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n’aurait pu décrire. Il avait envie, parfois, d’être enfant avec eux, de se mettre à leur hauteur, de fondre dans l’enfance. Quelque chose était mort et ce n’était pas seulement la jeunesse ou l’insouciance. Il n’était plus inutile. On avait besoin de lui et il allait devoir faire avec ça. En devenant père, il a acquis des principes et des certitudes, ce qu’il s’était juré de ne jamais avoir. Sa générosité est devenue relative. Ses engouements ont tiédi. Son univers s’est rétréci.

Louise est là à présent et Paul s’est remis à donner rendez-vous à sa femme. Un après-midi, il lui a envoyé un message. « Place des Petits-Pères. » Elle n’a pas répondu et il a trouvé son silence merveilleux. Comme une politesse, un silence d’amoureuse. Il est arrivé sur la place le cœur tremblant, avec un peu d’avance et d’inquiétude. « Elle viendra, bien sûr qu’elle viendra. » Elle est venue et ils se sont promenés sur les quais, comme ils le faisaient avant.

Il sait combien Louise leur est nécessaire mais il ne la supporte plus. Avec son physique de poupée, sa tête à claques, elle l’irrite, elle l’énerve. « Elle est si parfaite, si délicate, que j’en ressens parfois une forme d’écœurement », a-t-il un jour avoué à Myriam. Il a horreur de sa silhouette de llette, de cette façon qu’elle a de disséquer chaque geste des enfants. Il méprise ses sombres théories sur l’éducation et ses méthodes de grand-mère. Il moque les photos qu’elle s’est mise à leur envoyer sur leur téléphone portable, dix fois par jour, sur lesquelles les enfants soulèvent en souriant leur assiette vide et où elle commente : « J’ai tout mangé. »

Depuis l’incident du maquillage, il lui parle le moins possible. Ce soir-là, il s’est même mis en tête de la renvoyer. Il a appelé Myriam

pour en discuter avec elle. Elle était au bureau, elle n’avait pas le temps pour ça. Alors il a attendu qu’elle rentre et quand sa femme a poussé la porte, vers 11 heures, il lui a raconté la scène, la façon dont Louise l’avait regardé, son silence glaçant, sa morgue.

Myriam l’a raisonné. Elle a minimisé l’a aire. Elle lui a reproché d’avoir été trop dur, de s’être montré vexant. De toute façon, elles se liguent toujours contre lui, comme deux ourses. Quand il s’agit des enfants, elles le traitent parfois avec une hauteur qui le hérisse. Elles jouent de leur connivence de mères. Elles l’infantilisent.

Sylvie, la mère de Paul, s’est moquée d’eux. « Vous jouez les grands patrons avec votre gouvernante. Vous ne croyez pas que vous en faites un peu trop ? » Paul s’est vexé. Ses parents l’ont élevé dans la détestation de l’argent, du pouvoir et dans le respect un peu mièvre du plus petit que soi. Lui a toujours travaillé dans la décontraction, avec des gens dont il se sentait l’égal. Il a toujours tutoyé son boss. Il n’a jamais donné d’ordres. Mais Louise a fait de lui un patron. Il s’entend donner à sa femme des conseils méprisables. « Ne fais pas trop de concessions, sinon elle ne s’arrêtera jamais de réclamer », lui dit-il, le bras allongé, la main passant de son poignet à son épaule.

Dans le bain, Myriam joue avec son ls. Elle le tient entre ses cuisses, le serre contre elle et le cajole au point qu’Adam nit par se débattre et par pleurer. Elle ne peut pas se retenir de couvrir de baisers son corps potelé, ce corps parfait d’angelot. Elle le regarde et se laisse envahir par une bou ée piquante d’amour maternel. Elle se dit que bientôt elle n’osera plus se mettre ainsi, nue contre lui. Que cela ne se fera plus. Et puis, plus vite qu’elle ne le croit, elle sera vieille et lui, cet enfant rieur et choyé, sera devenu un homme.

En le déshabillant, elle a remarqué deux traces étranges, sur son bras et sur son dos, à hauteur de l’épaule. Deux cicatrices rouges et presque e acées mais sur lesquelles on devine encore ce qui ressemble à des marques de dents. Elle pose sur la blessure de doux baisers. Elle tient son ls collé contre elle. Elle lui demande pardon et le console après coup de ce chagrin survenu en son absence.

Le lendemain matin, Myriam en parle à Louise. La nounou vient à peine d’entrer dans l’appartement. Elle n’a même pas eu le temps d’enlever son manteau que Myriam, déjà, tend vers elle le petit bras nu d’Adam. Louise ne paraît pas étonnée.

Elle hausse les sourcils, accroche son manteau et elle demande :

« Paul a emmené Mila à l’école ?

— Oui, ils viennent de partir. Louise, vous avez vu ? C’est une trace de morsure, non ?

— Oui, je sais. J’ai mis un peu de crème dessus pour la cicatrisation. C’est Mila qui l’a mordu.

— Vous en êtes sûre ? Vous étiez là ? Vous l’avez vue ?

— Bien sûr que j’étais là. Ils jouaient tous les deux dans le salon pendant que je préparais à dîner. Et là, j’ai entendu Adam hurler. Il sanglotait, le pauvre, et au début, je n’ai pas compris pourquoi. Mila l’avait mordu à travers ses vêtements, c’est pour cela que je n’ai pas tout de suite su.

