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Add to favorite "Chanson Douce" de Leïla Slimani 📕 📕 📕

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« C’est Mila qui vous a fait ça ?

— Écoutez, j’ai promis à Mila de ne rien dire. Je vous demande de ne pas lui en parler. Si le lien de con ance entre nous était brisé, je crois qu’elle en serait encore plus perturbée, vous ne pensez pas ?

— Ah.

— Elle est un peu jalouse de son frère, c’est tout à fait normal.

Laissez-moi m’en occuper, d’accord ? Vous verrez, tout ira bien.

— Oui. Peut-être. Mais vraiment, je ne comprends pas.

— Vous ne devriez pas chercher à tout comprendre. Les enfants, c’est comme les adultes. Il n’y a rien à comprendre. »

Comme elle avait l’air sombre, Louise, quand Myriam lui a annoncé qu’ils allaient pour une semaine à la montagne chez les parents de Paul ! Myriam y repense et elle en a des frissons. Le regard noir de Louise était traversé par un orage. Ce soir-là, la nounou est partie sans dire au revoir aux enfants. Comme un fantôme, monstrueusement discrète, elle a claqué la porte et Mila et Adam ont dit : « Maman, Louise a disparu. »

Quelques jours plus tard, à l’heure du départ, Sylvie est venue les chercher. C’était une surprise à laquelle Louise n’avait pas été préparée. La grand-mère, joyeuse, fantasque, est entrée dans l’appartement en criant. Elle a jeté son sac par terre et s’est roulée dans le lit avec les petits, en leur promettant une semaine de fêtes, de jeux et de gloutonnerie. Myriam riait des pitreries de sa belle-mère quand elle a tourné la tête. Là, debout dans la cuisine, Louise les regardait. La nounou était d’une pâleur de morte, ses yeux cerclés de cernes semblaient s’être enfoncés. Elle avait l’air de marmonner quelque chose. Myriam s’est avancée vers elle mais Louise déjà s’était accroupie pour fermer une valise. Plus tard Myriam s’est dit qu’elle s’était sans doute trompée.

Myriam essaie de se raisonner. Elle n’a aucune raison de se sentir

coupable. Elle ne doit rien à sa nounou. Pourtant, sans qu’elle se l’explique, elle a l’impression d’arracher à Louise ses enfants, de lui refuser quelque chose. De la punir.

Louise a peut-être mal pris d’être informée si tard et de n’avoir pas pu organiser ses vacances. Ou elle est tout simplement contrariée que les enfants passent du temps avec Sylvie, pour qui elle a une profonde inimitié. Quand Myriam se plaint de sa belle-mère, la nounou a tendance à s’emporter. Elle prend le parti de Myriam avec une fougue excessive, accusant Sylvie d’être folle, hystérique, d’avoir une mauvaise in uence sur les enfants. Elle incite sa patronne à ne pas se laisser faire, pire, à éloigner la grand-mère des pauvres petits.

Dans ces moments-là, Myriam se sent à la fois soutenue et un peu mal à l’aise.

Dans la voiture, alors qu’il s’apprête à démarrer, Paul enlève la montre qu’il porte au poignet gauche.

« Tu peux la ranger dans ton sac, s’il te plaît ? » demande-t-il à Myriam.

Il s’est payé cette montre il y a deux mois, grâce au contrat signé avec son chanteur célèbre. C’est une Rolex d’occasion qu’un ami lui a obtenue pour une somme très raisonnable. Paul a beaucoup hésité avant de se l’o rir. Il en avait très envie, il la trouvait parfaite mais il avait un peu honte de ce fétichisme, de ce désir futile. La première fois qu’il l’a portée, elle lui a semblé à la fois magnifique et énorme. Il la trouvait lourde, clinquante. Il n’arrêtait pas de tirer sur la manche de sa veste pour la cacher. Mais très vite, il s’est habitué à ce poids au bout de son bras gauche. Au fond, ce bijou, l’unique qu’il ait

jamais possédé, était plutôt discret. Et puis, il avait bien le droit de se faire plaisir. Il ne l’avait volé à personne.

