« Merci. » Louise refuse le gâteau d’un signe de la main.
« Chez nous, on propose toujours à manger aux inconnus. Il n’y a qu’ici que j’ai vu des gens manger tout seuls. » Un garçon
d’environ quatre ans s’approche de la jeune femme et elle lui enfonce un gâteau dans la bouche. Le petit garçon rit.
« C’est bon pour toi, lui dit-elle. C’est un secret, d’accord ? On ne dit rien à ta mère. »
Le petit garçon s’appelle Alphonse et Mila aime jouer avec lui.
Louise vient au square tous les jours et tous les jours elle refuse les pâtisseries grasses que lui propose Wafa. Elle interdit à Mila d’en manger mais Wafa ne se formalise pas. La jeune femme est très bavarde et sur le banc, les fesses collées à Louise, elle lui raconte sa vie. Elle parle surtout des hommes.
Wafa fait penser à une espèce de gros félin peu subtil mais très débrouillard. Elle n’a pas encore de papiers et ne semble pas s’en inquiéter. Elle est arrivée en France grâce à un vieil homme à qui elle prodiguait des massages, dans un hôtel louche de Casablanca.
L’homme s’est attaché à ses mains, si douces, puis à sa bouche et à ses fesses et, en n, à tout ce corps qu’elle lui a o ert, suivant ainsi son instinct et les conseils de sa mère. Le vieillard l’a emmenée à Paris, où il vivait dans un appartement minable et où il touchait de l’argent de l’État. « Il a eu peur que je tombe enceinte et ses enfants l’ont poussé à me mettre dehors. Mais le vieux, il aurait bien voulu que je reste. »
Face à Louise et à son silence, Wafa parle comme on se con e à un prêtre ou à la police. Elle lui raconte les détails d’une vie qui ne sera jamais consignée. Après le départ de chez le vieux, elle a été recueillie par une lle qui l’a inscrite sur des sites de rencontres pour jeunes femmes musulmanes et sans papiers. Un soir, un homme lui a donné rendez-vous dans un McDo de banlieue. Le type l’a trouvée belle. Il lui a fait des avances. Il a même essayé de la violer. Elle a
réussi à le calmer. Ils se sont mis à parler d’argent. Youssef a accepté de l’épouser pour vingt mille euros. « C’est pas cher payé pour des papiers français », a-t-il expliqué.
Elle a trouvé ce travail, une aubaine, chez un couple franco-américain. Ils la traitent bien même s’ils sont très exigeants. Ils lui ont loué une chambre de bonne à cent mètres de chez eux. « Ils paient le loyer mais en échange, je ne peux jamais leur dire non. »
« Je l’adore, ce gosse », dit-elle en dévorant Alphonse des yeux.
Louise et Wafa se taisent. Un vent glacé balaie le square et elles savent qu’il faudra bientôt s’en aller. « Ce pauvre petit. Regarde-le, il arrive à peine à bouger tellement je l’ai habillé. S’il attrape froid sa mère va me tuer. »
Wafa a peur, parfois, de vieillir dans un de ces parcs. De sentir ses genoux craquer sur ces vieux bancs gelés, de n’avoir même plus la force de soulever un enfant. Alphonse va grandir. Il ne remettra plus les pieds dans un square, un après-midi d’hiver. Il ira au soleil. Il prendra des vacances. Peut-être même qu’un jour il dormira dans une des chambres du Grand Hôtel, où elle massait les hommes. Lui, qu’elle a élevé, il se fera servir par une de ses sœurs ou un de ses cousins, sur la terrasse pavée de carreaux jaunes et bleus.
« Tu vois, tout se retourne et tout s’inverse. Son enfance et ma vieillesse. Ma jeunesse et sa vie d’homme. Le destin est vicieux comme un reptile, il s’arrange toujours pour nous pousser du mauvais côté de la rampe. »
La pluie tombe. Il faut rentrer.
Pour Paul et Myriam, l’hiver le à toute vitesse. Pendant ces quelques semaines, le couple se voit peu. Ils se croisent dans leur lit, l’un rejoignant l’autre dans le sommeil. Ils collent leurs pieds sous les draps, se font des baisers dans le cou et rient d’entendre l’autre grommeler comme un animal dont on perturbe le sommeil. Ils s’appellent dans la journée, se laissent des messages. Myriam écrit des post-it amoureux qu’elle colle sur le miroir de la salle de bains.
Paul lui envoie, en pleine nuit, des vidéos de ses séances de répétition.
La vie est devenue une succession de tâches, d’engagements à remplir, de rendez-vous à ne pas manquer. Myriam et Paul sont débordés. Ils aiment à le répéter comme si cet épuisement était le signe avant-coureur de la réussite. Leur vie déborde, il y a à peine la place pour le sommeil, aucune pour la contemplation. Ils courent d’un lieu à un autre, changent de chaussures dans les taxis, prennent des verres avec des gens importants pour leurs carrières. À eux deux, ils deviennent les patrons d’une entreprise qui tourne, qui a des objectifs clairs, des entrées d’argent et des charges.
Partout dans la maison on trouve les listes que Myriam écrit, sur une serviette en papier, un post-it ou sur la dernière page d’un livre.