— Je ne comprends pas, répète Myriam, en embrassant le crâne glabre d’Adam. Je lui ai demandé plusieurs fois si c’était elle. Je lui ai même dit que je ne la punirais pas. Elle m’a juré qu’elle ne savait pas d’où venait la morsure. »

Louise soupire. Elle baisse la tête. Elle a l’air d’hésiter.

« J’avais promis de ne rien dire et l’idée de briser une promesse que j’ai faite à un enfant m’embête beaucoup. »

Elle ôte son gilet noir, déboutonne sa robe chemisier et dévoile son épaule. Myriam se penche et ne peut retenir une exclamation, de surprise et de dégoût. Elle xe la trace brune qui couvre l’épaule de Louise. La cicatrice est ancienne mais on voit nettement la trace des petites dents qui se sont plantées dans la chair, qui l’ont lacérée.

« C’est Mila qui vous a fait ça ?

— Écoutez, j’ai promis à Mila de ne rien dire. Je vous demande de ne pas lui en parler. Si le lien de con ance entre nous était brisé, je crois qu’elle en serait encore plus perturbée, vous ne pensez pas ?

— Ah.

— Elle est un peu jalouse de son frère, c’est tout à fait normal.

Laissez-moi m’en occuper, d’accord ? Vous verrez, tout ira bien.

— Oui. Peut-être. Mais vraiment, je ne comprends pas.

— Vous ne devriez pas chercher à tout comprendre. Les enfants, c’est comme les adultes. Il n’y a rien à comprendre. »

Comme elle avait l’air sombre, Louise, quand Myriam lui a annoncé qu’ils allaient pour une semaine à la montagne chez les parents de Paul ! Myriam y repense et elle en a des frissons. Le regard noir de Louise était traversé par un orage. Ce soir-là, la nounou est partie sans dire au revoir aux enfants. Comme un fantôme, monstrueusement discrète, elle a claqué la porte et Mila et Adam ont dit : « Maman, Louise a disparu. »

Quelques jours plus tard, à l’heure du départ, Sylvie est venue les chercher. C’était une surprise à laquelle Louise n’avait pas été préparée. La grand-mère, joyeuse, fantasque, est entrée dans l’appartement en criant. Elle a jeté son sac par terre et s’est roulée dans le lit avec les petits, en leur promettant une semaine de fêtes, de jeux et de gloutonnerie. Myriam riait des pitreries de sa belle-mère quand elle a tourné la tête. Là, debout dans la cuisine, Louise les regardait. La nounou était d’une pâleur de morte, ses yeux cerclés de cernes semblaient s’être enfoncés. Elle avait l’air de marmonner quelque chose. Myriam s’est avancée vers elle mais Louise déjà s’était accroupie pour fermer une valise. Plus tard Myriam s’est dit qu’elle s’était sans doute trompée.

Myriam essaie de se raisonner. Elle n’a aucune raison de se sentir

coupable. Elle ne doit rien à sa nounou. Pourtant, sans qu’elle se l’explique, elle a l’impression d’arracher à Louise ses enfants, de lui refuser quelque chose. De la punir.

Louise a peut-être mal pris d’être informée si tard et de n’avoir pas pu organiser ses vacances. Ou elle est tout simplement contrariée que les enfants passent du temps avec Sylvie, pour qui elle a une profonde inimitié. Quand Myriam se plaint de sa belle-mère, la nounou a tendance à s’emporter. Elle prend le parti de Myriam avec une fougue excessive, accusant Sylvie d’être folle, hystérique, d’avoir une mauvaise in uence sur les enfants. Elle incite sa patronne à ne pas se laisser faire, pire, à éloigner la grand-mère des pauvres petits.

Dans ces moments-là, Myriam se sent à la fois soutenue et un peu mal à l’aise.

Dans la voiture, alors qu’il s’apprête à démarrer, Paul enlève la montre qu’il porte au poignet gauche.

« Tu peux la ranger dans ton sac, s’il te plaît ? » demande-t-il à Myriam.

Il s’est payé cette montre il y a deux mois, grâce au contrat signé avec son chanteur célèbre. C’est une Rolex d’occasion qu’un ami lui a obtenue pour une somme très raisonnable. Paul a beaucoup hésité avant de se l’o rir. Il en avait très envie, il la trouvait parfaite mais il avait un peu honte de ce fétichisme, de ce désir futile. La première fois qu’il l’a portée, elle lui a semblé à la fois magnifique et énorme. Il la trouvait lourde, clinquante. Il n’arrêtait pas de tirer sur la manche de sa veste pour la cacher. Mais très vite, il s’est habitué à ce poids au bout de son bras gauche. Au fond, ce bijou, l’unique qu’il ait

jamais possédé, était plutôt discret. Et puis, il avait bien le droit de se faire plaisir. Il ne l’avait volé à personne.

« Pourquoi tu enlèves ta montre ? lui demande Myriam, qui sait combien il y tient. Elle ne marche plus ?

— Si, elle marche très bien. Mais tu connais ma mère. Elle ne comprendrait pas. Et je n’ai pas envie de passer la soirée à m’engueuler pour ça. »

Ils arrivent en début de soirée dans la maison glaciale, dont la moitié des pièces sont encore en travaux. Le plafond de la cuisine menace de s’écrouler et dans la salle de bains des ls électriques pendent à nu. Myriam déteste cet endroit. Elle a peur pour ses enfants. Elle les suit dans chaque recoin de la maison, les yeux paniqués, les mains en avant, prête à les retenir dans leur chute. Elle rôde. Elle interrompt les jeux. « Mila, viens mettre un autre pull. »

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