« Pourquoi tu enlèves ta montre ? lui demande Myriam, qui sait combien il y tient. Elle ne marche plus ?

— Si, elle marche très bien. Mais tu connais ma mère. Elle ne comprendrait pas. Et je n’ai pas envie de passer la soirée à m’engueuler pour ça. »

Ils arrivent en début de soirée dans la maison glaciale, dont la moitié des pièces sont encore en travaux. Le plafond de la cuisine menace de s’écrouler et dans la salle de bains des ls électriques pendent à nu. Myriam déteste cet endroit. Elle a peur pour ses enfants. Elle les suit dans chaque recoin de la maison, les yeux paniqués, les mains en avant, prête à les retenir dans leur chute. Elle rôde. Elle interrompt les jeux. « Mila, viens mettre un autre pull. »

« Adam respire mal, vous ne trouvez pas ? »

Un matin, elle se réveille transie. Elle sou e sur les mains glacées d’Adam. Elle s’inquiète de la pâleur de Mila et lui impose de garder son bonnet à l’intérieur. Sylvie préfère se taire. Elle voudrait rendre aux enfants la sauvagerie et la fantaisie qui leur sont interdites. Pas de règles avec elle. Elle ne les couvre pas de cadeaux frivoles, comme les parents qui essaient de compenser leurs absences. Elle ne fait pas attention aux mots qu’elle prononce et sans cesse elle s’attire les réprimandes de Paul et de Myriam.

Pour faire râler sa belle- lle, elle les appelle « mes petits oiseaux tombés du nid ». Elle aime les plaindre de vivre en ville, de subir l’incivilité et la pollution. Elle voudrait élargir l’horizon de ces enfants

voués à devenir des gens corrects, à la fois serviles et autoritaires.

Des froussards.

Sylvie prend sur elle. Elle se retient, autant qu’elle le peut, d’aborder le sujet de l’éducation des enfants. Quelques mois auparavant, une violente dispute a opposé les deux femmes. Le genre de disputes que le temps ne su t pas à faire oublier et dont les mots, très longtemps après, continuent de résonner en elles chaque fois qu’elles se voient. Tout le monde avait bu. Beaucoup trop. Myriam, sentimentale, a cherché en Sylvie une oreille compatissante. Elle s’est plainte de ne jamais voir ses enfants, de sou rir de cette existence e rénée où personne ne lui faisait de cadeau. Mais Sylvie ne l’a pas consolée. Elle n’a pas posé sa main sur l’épaule de Myriam. Au contraire, elle s’est lancée dans une attaque en règle contre sa belle-lle. Ses armes, apparemment, étaient bien a ûtées, prêtes à être utilisées quand l’occasion se présenterait. Sylvie lui a reproché de consacrer trop de temps à son métier, elle qui pourtant a travaillé pendant toute l’enfance de Paul et s’est toujours vantée de son indépendance. Elle l’a traitée d’irresponsable, d’égoïste. Elle a compté sur ses doigts le nombre de voyages professionnels que Myriam avait faits alors même qu’Adam était malade et que Paul terminait l’enregistrement d’un album. C’était sa faute, disait-elle, si ses enfants étaient insupportables, tyranniques, capricieux. Sa faute et celle de Louise, cette nounou de pacotille, cet ersatz de mère sur qui Myriam se reposait par complaisance, par lâcheté. Myriam s’était mise à pleurer. Paul, stupéfait, ne disait rien et Sylvie levait les bras en répétant : « Et elle pleure maintenant ! Regardez-la. Elle

pleure et il faudrait la plaindre parce qu’elle n’est pas capable d’entendre la vérité. »

Chaque fois que Myriam voit Sylvie, le souvenir de cette soirée l’oppresse. Elle a eu la sensation, ce soir-là, d’être assaillie, jetée à terre et criblée de coups de poignard. Myriam gisait, les tripes découvertes, devant son mari. Elle n’a pas eu la force de se défendre contre des accusations qu’elle savait en partie vraies mais qu’elle considérait comme son lot et celui de beaucoup d’autres femmes. Pas un instant il n’y a eu de place pour l’indulgence ni pour la tendresse.

