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Comment a-t-elle pu s’endormir ? Comment a-t-elle pu être aussi imprévoyante ? Il faut qu’elle sorte, qu’elle coure mais elle ne trouve pas les clés de l’appartement. Elle cherche partout, nit par les apercevoir sur la cheminée. Déjà, elle est dans l’escalier, la porte de l’immeuble claque derrière elle. Dehors, elle a l’impression que tout le monde la regarde et elle dévale la rue, essou ée, comme folle. Elle pose sa main sur son ventre, un point de côté lui fait a reusement mal mais elle ne ralentit pas.

Il n’y a personne pour faire traverser la rue. D’habitude, il y a toujours quelqu’un, en gilet uorescent, une petite pancarte à la main. Soit ce jeune homme édenté qu’elle soupçonne de sortir de prison, soit cette grande femme noire qui connaît les prénoms des

enfants. Personne non plus devant l’école. Louise est seule, comme une idiote. Un goût aigre lui pique la langue, elle a envie de vomir.

Les enfants ne sont pas là. Elle marche la tête basse à présent, en larmes. Les enfants sont en vacances. Elle est seule, elle a oublié. Elle se tape le front, paniquée.

Wafa l’appelle plusieurs fois par jour, « juste comme ça, pour discuter ». Un soir, elle propose de passer chez Louise. Ses patrons aussi sont partis en vacances et pour une fois, elle est libre de faire ce qu’elle veut. Louise se demande ce que Wafa lui trouve. Elle a du mal à croire qu’on puisse chercher sa compagnie avec tant d’ardeur.

Mais son cauchemar de la veille la hante encore et elle accepte.

Elle donne rendez-vous à son amie en bas de l’immeuble des Massé. Dans le hall, Wafa parle fort de la surprise qu’elle cache là, dans ce grand sac en plastique tressé. Louise lui fait signe de se taire.

Elle a peur qu’on les entende. Solennelle, elle gravit les étages et ouvre la porte de l’appartement. Le salon lui paraît triste à mourir et elle appuie ses paumes sur ses yeux. Elle a envie de rebrousser chemin, de pousser Wafa dans l’escalier, de revenir à la télévision qui crache sa rassurante pâtée d’images. Mais Wafa a posé son sac en plastique sur le plan de travail de la cuisine et elle en sort des sachets d’épices, un poulet et une de ses boîtes en verre dans lesquelles elle cache ses gâteaux au miel. « Je vais cuisiner pour toi, tu veux ? »

Pour la première fois de sa vie, Louise s’assoit sur le canapé et regarde quelqu’un cuisiner pour elle. Même enfant, elle ne se souvient pas d’avoir vu quelqu’un faire ça, juste pour elle, juste pour lui faire plaisir. Petite, elle mangeait le reste des plats des autres. On

lui servait une soupe tiède le matin, une soupe réchau ée jour après jour, jusqu’à la dernière goutte. Elle devait la manger en entier malgré la graisse gée sur les bords de l’assiette, malgré ce goût de tomates sures, d’os rongé.

Wafa leur sert une vodka dans laquelle elle verse du jus de pomme glacé. « L’alcool, j’aime ça quand c’est sucré », dit-elle en faisant claquer son verre contre celui de Louise. Wafa est restée debout. Elle soulève les bibelots, regarde les rayons de la bibliothèque. Une photographie attire son attention.

« C’est toi là ? Tu es belle dans cette robe orange. » Sur le cliché, Louise, les cheveux lâchés, sourit. Elle est assise sur un muret et elle tient un enfant dans chaque bras. Myriam a insisté pour mettre cette photographie dans le salon, sur une des étagères. « Vous faites partie de la famille », a-t-elle dit à la nounou.

Louise se souvient très bien du moment où Paul a pris cette photo. Myriam était entrée dans une boutique de céramiques et elle avait du mal à se décider. Dans l’étroite rue commerçante, Louise gardait les enfants. Mila s’était mise debout sur le muret. Elle essayait d’attraper un chat gris. C’est à ce moment-là que Paul a dit : « Louise, les enfants, regardez-moi. La lumière est très belle. »

Mila s’est assise contre Louise et Paul a crié : « Maintenant, souriez ! »

« Cette année, raconte Louise, nous allons retourner en Grèce.

