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Des refrains morbides bercent Louise quand elle marche. Des phrases, qu’elle n’a pas inventées et dont elle n’est pas certaine de comprendre le sens, habitent son esprit. Son cœur s’est endurci. Les années l’ont recouvert d’une écorce épaisse et froide et elle l’entend à peine battre. Plus rien ne parvient à l’émouvoir. Elle doit admettre qu’elle ne sait plus aimer. Elle a épuisé tout ce que son cœur contenait de tendresse, ses mains n’ont plus rien à frôler.

« Je serai punie pour ça, s’entend-elle penser. Je serai punie de ne pas savoir aimer. »

Il existe des photographies de cet après-midi-là. Elles n’ont pas été développées mais elles existent, quelque part, au fond d’une machine. On y voit surtout les enfants. Adam, couché dans l’herbe, à moitié nu. De ses grands yeux bleus, il regarde sur le côté, l’air absent, presque mélancolique malgré son âge tendre. Sur une de ces images, Mila court au milieu d’une grande allée plantée d’arbres. Elle a mis une robe blanche sur laquelle sont dessinés des papillons. Elle est pieds nus. Sur une autre photo, Paul porte Adam sur ses épaules et Mila dans ses bras. Myriam est derrière l’objectif. C’est elle qui saisit cet instant. Le visage de son mari est ou, son sourire est caché par un des pieds du petit garçon. Myriam rit elle aussi, elle ne pense pas à leur dire de rester immobiles. D’arrêter un moment de gigoter.

« Pour la photo, s’il vous plaît. »

Elle y tient pourtant, à ces photographies, qu’elle prend par centaines et qu’elle regarde dans les moments de mélancolie. Dans le métro, entre deux rendez-vous, parfois même pendant un dîner, elle fait glisser sous ses doigts le portrait de ses enfants. Elle croit aussi qu’il est de son devoir de mère de xer ces instants, de détenir les preuves du bonheur passé. Elle pourra un jour les tendre sous le nez de Mila ou d’Adam. Elle égrènera ses souvenirs et l’image viendra

réveiller des sensations anciennes, des détails, une atmosphère. On lui a toujours dit que les enfants n’étaient qu’un bonheur éphémère, une vision furtive, une impatience. Une éternelle métamorphose. Des visages ronds qui s’imprègnent de gravité sans qu’on s’en soit rendu compte. Alors toutes les fois qu’elle en a l’occasion, c’est derrière l’écran de son iPhone qu’elle regarde ses enfants qui sont, pour elle, le plus beau paysage du monde.

Thomas, l’ami de Paul, les a invités à passer la journée dans sa maison de campagne. Il s’y isole pour composer des chansons et entretenir un alcoolisme tenace. Thomas élève des poneys au fond de son parc. Des poneys irréels, blonds comme des actrices américaines et courts sur pattes. Un petit ruisseau traverse l’immense jardin, dont Thomas lui-même ne connaît pas les frontières. Les enfants déjeunent sur l’herbe. Les parents boivent du rosé et Thomas nit par poser sur la table le cubi en carton qu’il tète sans cesse. « On est entre nous, non ? On ne va pas chipoter. »

Thomas n’a pas d’enfants et il ne viendrait pas à l’idée de Paul ou de Myriam de l’ennuyer avec leurs histoires de nounou, d’éducation, de vacances en famille. Pendant cette belle journée de mai, ils oublient leurs angoisses. Leurs préoccupations leur apparaissent pour ce qu’elles sont : de petits soucis du quotidien, presque des caprices.

Ils n’ont plus en tête que l’avenir, les projets, les bonheurs près d’éclore. Myriam en est certaine, Pascal va lui proposer en septembre de devenir associée. Elle pourra choisir ses a aires, déléguer à des stagiaires le travail ingrat. Paul regarde sa femme et ses enfants. Il se dit que le plus dur est accompli, que le meilleur reste à venir.

Ils passent une journée merveilleuse à courir, à jouer. Les enfants

montent les poneys et leur donnent des pommes et des carottes. Ils arrachent les mauvaises herbes dans ce que Thomas appelle le potager, où jamais un légume n’a poussé. Paul attrape une guitare et il fait rire tout le monde. Puis tous se taisent quand Thomas chante et que Myriam fait les chœurs. Les enfants ouvrent de grands yeux devant ces adultes si sages qui chantent dans une langue qu’ils ne comprennent pas.

Au moment de rentrer, les petits poussent des hurlements. Adam se jette par terre, il refuse de partir. Mila, qui est épuisée elle aussi, sanglote dans les bras de Thomas. À peine installés dans la voiture, les enfants s’endorment. Myriam et Paul sont silencieux. Ils observent les champs de colza ahuris dans le coucher de soleil fauve qui baigne les aires de repos, les zones industrielles, les éoliennes grises d’un soupçon de poésie.