Pas un seul conseil n’a été prodigué de mère à mère, de femme à femme.

Pendant le petit déjeuner, Myriam a le regard rivé sur son téléphone. Elle essaie désespérément de consulter ses mails mais le réseau est trop lent et elle est furieuse au point qu’elle pourrait jeter son portable contre le mur. Hystérique, elle menace Paul de rentrer à Paris. Sylvie soulève les sourcils, visiblement excédée. Elle rêvait pour son ls d’un autre genre de femme, plus douce, plus sportive, plus fantasque. Une lle qui aurait aimé la nature, les promenades en montagne et qui ne se serait pas plainte de l’inconfort de cette charmante maison.

Pendant longtemps, Sylvie a radoté, racontant toujours les mêmes histoires sur sa jeunesse, ses engagements passés, ses compagnons révolutionnaires. Avec l’âge, elle a appris à se tempérer.

Elle a surtout compris que tout le monde se che de ses théories fumeuses sur ce monde de vendus, ce monde d’idiots nis nourris aux écrans et à la viande d’abattage. Elle, à leur âge, ne rêvait que de

faire la révolution. « Nous étions un peu naïfs, quand même », avance Dominique, son mari, qui s’attriste de la voir malheureuse. « Naïfs peut-être mais on était moins cons. » Elle sait que son mari ne comprend rien aux idéaux qu’elle nourrit et que tous tournent en dérision. Il l’écoute gentiment con er ses déceptions et ses angoisses.

Elle se lamente de voir ce que son ls est devenu — « C’était un petit garçon si libre, tu te souviens ? » —, un homme vivant sous le joug de sa femme, esclave de son appétit d’argent et de sa vanité. Elle a cru, longtemps, à une révolution menée par les deux sexes et dont serait né un monde bien di érent de celui dans lequel grandissent ses petits-enfants. Un monde où l’on aurait eu le temps de vivre. « Ma chérie, tu es naïve. Les femmes, lui dit Dominique, sont des capitalistes comme les autres. »

Myriam fait les cent pas dans la cuisine, cramponnée à son téléphone. Dominique, pour détendre l’atmosphère, propose d’aller en promenade. Myriam, radoucie, couvre ses enfants de trois couches de pulls, d’écharpes et de gants. Une fois dehors, les pieds dans la neige, les petits courent, émerveillés. Sylvie a apporté deux vieilles luges, qui ont appartenu à Paul et à son frère Patrick quand ils étaient enfants. Myriam fait un e ort pour ne pas s’inquiéter et elle regarde, le souffle coupé, les petits dévaler une pente.

« Ils vont se briser le cou », pense-t-elle, et elle en pleurerait.

« Louise, elle, me comprendrait », ne cesse-t-elle de se répéter.

Paul s’enthousiasme, il encourage Mila qui lui fait de grands signes et qui dit : « Regarde, papa. Regarde comme je sais faire de la luge ! » Ils déjeunent dans une auberge charmante, où crépite un feu dans la cheminée. Ils s’installent à l’écart, contre une vitre à travers laquelle un soleil éclatant vient lécher les joues roses des enfants.

Mila est volubile et les adultes rient des pitreries de la petite lle.

Adam, pour une fois, mange avec grand appétit.

Ce soir-là, Myriam et Paul accompagnent les enfants, épuisés, dans leur chambre. Mila et Adam sont calmes, les membres fourbus, l’âme remplie de découvertes et de joie. Les parents s’attardent auprès d’eux. Paul est assis par terre et Myriam au bord du lit de sa lle. Elle rajuste avec douceur les couvertures, caresse ses cheveux.

