envie de vomir. Mila est très déçue. Elle s’assoit, scrute la salle vide, les étagères sales sur lesquelles sont posés des pots de ketchup et de moutarde. Elle n’imaginait pas ça. Elle croyait voir de jolies dames, elle pensait qu’il y aurait du bruit, de la musique, des amoureux. Au lieu de ça, elle s’a ale sur la table graisseuse et xe l’écran de télévision au-dessus du comptoir.
Louise, Adam sur les genoux, dit qu’elle ne veut pas manger. « Je choisis pour vous, d’accord ? » Elle ne laisse pas à Mila le temps de répondre et elle demande des saucisses et des frites. « Ils partageront », précise-t-elle. Le Chinois répond à peine et lui retire le menu des mains.
Louise a commandé un verre de vin, qu’elle boit tout doucement.
Gentiment, elle essaie de faire la conversation à Mila. Elle a apporté des feuilles et des crayons qu’elle pose sur la table. Mais Mila n’a pas envie de dessiner. Elle n’a pas très faim non plus et elle touche à peine à son plat. Adam est retourné dans sa poussette, il se frotte les yeux de ses petits poings fermés.
Louise regarde la vitre, sa montre, la rue, le comptoir sur lequel le patron s’appuie. Elle se ronge les ongles, sourit puis son regard devient vague, absent. Elle voudrait occuper ses mains à quelque chose, tendre son esprit tout entier vers une seule pensée, mais elle n’est que débris de verre, son âme est lestée de cailloux. Elle passe à plusieurs reprises sa main repliée sur la table comme pour ramasser des miettes invisibles ou pour en lisser la surface froide. Des images confuses l’envahissent, sans lien entre elles, des visions dé lent de plus en plus vite, liant des souvenirs à des regrets, des visages à des fantasmes jamais réalisés. L’odeur de plastique dans la cour de l’hôpital où on l’emmenait faire des promenades. Le rire de
Stéphanie, à la fois éclatant et étou é, comme un rire de hyène. Les visages d’enfants oubliés, la douceur des cheveux caressés du bout des doigts, le goût crayeux d’un chausson aux pommes qui avait séché au fond d’un sac et qu’elle avait quand même mangé. Elle entend la voix de Bertrand Alizard, sa voix qui ment, et s’y mêle la voix des autres, de tous ceux qui lui ont donné des ordres, des conseils, qui ont proféré des injonctions, la voix douce même de cette femme huissier qui, elle s’en souvient, s’appelait Isabelle.
Elle sourit à Mila qu’elle voudrait consoler. Elle sait bien que la petite lle a envie de pleurer. Elle connaît cette impression, ce poids sur la poitrine, cette gêne d’être là. Elle sait aussi que Mila se contient, qu’elle a de la retenue, des politesses bourgeoises, qu’elle est capable d’attentions qui ne sont pas de son âge. Louise commande un autre verre et tandis qu’elle boit, elle observe la petite dont le regard xe l’écran de télévision et elle devine, très nettement, les traits de sa mère sous le masque de l’enfance. Les gestes innocents de la petite lle portent, en bourgeon, une nervosité de femme, une rudesse de patronne.
Le Chinois ramasse les verres vides et l’assiette à moitié pleine. Il pose sur la table l’addition gribouillée sur une feuille à carreaux.
Louise ne bouge pas. Elle attend que le temps passe, que la nuit s’avance, elle pense à Paul et à Myriam, jouissant de leur tranquillité, de l’appartement vide, du dîner qu’elle a laissé sur la table. Ils ont mangé, sans doute, debout dans la cuisine, comme avant la naissance des enfants. Paul sert du vin à sa femme, il termine son verre. Sa main glisse à présent sur la peau de Myriam et ils rient, ils sont comme ça, ce sont des gens qui rient dans l’amour, dans le désir,
dans l’impudeur.
Louise nit par se lever. Ils sortent du restaurant. Mila est soulagée. Elle a les paupières lourdes, elle veut retourner à son lit maintenant. Dans sa poussette, Adam s’est endormi. Louise rajuste la couverture sur l’enfant. Dès que la nuit tombe, l’hiver, qui se tenait tapi, reprend sa place, s’insinue sous les vêtements.