Elle passe son temps à les chercher. Elle craint de les jeter comme si cela risquait de lui faire perdre le l des tâches à accomplir. Elle en a gardé de très anciennes et elle les relit avec d’autant plus de nostalgie qu’elle ne sait plus, parfois, à quoi ces notes obscures correspondent.
— Pharmacie
— Raconter à Mila l’histoire de Nils
— Réservations pour la Grèce
— Rappeler M.
— Relire toutes mes notes
— Retourner voir cette vitrine. Acheter la robe ?
— Relire Maupassant
— Lui faire une surprise ?
Paul est heureux. Sa vie, pour une fois, lui semble à la hauteur de son appétit, de son énergie folle, de sa joie de vivre. Lui, le garçon qui a poussé au grand air, peut en n se déployer. En quelques mois, sa carrière a connu un véritable tournant et, pour la première fois de sa vie, il fait exactement ce qui lui plaît. Il ne passe plus ses journées au service des autres, à obéir et à se taire, face à un producteur hystérique, à des chanteurs enfantins. Oublié les journées à attendre des groupes qui ne préviennent pas qu’ils auront six heures de retard.
Oublié les séances d’enregistrement avec les chanteurs de variétés sur le retour ou ceux qui ont besoin de litres d’alcool et de dizaines de rails avant d’enchaîner une note. Paul passe ses nuits au studio, a amé de musique, d’idées nouvelles, de fous rires. Il ne laisse rien au hasard, corrige pendant des heures le son d’une caisse claire, un arrangement de batterie. « Louise est là ! » répète-t-il à sa femme,
quand elle s’inquiète de leurs absences.
Quand Myriam est tombée enceinte, il était fou de joie, mais il prévenait ses amis qu’il ne voulait pas que sa vie change. Myriam s’est dit qu’il avait raison et elle a regardé son homme, si sportif, si beau, si indépendant, avec plus d’admiration encore. Il lui avait promis de veiller à ce que leur vie reste lumineuse, à ce qu’elle continue à leur réserver des surprises. « Nous ferons des voyages et nous prendrons le petit sous le bras. Tu deviendras un grand avocat, je produirai des artistes adulés et rien ne changera. » Ils ont fait semblant, ils ont lutté.
Dans les mois qui ont suivi la naissance de Mila, la vie est devenue une comédie un peu pathétique. Myriam cachait ses cernes et sa mélancolie. Elle avait peur de reconnaître qu’elle avait tout le temps sommeil. À cette époque, Paul s’est mis à lui demander : « À
quoi tu penses ? » et à chaque fois elle avait envie de pleurer. Ils invitaient des amis chez eux et Myriam devait se retenir de les mettre dehors, de renverser la table, de s’enfermer à clé dans sa chambre.
Les copains riaient, ils levaient leurs verres, Paul les resservait. Ils débattaient et Myriam craignait pour le sommeil de sa lle. Elle en aurait hurlé de fatigue.
À la naissance d’Adam, ça a été pire encore. La nuit où ils sont rentrés de la maternité, Myriam s’est endormie dans la chambre, le berceau transparent à côté d’elle. Paul ne trouvait pas le sommeil. Il lui semblait qu’une odeur étrange régnait dans l’appartement. La même odeur que dans les magasins d’animaux, sur les quais, où ils emmenaient parfois Mila le week-end. Une odeur de sécrétion et d’enfermement, de pisse séchée dans une litière. Cette odeur l’écœurait. Il s’est levé, a descendu les poubelles. Il a ouvert la
fenêtre. Il s’est ensuite rendu compte que c’était Mila qui avait jeté tout ce qu’elle avait pu trouver dans les toilettes qui à présent débordaient et répandaient ce vent pourri dans l’appartement.
À cette époque, Paul s’est senti pris au piège, accablé d’obligations. Il s’est éteint, lui dont tout le monde admirait l’aisance, le rire tonitruant, la con ance en l’avenir. Lui, le grand échalas blond sur le passage de qui les lles se retournaient sans qu’il les remarque. Il a cessé d’avoir des idées folles, de proposer des week-ends à la montagne et des virées en voiture pour aller manger des huîtres sur la plage. Il a tempéré ses enthousiasmes. Dans les mois qui ont suivi la naissance d’Adam, il s’est mis à éviter la maison. Il inventait des rendez-vous et buvait des bières, seul, en cachette, dans un quartier éloigné de chez lui. Ses copains étaient devenus parents eux aussi, et la plupart avaient quitté Paris pour la banlieue, la province ou un pays chaud du sud de l’Europe. Pendant quelques mois, Paul est devenu puéril, irresponsable, ridicule. Il a eu des secrets et des envies d’évasion. Il n’avait d’ailleurs pas d’indulgence pour lui-même. Il mesurait bien à quel point son attitude était banale. Tout ce qu’il voulait, c’était ne pas rentrer chez lui, être libre, vivre encore, lui qui avait si peu vécu et qui s’en rendait compte trop tard. Les habits de père lui semblaient à la fois trop grands et trop tristes.
Mais c’était fait maintenant, il ne pouvait pas dire qu’il n’en voulait plus. Les enfants étaient là, aimés, adorés, jamais remis en cause, mais le doute s’était insinué partout. Les enfants, leur odeur, leurs gestes, leur désir de lui, tout cela l’émouvait à un point qu’il