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Add to favorite "Chanson Douce" de Leïla Slimani 📕 📕 📕

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Quand Louise ouvre la porte de l’appartement, Paul est couché sur le canapé. Il écoute un disque, les yeux clos. Mila se précipite sur lui. Elle saute dans ses bras et enfonce son visage glacé dans le cou de son père. Paul fait semblant de la gronder, elle qui est sortie si tard, qui a passé la soirée à s’amuser au restaurant, comme une grande jeune lle. Myriam, leur dit-il, a pris un bain et elle s’est couchée tôt. « Le travail l’a épuisée. Je ne l’ai même pas vue. »

Une brutale mélancolie étreint Louise. Tout ça n’a servi à rien.

Elle a froid, mal aux jambes, elle a dépensé son dernier billet et Myriam n’a même pas attendu son mari pour aller dormir.

On se sent seul auprès des enfants. Ils se chent des contours de notre monde. Ils en devinent la dureté, la noirceur mais n’en veulent rien savoir. Louise leur parle et ils détournent la tête. Elle leur tient les mains, se met à leur hauteur mais déjà ils regardent ailleurs, ils ont vu quelque chose. Ils ont trouvé un jeu qui les excuse de ne pas entendre. Ils ne font pas semblant de plaindre les malheureux.

Elle s’assoit à côté de Mila. La petite lle, accroupie sur une chaise, fait des dessins. Elle est capable de rester concentrée pendant près d’une heure devant ses feuilles et son tas de feutres. Elle colorie avec application, attentive aux plus petits détails. Louise aime s’installer à côté d’elle, regarder les couleurs s’étaler sur la feuille.

Elle assiste, silencieuse, à l’éclosion de eurs géantes dans le jardin d’une maison orange où des personnages aux longues mains et aux corps longilignes dorment sur la pelouse. Mila ne laisse aucune place au vide. Des nuages, des voitures volantes, des ballons gon és emplissent le ciel d’une densité moirée.

« C’est qui, ça ? demande Louise.

— Ça ? » Mila pose son doigt sur un personnage immense, souriant, couché sur plus de la moitié de la feuille.

« Ça, c’est Mila. »

Louise ne parvient plus à trouver de consolation auprès des enfants. Les histoires qu’elle raconte s’enlisent et Mila le lui fait remarquer. Les créatures mythiques ont perdu en vivacité et en splendeur. À présent, ses personnages ont oublié le but et le sens de leur combat, et ses contes ne sont plus que le récit de longues errances, hachées, désordonnées, de princesses appauvries, de dragons malades, soliloques égoïstes auxquels les enfants ne comprennent rien et qui suscitent leur impatience. « Trouve autre chose », la supplie Mila et Louise ne trouve pas, embourbée dans ses mots comme dans des sables mouvants.

Louise rit moins, elle met peu d’entrain dans les parties de petits chevaux ou dans les batailles de coussins. Elle adore pourtant ces deux enfants qu’elle passe des heures à observer. Elle en pleurerait, de ce regard qu’ils lui lancent parfois, cherchant son approbation ou son aide. Elle aime surtout la façon qu’a Adam de se retourner, pour la prendre à témoin de ses progrès, de ses joies, pour lui signi er que dans tous ses gestes il y a quelque chose qui lui est destiné, à elle et à elle seule. Elle voudrait, jusqu’à l’ivresse, se nourrir de leur innocence, de leur enthousiasme. Elle voudrait voir avec leurs yeux quand ils regardent quelque chose pour la première fois, quand ils comprennent la logique d’une mécanique, qu’ils en espèrent l’in nie répétition sans jamais penser, à l’avance, à la lassitude qui viendra.

Toute la journée, Louise laisse la télévision allumée. Elle regarde des reportages apocalyptiques, des émissions idiotes, des jeux dont elle ne comprend pas toutes les règles. Depuis les attentats, Myriam lui a interdit de laisser les enfants devant le poste. Mais Louise s’en

che. Mila sait qu’il ne faut pas répéter ce qu’elle a vu devant ses parents. Ne pas prononcer les mots « traque », « terroriste », « tués ».