Louise tient la main de la petite lle et elles marchent, longtemps, dans un Paris d’où tous les enfants ont disparu. Elles longent les Grands Boulevards, passent devant les théâtres et les cafés bondés.
Elles empruntent des rues de plus en plus sombres et étroites, débouchant parfois sur une petite place où des jeunes fument des joints adossés à une poubelle.
Ces rues, Mila ne les reconnaît pas. Une lumière jaune éclaire les trottoirs. Ces maisons, ces restaurants lui semblent très loin de chez elle et elle lève vers Louise des yeux inquiets. Elle attend une parole rassurante. Une surprise peut-être ? Mais Louise avance, avance, ne brisant son silence que pour murmurer : « Allons, tu viens ? » La petite tord ses chevilles contre les pavés, elle a le ventre tenaillé par l’angoisse, persuadée que ses plaintes ne pourraient qu’aggraver les choses. Elle sent qu’un caprice ne servirait à rien. Rue Montmartre, Mila observe les lles qui fument devant les bars, les lles en talons hauts, qui crient un peu trop fort et que le patron rabroue : « Il y a des voisins ici, fermez-la un peu ! » La petite a perdu tous ses repères, elle ne sait plus si c’est la même ville, si d’ici elle peut voir sa maison, si ses parents savent où elle est.
Brusquement, Louise s’arrête au milieu d’une rue animée. Elle regarde en l’air, gare la poussette contre le mur et elle demande à Mila :
« À quel parfum la veux-tu ? »
Derrière le comptoir, un homme attend avec un air las que l’enfant se décide. Mila est trop petite pour voir les bacs de glace, elle se hisse sur la pointe des pieds et puis, nerveuse, elle répond :
« À la fraise. »
Une main dans celle de Louise et l’autre agrippant son cornet, Mila fait le chemin inverse dans la nuit, lapant la glace qui lui donne a reusement mal à la tête. Elle ferme les yeux très fort, pour faire passer la douleur, essaie de se concentrer sur le goût de fraises écrasées et sur les petits morceaux de fruits qui se coincent entre ses dents. Dans son estomac vide la glace tombe en lourds flocons.
Ils prennent le bus pour rentrer. Mila demande si elle peut mettre le ticket dans la machine, comme elle le fait chaque fois qu’elles prennent le bus ensemble. Mais Louise la fait taire. « La nuit, pas besoin de ticket. Ne t’en fais pas. »
Quand Louise ouvre la porte de l’appartement, Paul est couché sur le canapé. Il écoute un disque, les yeux clos. Mila se précipite sur lui. Elle saute dans ses bras et enfonce son visage glacé dans le cou de son père. Paul fait semblant de la gronder, elle qui est sortie si tard, qui a passé la soirée à s’amuser au restaurant, comme une grande jeune lle. Myriam, leur dit-il, a pris un bain et elle s’est couchée tôt. « Le travail l’a épuisée. Je ne l’ai même pas vue. »
Une brutale mélancolie étreint Louise. Tout ça n’a servi à rien.
Elle a froid, mal aux jambes, elle a dépensé son dernier billet et Myriam n’a même pas attendu son mari pour aller dormir.
On se sent seul auprès des enfants. Ils se chent des contours de notre monde. Ils en devinent la dureté, la noirceur mais n’en veulent rien savoir. Louise leur parle et ils détournent la tête. Elle leur tient les mains, se met à leur hauteur mais déjà ils regardent ailleurs, ils ont vu quelque chose. Ils ont trouvé un jeu qui les excuse de ne pas entendre. Ils ne font pas semblant de plaindre les malheureux.
Elle s’assoit à côté de Mila. La petite lle, accroupie sur une chaise, fait des dessins. Elle est capable de rester concentrée pendant près d’une heure devant ses feuilles et son tas de feutres. Elle colorie avec application, attentive aux plus petits détails. Louise aime s’installer à côté d’elle, regarder les couleurs s’étaler sur la feuille.