Un accident a bloqué l’autoroute et Paul, que les embouteillages rendent fou, décide de prendre une sortie et de rejoindre Paris par la nationale. « Je n’aurai qu’à suivre mon GPS. » Ils s’enfoncent dans des rues sombres le long desquelles des maisons bourgeoises et laides gardent leurs volets fermés. Myriam s’assoupit. Les feuilles des arbres, comme des milliers de diamants noirs, brillent sous les lampadaires. Elle rouvre parfois les yeux, inquiète que Paul s’abandonne, lui aussi, à la rêverie. Paul la rassure et elle se rendort.

Elle est réveillée par le bruit des klaxons et les yeux mi-clos, l’esprit encore embrumé par le sommeil et l’excès de rosé, elle ne reconnaît pas tout de suite l’avenue sur laquelle ils se retrouvent bloqués. « On est où ? » demande-t-elle à Paul, qui ne répond pas,

qui n’en sait rien et qui est tout entier occupé à comprendre ce qui bloque, ce qui les empêche d’avancer. Myriam tourne la tête. Elle se serait rendormie si elle n’avait pas vu, là, sur le trottoir d’en face, la silhouette familière de Louise.

« Regarde », dit-elle à Paul en tendant le bras. Mais Paul est concentré sur l’embouteillage. Il étudie les possibilités de s’en sortir, de faire demi-tour. Il s’est engagé dans un carrefour où les voitures, qui arrivent de partout, n’avancent plus. Les scooters se fraient un chemin, les piétons frôlent les capots. Les feux passent du rouge au vert en quelques secondes. Personne n’avance.

« Regarde, là-bas. Je crois que c’est Louise. »

Myriam se soulève un peu de son siège pour mieux voir le visage de la femme qui marche, de l’autre côté du carrefour. Elle pourrait baisser la vitre et l’appeler, mais elle aurait l’air ridicule, et la nounou, sans doute, ne l’entendrait pas. Myriam voit les cheveux blonds, le chignon sur la nuque, la démarche inimitable de Louise, agile et tremblante. La nounou, lui semble-t-il, avance lentement, détaillant les vitrines dans cette rue commerçante. Puis Myriam perd de vue sa silhouette, son corps menu est masqué par les passants, emporté par un groupe qui rit et agite les bras. Et elle réapparaît de l’autre côté du passage piéton, comme dans les images d’un vieux lm aux teintes un peu fanées, dans un Paris que l’obscurité rend irréel. Louise paraît incongrue, avec son éternel col Claudine et sa jupe trop longue, comme un personnage qui se serait trompé d’histoire et se retrouverait dans un monde étranger, condamné à errer pour toujours.

Paul klaxonne furieusement et les enfants se réveillent en sursaut.

Il passe le bras par la fenêtre, regarde derrière lui et prend une rue

perpendiculaire à toute vitesse, en pestant. Myriam voudrait le retenir, lui dire qu’ils ont le temps, qu’il ne sert à rien de se mettre en colère. Nostalgique, elle contemple jusqu’au dernier instant, immobile sous le lampadaire, une Louise lunaire, presque oue, qui attend quelque chose, au bord d’une frontière qu’elle s’apprête à traverser et derrière laquelle elle va disparaître.

Myriam s’enfonce dans son siège. Elle regarde à nouveau devant elle, troublée comme si elle avait croisé un souvenir, une très vieille connaissance, un amour de jeunesse. Elle se demande où Louise va, si c’était bien elle et ce qu’elle faisait là. Elle aurait voulu l’observer encore à travers cette vitre, la regarder vivre. Le fait de la voir sur ce trottoir, par hasard, dans un lieu si éloigné de leurs habitudes, suscite en elle une curiosité violente. Pour la première fois, elle tente d’imaginer, charnellement, tout ce qu’est Louise quand elle n’est pas avec eux.

En entendant sa mère prononcer le nom de la nourrice, Adam a, lui aussi, regardé par la fenêtre.

« C’est ma nounou », crie-t-il, en la montrant du doigt, comme s’il ne comprenait pas qu’elle puisse vivre ailleurs, seule, qu’elle puisse marcher sans prendre appui sur une poussette ou tenir la main d’un enfant.

Il demande :

« Elle va où, Louise ?

— Elle va chez elle, répond Myriam. Dans sa maison. »

Le capitaine Nina Dorval garde les yeux ouverts, allongée sur son lit, dans son appartement du boulevard de Strasbourg. Paris est déserté en ce mois d’août pluvieux. La nuit est silencieuse. Demain matin, à 7 h 30, à l’heure où Louise chaque jour rejoignait les enfants, on enlèvera les scellés de l’appartement de la rue d’Hauteville et on procédera à la reconstitution. Nina a prévenu le juge d’instruction, le procureur, les avocats. « C’est moi, a-t-elle dit, qui ferai la nounou. » Personne n’oserait la contredire. Le capitaine connaît cette a aire mieux que personne. Elle est arrivée la première sur la scène de crime, après le coup de téléphone de Rose Grinberg.

