénoncés par l’enregistrement d’une caméra de surveillance.

Pendant le premier rendez-vous, l’homme a raconté sa vie aux avocats, un récit émaillé de mensonges, d’exagérations évidentes. Au

seuil de la prison à vie, il trouvait le moyen de faire du charme à Myriam. Elle a tout fait pour garder la « bonne distance ». C’est l’expression qu’utilise toujours Pascal et sur laquelle repose, selon lui, le succès d’une a aire. Elle a cherché à démêler le vrai du faux, méthodiquement, preuves à l’appui. Elle a expliqué de sa voix d’institutrice, choisissant des mots simples mais cinglants, que le mensonge était une mauvaise technique de défense et qu’il n’avait rien à perdre, à présent, à dire la vérité.

Pour le procès, elle a acheté au jeune homme une chemise neuve et lui a conseillé d’oublier les plaisanteries de mauvais goût et ce sourire en coin, qui lui donne l’air bravache. « Nous devons prouver que, vous aussi, vous êtes une victime. »

Myriam parvient à se concentrer et le travail lui fait oublier sa nuit de cauchemar. Elle interroge les deux experts qui viennent à la barre pour parler de la psychologie de son client. Une des victimes témoigne, assistée d’un traducteur. Le témoignage est laborieux mais l’émotion est palpable dans l’assistance. L’accusé garde les yeux baissés, impassible.

Pendant une suspension de séance, alors que Pascal est au téléphone, Myriam reste assise dans un couloir, le regard vide, prise d’un sentiment de panique. Elle a sans doute traité avec trop de hauteur cette histoire de dettes. Par discrétion ou par désinvolture, elle n’a pas regardé en détail le courrier du Trésor public. Elle aurait dû garder les documents, se dit-elle. Des dizaines de fois elle a demandé à Louise de les lui apporter. Louise a commencé par dire qu’elle les avait oubliés, qu’elle y penserait demain, promis. Myriam

a essayé d’en savoir plus. Elle l’a interrogée sur Jacques, sur ces dettes qui semblent courir depuis des années. Elle lui a demandé si Stéphanie était au courant de ses di cultés. À ses questions, posées d’une voix douce et compréhensive, Louise opposait un silence hermétique. « C’est de la pudeur », a pensé Myriam. Une façon de préserver la frontière entre nos deux mondes. Elle a alors renoncé à l’aider. Elle avait l’affreuse impression que sa curiosité était autant de coups infligés au corps fragile de Louise, ce corps qui depuis quelques jours semble s’étioler, blêmir, s’e acer. Dans ce couloir sombre, où otte une rumeur lancinante, Myriam se sent démunie, en proie à un lourd et profond épuisement.

Ce matin, Paul l’a rappelée. Il s’est montré doux et conciliant. Il s’est excusé d’avoir si bêtement réagi. De ne pas l’avoir prise au sérieux. « On fera comme tu voudras, a-t-il répété. Dans ces conditions, nous ne pouvons pas la garder. » Et il a ajouté, pragmatique : « On attend l’été, on part en vacances et au retour nous lui ferons comprendre que nous n’avons plus vraiment besoin d’elle. »

Myriam a répondu d’une voix blanche, sans conviction. Elle repense à la joie des enfants quand ils ont retrouvé la nounou après ces quelques jours de congé maladie. Au regard triste que Louise lui a adressé, à son visage lunaire. Elle entend encore ses excuses voilées et un peu ridicules, sa honte d’avoir manqué à son devoir. « Ça ne se reproduira plus, disait-elle. Je vous le promets. »

Bien sûr, il su rait d’y mettre n, de tout arrêter là. Mais Louise a les clés de chez eux, elle sait tout, elle s’est incrustée dans leur vie si profondément qu’elle semble maintenant impossible à déloger. Ils la repousseront et elle reviendra. Ils feront leurs adieux et elle cognera

Are sens