Là, à Sifnos », ajoute-t-elle, en montrant la photo du bout de son ongle peint. Ils n’en ont pas encore parlé mais Louise est certaine qu’ils iront à nouveau sur leur île, nager dans les eaux transparentes

et dîner sur le port, à la lueur des bougies. Myriam fait des listes, explique-t-elle à Wafa, qui s’est assise par terre, aux pieds de son amie. Des listes, qui traînent dans le salon et jusque dans les draps de leur lit et sur lesquelles elle a inscrit qu’ils repartiront bientôt. Ils iront marcher dans les calanques. Ils attraperont des crabes, des oursins et des concombres de mer que Louise regardera se rétracter au fond d’un seau. Elle nagera, de plus en plus loin, et Adam cette année la rejoindra.

Et puis, la n du séjour approchera. La veille du départ, ils iront sans doute dans ce restaurant que Myriam avait tant aimé et où la patronne avait fait choisir aux enfants des poissons encore vivants sur l’étal. Là, ils boiront un peu de vin et Louise leur annoncera sa décision de ne pas rentrer. « Je ne prendrai pas l’avion demain. Je vais vivre ici. » Évidemment, ils seront surpris. Ils ne la prendront pas au sérieux. Ils se mettront à rire, parce qu’ils auront trop bu ou qu’ils seront mal à l’aise. Et puis, face à la détermination de la nounou, ils s’inquiéteront. Ils essaieront de la raisonner. « Mais enfin, Louise, ça n’a aucun sens. Vous ne pouvez pas rester ici. Et de quoi est-ce que vous vivrez ? » Et là, ce sera au tour de Louise de rire.

« Bien sûr, j’ai pensé à l’hiver. » L’île, alors, change sans doute de visage. Cette roche sèche, ces massifs d’origan et de chardons doivent paraître hostiles dans la lumière de novembre. Il doit faire sombre, là-haut, quand s’abattent les premières averses. Mais elle n’en démord pas, personne ne lui fera faire le chemin du retour. Elle changera d’île, peut-être, mais elle ne reviendra pas en arrière.

« Ou bien je ne dirai rien. Je disparaîtrai d’un coup, comme ça », dit-elle en claquant des doigts.

Wafa écoute Louise parler de son projet. Elle imagine sans peine

ces horizons bleus, ces ruelles pavées, ces bains matinaux. Elle en éprouve une terrible nostalgie. Le récit de Louise réveille des souvenirs, l’odeur piquante de l’Atlantique le soir sur la corniche, les levers de soleil auxquels toute la famille assistait pendant le ramadan.

Mais Louise, brusquement, se met à rire et brise le songe dans lequel Wafa s’est égarée. Elle rit, comme une petite fille timide qui cache ses dents derrière ses doigts et elle tend la main à son amie qui vient s’asseoir près d’elle, sur le canapé. Elles lèvent leur verre et elles trinquent. Elles ressemblent à présent à deux jeunes lles, deux camarades d’école rendues complices par une plaisanterie, par un secret qu’elles se seraient con é. Deux enfants, perdues dans un décor d’adultes.

Wafa a des instincts de mère ou de sœur. Elle pense à lui faire boire un verre d’eau, à préparer un café, à lui faire manger quelque chose. Louise étend les jambes et croise les pieds sur la table. Wafa regarde la semelle sale de Louise, posée à côté de son verre, et elle se dit que son amie doit être ivre pour se comporter ainsi. Elle a toujours admiré les manières de Louise, ses gestes compassés et polis, qui pourraient la faire passer pour une vraie bourgeoise. Wafa pose ses pieds nus sur le rebord de la table. Et d’un ton grivois, elle demande :

« Peut-être que tu rencontreras quelqu’un sur ton île ? Un beau Grec, qui tomberait amoureux de toi.

