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Elle a fumé une cigarette à la fenêtre du salon et elle est retournée dans la cuisine. Elle a en lé une paire de gants en plastique et elle a jeté le squelette dans la poubelle. Elle aussi jeté l’assiette et le torchon qui reposait à côté. Elle a descendu à toute vitesse les sacs noirs et a refermé violemment la porte du local derrière elle.

Elle s’est mise au lit. Son cœur cognait dans sa poitrine au point qu’elle avait du mal à respirer. Elle a essayé de dormir puis, n’y tenant plus, elle a appelé Paul et, en larmes, elle lui a raconté cette histoire de poulet. Il trouve qu’elle dramatise. Il rit de ce mauvais scénario de lm d’horreur. « Tu ne vas quand même pas te mettre

dans des états pareils pour une histoire de volaille ? » Il essaie de la faire rire, de la faire douter de la gravité de la situation. Myriam lui raccroche au nez. Il essaie de rappeler mais elle ne répond pas.

Son insomnie est habitée de pensées accusatrices puis de culpabilité. Elle commence par agonir Louise. Elle se dit qu’elle est folle. Dangereuse peut-être. Qu’elle nourrit contre ses patrons une haine sordide, un appétit de vengeance. Myriam se reproche de n’avoir pas mesuré la violence dont Louise est capable. Elle avait déjà remarqué que la nounou pouvait se mettre en colère pour ce genre de choses. Une fois Mila a perdu un gilet à l’école et Louise en a fait une maladie. Tous les jours, elle parlait à Myriam de ce gilet bleu. Elle s’était juré de le retrouver, avait harcelé l’institutrice, la gardienne et les cantinières. Un lundi matin, elle a trouvé Myriam en train d’habiller Mila. La petite portait le gilet bleu.

« Vous l’avez retrouvé ? a demandé la nounou, le regard exalté.

— Non, mais j’ai racheté le même. »

Louise s’est mise dans une colère incontrôlable. « C’était bien la peine que je m’épuise à le chercher. Et qu’est-ce que ça veut dire ?

On se fait voler, on ne prend pas soin de ses affaires mais ce n’est pas grave, maman va racheter un gilet pour Mila ? »

Et puis Myriam retourne contre elle-même ses accusations.

« C’est moi, pense-t-elle, qui suis allée trop loin. C’était sa façon à elle de me dire que je suis gaspilleuse, trop légère, désinvolte. Louise a dû vivre comme un a ront que je jette ce poulet, elle qui sans doute connaît des problèmes d’argent. Au lieu de l’aider, je l’ai

humiliée. »

Elle se lève, aux aurores, avec l’impression d’avoir à peine dormi.

Quand elle sort de son lit, elle voit tout de suite que la cuisine est allumée. Elle sort de sa chambre et elle voit Louise, assise devant la petite fenêtre qui donne sur la cour. La nounou tient des deux mains sa tasse de thé, celle que lui a achetée Myriam pour sa fête. Son visage otte dans un nuage de vapeur. Louise ressemble à une petite vieille, à un fantôme tremblant dans le matin pâle. Ses cheveux, sa peau se sont vidés de toute couleur. Myriam a l’impression que Louise est toujours habillée de la même façon ces derniers temps, cette chemise bleue, ce col Claudine l’écœurent d’un seul coup. Elle voudrait tellement ne pas avoir à lui parler. Elle voudrait la faire disparaître de sa vie, sans e ort, d’un simple geste, d’un clignement d’œil. Mais Louise est là, elle lui sourit.

De sa voix uette elle lui demande : « Je vous fais un café ? Vous avez l’air fatiguée. » Myriam tend la main et saisit la tasse brûlante.

Elle pense à la longue journée qui l’attend, elle qui va défendre un homme devant les assises. Dans sa cuisine, face à Louise, elle mesure l’ironie de la situation. Elle dont tout le monde admire la pugnacité, dont Pascal loue le courage pour a ronter ses adversaires, a la gorge nouée devant cette petite femme blonde.

Certains adolescents rêvent de plateaux de cinéma, de terrains de football, de salles de concerts combles. Myriam a toujours rêvé de la cour d’assises. Étudiante, déjà, elle essayait d’assister le plus souvent possible à des procès. Sa mère ne comprenait pas qu’on puisse se passionner ainsi pour de sordides histoires de viols, pour l’exposé

précis, glauque, sans a ect, d’incestes ou de meurtres. Myriam préparait le barreau quand a commencé le procès de Michel Fourniret, le tueur en série dont elle a attentivement suivi l’a aire.