La professeur de musique hurlait : « C’est la nounou. Elle a tué les enfants. »

Ce jour-là, la policière s’est garée devant l’immeuble. Une ambulance venait de quitter les lieux. On transportait la petite lle vers l’hôpital le plus proche. Des badauds, déjà, encombraient la rue, fascinés par le hurlement des sirènes, la précipitation des secours, la pâleur des o ciers de police. Les passants faisaient semblant d’attendre quelque chose, ils posaient des questions, restaient immobiles sur le seuil de la boulangerie ou sous un porche. Un homme, le bras tendu, a pris l’entrée de l’immeuble en photo. Nina

Dorval l’a fait évacuer.

Dans l’escalier, le capitaine a croisé les secours qui évacuaient la mère. La prévenue était encore en haut, inconsciente. Elle tenait dans sa main un petit couteau en céramique blanche. « Faites-la sortir par la porte de derrière », a ordonné Nina.

Elle est entrée dans l’appartement. Elle a assigné un rôle à chacun. Elle a regardé travailler les o ciers de la police scienti que dans leurs larges combinaisons blanches. Dans la salle de bains, elle a retiré ses gants et s’est penchée au-dessus de la baignoire. Elle a commencé par plonger le bout de ses doigts dans l’eau trouble et glacée, traçant des sillons, mettant l’eau en mouvement. Un bateau de pirates a été emporté par les vagues. Elle ne pouvait se résoudre à retirer sa main, quelque chose l’attirait vers le fond. Elle a immergé son bras jusqu’au coude puis jusqu’à l’épaule et c’est ainsi qu’un enquêteur l’a trouvée, accroupie, la manche trempée. Il lui a demandé de sortir ; il allait faire des relevés.

Nina Dorval a déambulé dans l’appartement, le dictaphone collé aux lèvres. Elle a décrit les lieux, l’odeur de savon et de sang, le bruit de la télévision allumée et le nom de l’émission qu’on passait. Aucun détail n’a été omis : le hublot de la machine à laver ouvert d’où dépassait une chemise froissée, l’évier plein, les vêtements des enfants jetés sur le sol. Sur la table étaient posées deux assiettes en plastique rose où séchaient les restes d’un déjeuner. On a pris en photo les coquillettes et les morceaux de jambon. Plus tard, quand elle a mieux connu l’histoire de Louise, quand on lui a raconté la légende de cette nounou maniaque, Nina Dorval s’est étonnée du désordre de l’appartement.

Elle a envoyé le lieutenant Verdier à la gare du Nord chercher

Paul qui rentrait de voyage. Il saura s’y prendre, a-t-elle pensé. C’est un homme d’expérience, il trouvera les mots, il parviendra à le calmer. Le lieutenant est arrivé très en avance. Il s’est assis à l’abri des courants d’air et il a regardé arriver les trains. Il avait envie de fumer. Des passagers sont descendus d’un wagon et se sont mis à courir, en grappes. Ils devaient sans doute attraper une correspondance et le lieutenant suivait des yeux cette foule en sueur, les femmes en talons hauts, tenant contre elles leur sac à main, les hommes qui criaient : « Poussez-vous ! » Puis le train de Londres est arrivé. Le lieutenant Verdier aurait pu attendre au pied de la voiture dans laquelle voyageait Paul mais il a préféré se placer au bout du quai. Il a regardé venir vers lui le père à présent orphelin, un casque sur les oreilles, un petit sac à la main. Il n’est pas allé à sa rencontre.

Il voulait lui laisser encore quelques minutes. Encore quelques secondes avant de l’abandonner dans une nuit interminable.

Le policier lui a montré son badge. Il lui a demandé de le suivre et Paul a d’abord cru à une erreur.

Semaine après semaine, le capitaine Dorval a remonté le cours des événements. Malgré le silence de Louise, qui ne sortait pas du coma, malgré les témoignages concordants sur cette nounou irréprochable, elle s’est dit qu’elle parviendrait à trouver la faille. Elle s’est juré de comprendre ce qui s’était passé dans ce monde secret et chaud de l’enfance, derrière les portes closes. Elle a fait venir Wafa au 36 et elle l’a interrogée. La jeune femme n’arrêtait pas de pleurer, elle ne parvenait pas à articuler un mot et la policière a ni par perdre patience. Elle lui a dit qu’elle se chait bien de sa situation, de

ses papiers, de son contrat de travail, des promesses de Louise et de sa naïveté à elle. Ce qu’elle voulait savoir, c’est si elle avait vu Louise, ce jour-là. Wafa a raconté qu’elle était venue le matin à l’appartement. Elle avait sonné et Louise avait entrebâillé la porte.

Are sens

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