— Oh non, lui répond Louise. Si je vais là-bas, c’est pour ne plus m’occuper de personne. Dormir quand je veux, manger ce dont j’ai envie. »

Au début, il était prévu de ne rien faire pour le mariage de Wafa.

Ils se contenteraient d’aller à la mairie, de signer les documents et Wafa verserait chaque mois à Youssef ce qu’elle lui doit jusqu’à l’obtention de ses papiers français. Mais le futur époux a ni par changer d’avis. Il a convaincu sa mère, qui ne demandait pas mieux, qu’il était plus décent d’inviter quelques amis. « C’est mon mariage quand même. Et puis, on ne sait jamais, ça va peut-être rassurer les services de l’immigration. »

Un vendredi matin, ils se donnent rendez-vous devant la mairie de Noisy-le-Sec. Louise, qui est témoin pour la première fois, porte son col Claudine bleu ciel et une paire de boucles d’oreilles. Elle signe au bas de la feuille que lui tend le maire et le mariage a l’air presque vrai. Les hourras, les « Vive les mariés ! », les applaudissements semblent même sincères.

La petite troupe marche jusqu’au restaurant, La Gazelle d’Agadir, que tient un ami de Wafa et dans lequel il lui est arrivé de travailler comme serveuse. Louise observe les gens, debout, qui gesticulent, qui rient en se donnant de grandes tapes sur l’épaule.

Devant le restaurant, les frères de Youssef ont garé une berline noire sur laquelle ils ont accroché des dizaines de rubans en plastique doré.

Le patron du restaurant a mis de la musique. Il ne s’inquiète pas des voisins, il pense au contraire qu’ainsi il se fera connaître, que les gens, en passant dans la rue, regarderont à travers la vitre les tables dressées, qu’ils envieront la gaieté des convives. Louise observe les femmes dont elle remarque surtout les visages larges, les mains épaisses, les hanches imposantes que des ceintures trop serrées mettent en valeur. Elles parlent fort, elles rient, elles s’appellent d’un bout à l’autre de la salle. Elles entourent Wafa qu’on a assise à la table principale et qui, comprend Louise, n’a pas le droit d’en bouger.

On a installé Louise dans le fond de la salle, loin de la vitre qui donne sur la rue, à côté d’un homme que, ce matin, Wafa lui a présenté. « Je t’avais parlé d’Hervé. Il a fait les travaux dans ma chambre de bonne. Il ne travaille pas loin du quartier. » Wafa a fait exprès de l’asseoir à côté de lui. C’est le genre d’homme qu’elle mérite. Le type dont personne ne veut mais que Louise prend, elle, comme elle prend les vieux vêtements, les magazines déjà lus auxquels manquent des pages et même les gaufres entamées par les enfants.

Hervé ne lui plaît pas. Les regards appuyés de Wafa la gênent.

Elle déteste cette sensation d’être épiée, prise au piège. Et puis l’homme est si banal. Il a si peu pour plaire. D’abord, il est à peine plus grand que Louise. Des jambes musclées mais courtes et des hanches étroites. Presque pas de cou. Quand il parle, il rentre parfois la tête dans les épaules comme une tortue timide. Louise n’arrête pas de regarder ses mains posées sur la table, des mains de travailleur, des mains de pauvre, de fumeur. Elle a remarqué qu’il lui manquait des dents. Il n’est pas distingué. Il sent le concombre et le vin. La

première chose qu’elle pense, c’est qu’elle aurait honte de le présenter à Myriam et à Paul. Ils seraient déçus. Elle est sûre qu’ils penseraient que cet homme n’est pas assez bien pour elle.

Hervé au contraire dévisage Louise avec l’appétit d’un vieillard pour une jeune lle qui aurait montré un peu d’intérêt. Il la trouve si élégante, si délicate. Il détaille la nesse de son col, la légèreté de ses boucles d’oreilles. Il observe ses mains qu’elle a posées sur ses genoux et qu’elle tord, ses petites mains blanches aux ongles roses, ses mains qui ont l’air de n’avoir pas sou ert, de n’avoir pas trimé.