Elle avait loué une chambre dans le centre de Charleville-Mézières et tous les jours elle rejoignait le groupe de femmes au foyer venues observer le monstre. On avait installé à l’extérieur du Palais de justice un immense chapiteau dans lequel le public, très nombreux, pouvait assister en direct aux audiences grâce à des écrans géants.

Elle restait un peu à l’écart. Elle ne leur parlait pas. Elle était mal à l’aise quand ces femmes au teint rougeaud, aux cheveux courts, les ongles coupés ras, accueillaient la camionnette de l’accusé par des insultes et des crachats. Elle, si pétrie de principes, si rigide parfois, était fascinée par ce spectacle de haine franche, par ces appels à la vengeance.

Myriam prend le métro et arrive en avance devant le Palais de justice. Elle fume une cigarette et tient par le bout des doigts le cordon rouge qui entoure son énorme dossier. Depuis plus d’un mois, Myriam assiste Pascal dans la préparation de ce procès. Le prévenu, un homme de vingt-quatre ans, est accusé d’avoir mené avec trois complices une expédition punitive contre deux Sri-Lankais.

Sous l’emprise de l’alcool et de la cocaïne, ils ont tabassé les deux cuisiniers, sans papiers et sans histoires. Ils ont frappé, encore et encore, frappé jusqu’à la mort d’un des hommes, frappé jusqu’à se rendre compte qu’ils s’étaient trompés de cible, qu’ils avaient pris un Noir pour un autre. Ils n’ont pas su expliquer pourquoi. Ils n’ont pas pu nier, dénoncés par l’enregistrement d’une caméra de surveillance.

Pendant le premier rendez-vous, l’homme a raconté sa vie aux avocats, un récit émaillé de mensonges, d’exagérations évidentes. Au

seuil de la prison à vie, il trouvait le moyen de faire du charme à Myriam. Elle a tout fait pour garder la « bonne distance ». C’est l’expression qu’utilise toujours Pascal et sur laquelle repose, selon lui, le succès d’une a aire. Elle a cherché à démêler le vrai du faux, méthodiquement, preuves à l’appui. Elle a expliqué de sa voix d’institutrice, choisissant des mots simples mais cinglants, que le mensonge était une mauvaise technique de défense et qu’il n’avait rien à perdre, à présent, à dire la vérité.

Pour le procès, elle a acheté au jeune homme une chemise neuve et lui a conseillé d’oublier les plaisanteries de mauvais goût et ce sourire en coin, qui lui donne l’air bravache. « Nous devons prouver que, vous aussi, vous êtes une victime. »

Myriam parvient à se concentrer et le travail lui fait oublier sa nuit de cauchemar. Elle interroge les deux experts qui viennent à la barre pour parler de la psychologie de son client. Une des victimes témoigne, assistée d’un traducteur. Le témoignage est laborieux mais l’émotion est palpable dans l’assistance. L’accusé garde les yeux baissés, impassible.

Pendant une suspension de séance, alors que Pascal est au téléphone, Myriam reste assise dans un couloir, le regard vide, prise d’un sentiment de panique. Elle a sans doute traité avec trop de hauteur cette histoire de dettes. Par discrétion ou par désinvolture, elle n’a pas regardé en détail le courrier du Trésor public. Elle aurait dû garder les documents, se dit-elle. Des dizaines de fois elle a demandé à Louise de les lui apporter. Louise a commencé par dire qu’elle les avait oubliés, qu’elle y penserait demain, promis. Myriam

a essayé d’en savoir plus. Elle l’a interrogée sur Jacques, sur ces dettes qui semblent courir depuis des années. Elle lui a demandé si Stéphanie était au courant de ses di cultés. À ses questions, posées d’une voix douce et compréhensive, Louise opposait un silence hermétique. « C’est de la pudeur », a pensé Myriam. Une façon de préserver la frontière entre nos deux mondes. Elle a alors renoncé à l’aider. Elle avait l’affreuse impression que sa curiosité était autant de coups infligés au corps fragile de Louise, ce corps qui depuis quelques jours semble s’étioler, blêmir, s’e acer. Dans ce couloir sombre, où otte une rumeur lancinante, Myriam se sent démunie, en proie à un lourd et profond épuisement.