L’enfant regarde, avide, silencieuse, les informations qui dé lent.

Puis quand elle n’en peut plus, elle se tourne vers son frère. Ils jouent, ils se disputent. Mila le pousse contre le mur et le petit garçon rugit avant de lui sauter au visage.

Louise ne se retourne pas. Elle reste le regard rivé sur l’écran, le corps totalement immobile. La nounou refuse d’aller au square. Elle ne veut pas croiser les autres lles ou tomber sur la vieille voisine, devant qui elle s’est humiliée en lui proposant ses services. Les enfants, nerveux, tournent en rond dans l’appartement, ils la supplient, ils ont envie de prendre l’air, de jouer avec les copains, d’acheter une gaufre au chocolat en haut de la rue.

Les cris des petits l’irritent, elle en hurlerait elle aussi. Le pépiement harassant des enfants, leurs voix de crécelle, leurs

« pourquoi ? », leurs désirs égoïstes lui rompent le crâne. « C’est quand demain ? » demande Mila, des centaines de fois. Louise ne peut pas chanter une chanson sans qu’ils la supplient de recommencer, ils exigent l’éternelle répétition de tout, des histoires, des jeux, des grimaces, et Louise n’en peut plus. Elle n’a plus d’indulgence pour les pleurs, les caprices, les joies hystériques. Il lui prend parfois l’envie de poser ses doigts autour du cou d’Adam et de le secouer jusqu’à ce qu’il s’évanouisse. Elle chasse ces idées d’un grand mouvement de tête. Elle parvient à ne plus y penser mais une marée sombre et gluante l’a envahie tout entière.

« Il faut que quelqu’un meure. Il faut que quelqu’un meure pour que

nous soyons heureux. »

Des refrains morbides bercent Louise quand elle marche. Des phrases, qu’elle n’a pas inventées et dont elle n’est pas certaine de comprendre le sens, habitent son esprit. Son cœur s’est endurci. Les années l’ont recouvert d’une écorce épaisse et froide et elle l’entend à peine battre. Plus rien ne parvient à l’émouvoir. Elle doit admettre qu’elle ne sait plus aimer. Elle a épuisé tout ce que son cœur contenait de tendresse, ses mains n’ont plus rien à frôler.

« Je serai punie pour ça, s’entend-elle penser. Je serai punie de ne pas savoir aimer. »

Il existe des photographies de cet après-midi-là. Elles n’ont pas été développées mais elles existent, quelque part, au fond d’une machine. On y voit surtout les enfants. Adam, couché dans l’herbe, à moitié nu. De ses grands yeux bleus, il regarde sur le côté, l’air absent, presque mélancolique malgré son âge tendre. Sur une de ces images, Mila court au milieu d’une grande allée plantée d’arbres. Elle a mis une robe blanche sur laquelle sont dessinés des papillons. Elle est pieds nus. Sur une autre photo, Paul porte Adam sur ses épaules et Mila dans ses bras. Myriam est derrière l’objectif. C’est elle qui saisit cet instant. Le visage de son mari est ou, son sourire est caché par un des pieds du petit garçon. Myriam rit elle aussi, elle ne pense pas à leur dire de rester immobiles. D’arrêter un moment de gigoter.

« Pour la photo, s’il vous plaît. »

Elle y tient pourtant, à ces photographies, qu’elle prend par centaines et qu’elle regarde dans les moments de mélancolie. Dans le métro, entre deux rendez-vous, parfois même pendant un dîner, elle fait glisser sous ses doigts le portrait de ses enfants. Elle croit aussi qu’il est de son devoir de mère de xer ces instants, de détenir les preuves du bonheur passé. Elle pourra un jour les tendre sous le nez de Mila ou d’Adam. Elle égrènera ses souvenirs et l’image viendra

réveiller des sensations anciennes, des détails, une atmosphère. On lui a toujours dit que les enfants n’étaient qu’un bonheur éphémère, une vision furtive, une impatience. Une éternelle métamorphose. Des visages ronds qui s’imprègnent de gravité sans qu’on s’en soit rendu compte. Alors toutes les fois qu’elle en a l’occasion, c’est derrière l’écran de son iPhone qu’elle regarde ses enfants qui sont, pour elle, le plus beau paysage du monde.