Louise le fait penser à ces poupées de porcelaine qu’il a vues, assises sur des étagères, dans les appartements de vieilles où il lui est arrivé de rendre des services ou de faire des travaux. Comme ces jouets, les traits de Louise sont presque xes, elle a parfois des attitudes gées absolument charmantes. Une manière de regarder dans le vide qui donne à Hervé envie de la rappeler à lui.

Il lui parle de son métier. Chau eur livreur, mais pas à plein temps. Il rend aussi des services, fait des réparations ou des déménagements. Trois jours par semaine, il fait du gardiennage dans le parking d’une banque, boulevard Haussmann. « Ça me laisse le temps de lire, dit-il. Des polars, mais pas seulement. » Elle ne sait pas quoi répondre quand il lui demande ce qu’elle lit, elle.

« La musique alors ? Tu aimes la musique ? »

Lui en est fou et il fait, avec ses petits doigts violets, le geste de pincer les cordes d’une guitare. Il parle d’avant, d’autrefois, de l’époque où on écoutait de la musique en bande, où les chanteurs étaient ses idoles. Il avait les cheveux longs, il vénérait Jimi Hendrix.

« Je te montrerai une photo », dit-il. Louise se rend compte qu’elle n’a jamais écouté de musique. Elle n’en a jamais eu le goût. Elle ne

connaît que les comptines, les chansons aux rimes pauvres que l’on se transmet de mère en lle. Un soir, Myriam l’a surprise en train de fredonner un air avec les enfants. Elle lui a dit qu’elle avait une très belle voix. « C’est dommage, vous auriez pu chanter. »

Louise n’a pas remarqué que la plupart des invités ne boivent pas d’alcool. Au centre des tables sont posées une bouteille de soda et une grande carafe d’eau. Hervé a caché une bouteille de vin par terre, à sa droite, et il ressert Louise dès que son verre est vide. Elle boit doucement. Elle nit par s’habituer à la musique assourdissante, aux hurlements de l’assistance, aux incompréhensibles discours des jeunes garçons qui collent leurs lèvres contre le micro. Elle sourit même en observant Wafa et elle en oublie que tout cela n’est rien d’autre qu’une mascarade, un jeu de dupes, une mystification.

Elle boit et l’inconfort de vivre, la timidité de respirer, toute cette peine fond dans les verres qu’elle sirote, du bout des lèvres. La banalité du restaurant, celle d’Hervé, tout prend une tournure nouvelle. Hervé a une voix douce et il sait se taire. Il la regarde et il sourit, les yeux baissés vers la table. Quand il n’a rien à dire, il ne dit rien. Ses petits yeux sans cils, ses cheveux rares, sa peau violacée, ses manières ne déplaisent plus tant à Louise.

Elle accepte qu’Hervé la raccompagne et ils marchent ensemble jusqu’à la bouche du métro. Elle dit au revoir et elle descend les marches sans se retourner. Sur le chemin du retour, Hervé pense à elle. Elle l’habite comme l’air entêtant d’une chanson en anglais, lui qui n’y comprend rien et qui, malgré les années, continue d’écorcher ses refrains préférés.

Comme tous les matins, à 7 h 30, Louise ouvre la porte de l’appartement. Paul et Myriam sont debout dans le salon. Ils ont l’air de l’avoir attendue. Myriam a le visage d’une bête a amée qui aurait tourné en rond dans sa cage toute la nuit. Paul allume la télévision et pour une fois il autorise les enfants à regarder des dessins animés avant d’aller à l’école.

« Vous restez ici. Vous ne bougez pas », ordonne-t-il aux petits qui xent, hypnotisés, la bouche ouverte, une bande de lapins hystériques.

Les adultes s’enferment dans la cuisine. Paul demande à Louise de s’asseoir.

« Je vous fais un café ? propose la nounou.

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