Ce matin, Paul l’a rappelée. Il s’est montré doux et conciliant. Il s’est excusé d’avoir si bêtement réagi. De ne pas l’avoir prise au sérieux. « On fera comme tu voudras, a-t-il répété. Dans ces conditions, nous ne pouvons pas la garder. » Et il a ajouté, pragmatique : « On attend l’été, on part en vacances et au retour nous lui ferons comprendre que nous n’avons plus vraiment besoin d’elle. »

Myriam a répondu d’une voix blanche, sans conviction. Elle repense à la joie des enfants quand ils ont retrouvé la nounou après ces quelques jours de congé maladie. Au regard triste que Louise lui a adressé, à son visage lunaire. Elle entend encore ses excuses voilées et un peu ridicules, sa honte d’avoir manqué à son devoir. « Ça ne se reproduira plus, disait-elle. Je vous le promets. »

Bien sûr, il su rait d’y mettre n, de tout arrêter là. Mais Louise a les clés de chez eux, elle sait tout, elle s’est incrustée dans leur vie si profondément qu’elle semble maintenant impossible à déloger. Ils la repousseront et elle reviendra. Ils feront leurs adieux et elle cognera

contre la porte, elle rentrera quand même, elle sera menaçante, comme un amant blessé.

Stéphanie

Stéphanie a eu beaucoup de chance. Quand elle est entrée au collège, Mme Perrin, l’employeur de Louise, a proposé d’inscrire la jeune lle dans un lycée parisien, bien mieux noté que celui auquel elle était destinée à Bobigny. La femme a voulu faire une bonne action pour cette pauvre Louise, qui travaille tellement et qui est si méritante.

Mais Stéphanie ne s’est pas montrée à la hauteur de cette générosité. Quelques semaines à peine après sa rentrée en troisième, les ennuis ont commencé. Elle perturbait la classe. Elle ne pouvait pas s’empêcher de pou er de rire, de balancer des objets à travers la salle, de répondre des grossièretés aux professeurs. Les autres élèves la trouvaient à la fois drôle et fatigante. Elle cachait à Louise les mots sur son carnet de correspondance, les avertissements, les convocations chez le proviseur. Elle s’est mise à sécher les cours et à fumer des joints avant midi, couchée sur les bancs d’un square du quinzième arrondissement.

Un soir, Mme Perrin a convoqué la nounou pour lui exposer sa profonde déception. Elle se sentait trahie. À cause de Louise, elle

avait eu atrocement honte. Elle avait perdu la face devant le proviseur, qu’elle avait mis tant de temps à convaincre et qui lui avait fait une eur en acceptant Stéphanie. Dans une semaine, la jeune lle était convoquée devant le conseil de discipline, où Louise devait elle aussi se rendre. « C’est comme un tribunal, lui a expliqué sèchement sa patronne. Ce sera à vous de la défendre. »

À 15 heures, Louise et sa lle sont entrées dans la salle. C’était une pièce ronde, mal chau ée, dont les larges fenêtres, aux vitres vertes et bleues, répandaient une lumière d’église. Une dizaine de personnes — professeurs, conseillers, représentants des parents d’élèves — étaient assises autour d’une large table en bois. Elles ont pris la parole à tour de rôle. « Stéphanie est inadaptée, indisciplinée, insolente. » « Ce n’est pas une méchante lle, a ajouté quelqu’un.

Mais quand elle commence, il n’y a pas moyen de la raisonner. »

Elles se sont étonnées que Louise n’ait jamais réagi face à l’ampleur de ce désastre. Qu’elle n’ait pas répondu aux demandes de rendez-vous que des professeurs lui avaient adressées. On l’avait appelée sur son portable. On avait même laissé des messages, qui tous étaient restés sans suite.

Louise les a suppliées de donner une autre chance à sa lle. Elle a expliqué en pleurant combien elle s’occupait de ses enfants, qu’elle les punissait quand ils ne l’écoutaient pas. Qu’elle leur interdisait de regarder la télévision en faisant leurs devoirs. Elle a dit qu’elle avait des principes et une grande expérience dans l’éducation des enfants.

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