Elle assiste, silencieuse, à l’éclosion de eurs géantes dans le jardin d’une maison orange où des personnages aux longues mains et aux corps longilignes dorment sur la pelouse. Mila ne laisse aucune place au vide. Des nuages, des voitures volantes, des ballons gon és emplissent le ciel d’une densité moirée.
« C’est qui, ça ? demande Louise.
— Ça ? » Mila pose son doigt sur un personnage immense, souriant, couché sur plus de la moitié de la feuille.
« Ça, c’est Mila. »
Louise ne parvient plus à trouver de consolation auprès des enfants. Les histoires qu’elle raconte s’enlisent et Mila le lui fait remarquer. Les créatures mythiques ont perdu en vivacité et en splendeur. À présent, ses personnages ont oublié le but et le sens de leur combat, et ses contes ne sont plus que le récit de longues errances, hachées, désordonnées, de princesses appauvries, de dragons malades, soliloques égoïstes auxquels les enfants ne comprennent rien et qui suscitent leur impatience. « Trouve autre chose », la supplie Mila et Louise ne trouve pas, embourbée dans ses mots comme dans des sables mouvants.
Louise rit moins, elle met peu d’entrain dans les parties de petits chevaux ou dans les batailles de coussins. Elle adore pourtant ces deux enfants qu’elle passe des heures à observer. Elle en pleurerait, de ce regard qu’ils lui lancent parfois, cherchant son approbation ou son aide. Elle aime surtout la façon qu’a Adam de se retourner, pour la prendre à témoin de ses progrès, de ses joies, pour lui signi er que dans tous ses gestes il y a quelque chose qui lui est destiné, à elle et à elle seule. Elle voudrait, jusqu’à l’ivresse, se nourrir de leur innocence, de leur enthousiasme. Elle voudrait voir avec leurs yeux quand ils regardent quelque chose pour la première fois, quand ils comprennent la logique d’une mécanique, qu’ils en espèrent l’in nie répétition sans jamais penser, à l’avance, à la lassitude qui viendra.
Toute la journée, Louise laisse la télévision allumée. Elle regarde des reportages apocalyptiques, des émissions idiotes, des jeux dont elle ne comprend pas toutes les règles. Depuis les attentats, Myriam lui a interdit de laisser les enfants devant le poste. Mais Louise s’en
che. Mila sait qu’il ne faut pas répéter ce qu’elle a vu devant ses parents. Ne pas prononcer les mots « traque », « terroriste », « tués ».
L’enfant regarde, avide, silencieuse, les informations qui dé lent.
Puis quand elle n’en peut plus, elle se tourne vers son frère. Ils jouent, ils se disputent. Mila le pousse contre le mur et le petit garçon rugit avant de lui sauter au visage.
Louise ne se retourne pas. Elle reste le regard rivé sur l’écran, le corps totalement immobile. La nounou refuse d’aller au square. Elle ne veut pas croiser les autres lles ou tomber sur la vieille voisine, devant qui elle s’est humiliée en lui proposant ses services. Les enfants, nerveux, tournent en rond dans l’appartement, ils la supplient, ils ont envie de prendre l’air, de jouer avec les copains, d’acheter une gaufre au chocolat en haut de la rue.
Les cris des petits l’irritent, elle en hurlerait elle aussi. Le pépiement harassant des enfants, leurs voix de crécelle, leurs
« pourquoi ? », leurs désirs égoïstes lui rompent le crâne. « C’est quand demain ? » demande Mila, des centaines de fois. Louise ne peut pas chanter une chanson sans qu’ils la supplient de recommencer, ils exigent l’éternelle répétition de tout, des histoires, des jeux, des grimaces, et Louise n’en peut plus. Elle n’a plus d’indulgence pour les pleurs, les caprices, les joies hystériques. Il lui prend parfois l’envie de poser ses doigts autour du cou d’Adam et de le secouer jusqu’à ce qu’il s’évanouisse. Elle chasse ces idées d’un grand mouvement de tête. Elle parvient à ne plus y penser mais une marée sombre et gluante l’a envahie tout entière.
« Il faut que quelqu’un meure. Il faut que quelqu’un meure pour que
nous soyons heureux. »