Thomas, l’ami de Paul, les a invités à passer la journée dans sa maison de campagne. Il s’y isole pour composer des chansons et entretenir un alcoolisme tenace. Thomas élève des poneys au fond de son parc. Des poneys irréels, blonds comme des actrices américaines et courts sur pattes. Un petit ruisseau traverse l’immense jardin, dont Thomas lui-même ne connaît pas les frontières. Les enfants déjeunent sur l’herbe. Les parents boivent du rosé et Thomas nit par poser sur la table le cubi en carton qu’il tète sans cesse. « On est entre nous, non ? On ne va pas chipoter. »

Thomas n’a pas d’enfants et il ne viendrait pas à l’idée de Paul ou de Myriam de l’ennuyer avec leurs histoires de nounou, d’éducation, de vacances en famille. Pendant cette belle journée de mai, ils oublient leurs angoisses. Leurs préoccupations leur apparaissent pour ce qu’elles sont : de petits soucis du quotidien, presque des caprices.

Ils n’ont plus en tête que l’avenir, les projets, les bonheurs près d’éclore. Myriam en est certaine, Pascal va lui proposer en septembre de devenir associée. Elle pourra choisir ses a aires, déléguer à des stagiaires le travail ingrat. Paul regarde sa femme et ses enfants. Il se dit que le plus dur est accompli, que le meilleur reste à venir.

Ils passent une journée merveilleuse à courir, à jouer. Les enfants

montent les poneys et leur donnent des pommes et des carottes. Ils arrachent les mauvaises herbes dans ce que Thomas appelle le potager, où jamais un légume n’a poussé. Paul attrape une guitare et il fait rire tout le monde. Puis tous se taisent quand Thomas chante et que Myriam fait les chœurs. Les enfants ouvrent de grands yeux devant ces adultes si sages qui chantent dans une langue qu’ils ne comprennent pas.

Au moment de rentrer, les petits poussent des hurlements. Adam se jette par terre, il refuse de partir. Mila, qui est épuisée elle aussi, sanglote dans les bras de Thomas. À peine installés dans la voiture, les enfants s’endorment. Myriam et Paul sont silencieux. Ils observent les champs de colza ahuris dans le coucher de soleil fauve qui baigne les aires de repos, les zones industrielles, les éoliennes grises d’un soupçon de poésie.

Un accident a bloqué l’autoroute et Paul, que les embouteillages rendent fou, décide de prendre une sortie et de rejoindre Paris par la nationale. « Je n’aurai qu’à suivre mon GPS. » Ils s’enfoncent dans des rues sombres le long desquelles des maisons bourgeoises et laides gardent leurs volets fermés. Myriam s’assoupit. Les feuilles des arbres, comme des milliers de diamants noirs, brillent sous les lampadaires. Elle rouvre parfois les yeux, inquiète que Paul s’abandonne, lui aussi, à la rêverie. Paul la rassure et elle se rendort.

Elle est réveillée par le bruit des klaxons et les yeux mi-clos, l’esprit encore embrumé par le sommeil et l’excès de rosé, elle ne reconnaît pas tout de suite l’avenue sur laquelle ils se retrouvent bloqués. « On est où ? » demande-t-elle à Paul, qui ne répond pas,

qui n’en sait rien et qui est tout entier occupé à comprendre ce qui bloque, ce qui les empêche d’avancer. Myriam tourne la tête. Elle se serait rendormie si elle n’avait pas vu, là, sur le trottoir d’en face, la silhouette familière de Louise.

« Regarde », dit-elle à Paul en tendant le bras. Mais Paul est concentré sur l’embouteillage. Il étudie les possibilités de s’en sortir, de faire demi-tour. Il s’est engagé dans un carrefour où les voitures, qui arrivent de partout, n’avancent plus. Les scooters se fraient un chemin, les piétons frôlent les capots. Les feux passent du rouge au vert en quelques secondes. Personne n’avance.