Pour la première fois depuis longtemps, les parents entonnent ensemble l’air d’une berceuse dont ils avaient appris les paroles par cœur à la naissance de Mila et qu’ils avaient l’habitude de lui chanter en duo quand elle était bébé. Les paupières des enfants sont fermées mais ils chantent encore pour le plaisir d’accompagner leurs rêves.

Pour ne pas les quitter.

Paul n’ose pas le dire à sa femme mais, cette nuit-là, il se sent soulagé. Depuis qu’il est arrivé ici, un poids semble avoir disparu de sa poitrine. Dans un demi-sommeil, engourdi par le froid, il pense au retour à Paris. Il imagine son appartement comme un aquarium envahi d’algues pourrissantes, une fosse où l’air ne circulerait plus, où des animaux à la fourrure pelée tourneraient en rond en râlant.

Au retour, ces idées noires sont vite oubliées. Dans le salon, Louise a disposé un bouquet de dahlias. Le dîner est prêt, les draps sentent la lessive. Après une semaine dans des lits glacés, à manger sur la table de la cuisine des repas désordonnés, ils retrouvent avec bonheur leur confort familial. Impossible, pensent-ils, de se passer d’elle. Ils réagissent comme des enfants gâtés, des chats domestiques.

Quelques heures après le départ de Paul et de Myriam, Louise revient sur ses pas et remonte la rue d’Hauteville. Elle entre dans l’appartement des Massé et elle rouvre les volets que Myriam avait fermés. Elle change tous les draps, vide les placards et nettoie les étagères. Elle secoue le vieux tapis berbère dont Myriam refuse de se défaire, passe l’aspirateur.

Son devoir accompli, elle s’assoit sur le canapé et somnole. Elle ne sort pas de toute la semaine et reste la journée entière dans le salon, la télévision allumée. Elle ne se couche jamais dans le lit de Paul et de Myriam. Elle vit sur le canapé. Pour ne rien dépenser, elle mange ce qu’elle trouve dans le frigidaire et entame un peu les réserves du cellier, dont Myriam n’a sans doute aucune idée.

Les émissions de cuisine succèdent aux informations, aux jeux, aux émissions de télé-réalité, à un talk-show qui la fait rire. Elle s’endort devant Enquêtes criminelles. Un soir, elle suit l’a aire d’un homme retrouvé mort dans son pavillon, à la sortie d’une petite ville de montagne. Les volets étaient fermés depuis des mois, la boîte aux lettres débordait et, pourtant, personne ne s’est demandé ce qu’était devenu le propriétaire de ce logement. Ce n’est qu’à l’occasion d’une évacuation du quartier que les pompiers ont ni par ouvrir la porte

et découvrir le cadavre. Le corps était quasiment momi é, à cause de la fraîcheur de la pièce et de l’atmosphère con née. À plusieurs reprises, la voix o insiste sur le fait que la date du décès n’a pu être établie que grâce aux yaourts se trouvant dans le frigidaire et dont la date de péremption remontait à plusieurs mois.

Un après-midi, Louise se réveille en sursaut. Elle a dormi de ce sommeil si lourd qu’on en sort triste, désorienté, le ventre plein de larmes. Un sommeil si profond, si noir, qu’on s’est vu mourir, qu’on est trempé d’une sueur glacée, paradoxalement épuisé. Elle s’agite, se redresse, se frappe le visage. Elle a si mal à la tête qu’elle peine à ouvrir les yeux. On pourrait presque entendre le bruit de son cœur qui cogne. Elle cherche ses chaussures. Elle glisse sur le parquet, pleure de rage. Elle est en retard. Les enfants vont l’attendre, l’école va appeler, le jardin d’enfants va prévenir Myriam de son absence.

Are sens