« Regarde, là-bas. Je crois que c’est Louise. »

Myriam se soulève un peu de son siège pour mieux voir le visage de la femme qui marche, de l’autre côté du carrefour. Elle pourrait baisser la vitre et l’appeler, mais elle aurait l’air ridicule, et la nounou, sans doute, ne l’entendrait pas. Myriam voit les cheveux blonds, le chignon sur la nuque, la démarche inimitable de Louise, agile et tremblante. La nounou, lui semble-t-il, avance lentement, détaillant les vitrines dans cette rue commerçante. Puis Myriam perd de vue sa silhouette, son corps menu est masqué par les passants, emporté par un groupe qui rit et agite les bras. Et elle réapparaît de l’autre côté du passage piéton, comme dans les images d’un vieux lm aux teintes un peu fanées, dans un Paris que l’obscurité rend irréel. Louise paraît incongrue, avec son éternel col Claudine et sa jupe trop longue, comme un personnage qui se serait trompé d’histoire et se retrouverait dans un monde étranger, condamné à errer pour toujours.

Paul klaxonne furieusement et les enfants se réveillent en sursaut.

Il passe le bras par la fenêtre, regarde derrière lui et prend une rue

perpendiculaire à toute vitesse, en pestant. Myriam voudrait le retenir, lui dire qu’ils ont le temps, qu’il ne sert à rien de se mettre en colère. Nostalgique, elle contemple jusqu’au dernier instant, immobile sous le lampadaire, une Louise lunaire, presque oue, qui attend quelque chose, au bord d’une frontière qu’elle s’apprête à traverser et derrière laquelle elle va disparaître.

Myriam s’enfonce dans son siège. Elle regarde à nouveau devant elle, troublée comme si elle avait croisé un souvenir, une très vieille connaissance, un amour de jeunesse. Elle se demande où Louise va, si c’était bien elle et ce qu’elle faisait là. Elle aurait voulu l’observer encore à travers cette vitre, la regarder vivre. Le fait de la voir sur ce trottoir, par hasard, dans un lieu si éloigné de leurs habitudes, suscite en elle une curiosité violente. Pour la première fois, elle tente d’imaginer, charnellement, tout ce qu’est Louise quand elle n’est pas avec eux.

En entendant sa mère prononcer le nom de la nourrice, Adam a, lui aussi, regardé par la fenêtre.

« C’est ma nounou », crie-t-il, en la montrant du doigt, comme s’il ne comprenait pas qu’elle puisse vivre ailleurs, seule, qu’elle puisse marcher sans prendre appui sur une poussette ou tenir la main d’un enfant.

Il demande :

« Elle va où, Louise ?

— Elle va chez elle, répond Myriam. Dans sa maison. »

Le capitaine Nina Dorval garde les yeux ouverts, allongée sur son lit, dans son appartement du boulevard de Strasbourg. Paris est déserté en ce mois d’août pluvieux. La nuit est silencieuse. Demain matin, à 7 h 30, à l’heure où Louise chaque jour rejoignait les enfants, on enlèvera les scellés de l’appartement de la rue d’Hauteville et on procédera à la reconstitution. Nina a prévenu le juge d’instruction, le procureur, les avocats. « C’est moi, a-t-elle dit, qui ferai la nounou. » Personne n’oserait la contredire. Le capitaine connaît cette a aire mieux que personne. Elle est arrivée la première sur la scène de crime, après le coup de téléphone de Rose Grinberg.

La professeur de musique hurlait : « C’est la nounou. Elle a tué les enfants. »

Ce jour-là, la policière s’est garée devant l’immeuble. Une ambulance venait de quitter les lieux. On transportait la petite lle vers l’hôpital le plus proche. Des badauds, déjà, encombraient la rue, fascinés par le hurlement des sirènes, la précipitation des secours, la pâleur des o ciers de police. Les passants faisaient semblant d’attendre quelque chose, ils posaient des questions, restaient immobiles sur le seuil de la boulangerie ou sous un porche. Un homme, le bras tendu, a pris l’entrée de l’immeuble en photo. Nina

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