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- Pour soulager ma conscience. Ma femme n’arrêtait pas de répéter que c’était lui le coupable, je me disais que c’était plausible. Et que si je le harcelais et que je lui faisais peur, il finirait par se dénoncer. Ça a duré quelques mois. Et puis j’ai arrêté.

- Qu’est-ce qui vous a poussé à arrêter ?

- Sa tristesse. Après la disparition, il était si triste… Ce n’était plus le même homme. Je me suis dit que ça ne pouvait pas être lui. Alors j’ai finalement cessé.

Je restai stupéfait de ce que je venais d’apprendre. Je demandai encore à tout hasard :

- Dites-moi, Monsieur Quinn : n’auriez-vous pas par hasard mis le feu à la maison de Goose Cove ?

Il sourit, presque amusé par ma question.

- Non. Vous êtes un chic type, Monsieur Goldman, je ne vous ferais pas ça.

J’ignore quel est l’esprit malade qui en est le responsable.

Nous terminâmes notre bière.

- Au fait, relevai-je, vous n’avez pas divorcé finalement. Ça s’est arrangé avec votre femme ? Je veux dire, après que vous ayez découvert tous ces souvenirs dans le coffre et son journal intime ?

- C’est allé de pire en pire, Monsieur Goldman. Elle a continué de me houspiller sans cesse, et elle ne m’a jamais dit qu’elle m’aimait. Jamais. Durant les mois puis les années qui ont suivi, il m’est arrivé régulièrement de la droguer à coups de somnifères pour al er lire et relire ses journaux, pour aller pleurer nos souvenirs en espérant qu’un jour cela aille mieux. Espérer qu’un jour cela ail e mieux : peut-être est-ce cela l’amour.

Je hochai la tête pour acquiescer :

- Peut-être, dis-je.

Depuis ma suite du Regent’s, je poursuivis l’écriture de mon livre de plus bel e.

Je racontai comment Nola Kellergan, quinze ans, avait tout fait pour protéger Harry.

Comment elle s’était donnée, compromise, pour qu’il puisse garder la maison, écrire, pour qu’il ne soit pas inquiété. Comment elle était devenue peu à peu à la fois la muse et la gardienne de son chef-d’œuvre. Comment elle était parvenue à créer une bulle autour de lui pour le laisser se concentrer sur son écriture et lui permettre d’accoucher de l’œuvre de sa vie. Et à mesure que j’écrivais, je me surpris même à penser que Nola Kel ergan avait été cette femme exceptionnel e dont tous les écrivains du monde rêvaient certainement. Depuis New York, où elle reprenait avec un dévouement et une efficacité rares mes feuillets, Denise me téléphona une après-midi et me dit :

- Marcus, je crois que je pleure.

- Pourquoi cela ? demandai-je.

- C’est à cause de cette petite, cette Nola. Je crois que je l’aime moi aussi.

Je souris et je lui répondis :

- Je crois que tout le monde l’a aimée, Denise. Tout le monde.

Puis, deux jours plus tard, soit le 3 août, il y eut cet appel de Gahalowood, surexcité.

- L’écrivain ! beugla-t-il. J’ai les résultats du labo ! Sacré nom de Dieu, vous n’allez pas en croire vos oreilles ! L’écriture sur le manuscrit, c’est celle de Luther Caleb ! Aucun doute possible. On a notre homme, Marcus. On a notre homme !

7. Après Nola

“Chérissez l’amour, Marcus. Faites-en votre plus belle conquête, votre seule ambition. Après les hommes, il y aura d’autres hommes. Après les livres, il y a d’autres livres. Après la gloire, il y a d’autres gloires. Après l’argent, il y a encore de l’argent.

Mais après l’amour, Marcus, après l’amour, il n’y a plus que le sel des larmes.”

La vie après Nola, ce n’était plus la vie. Tout le monde dit qu’à Aurora, durant les mois qui suivirent sa disparition, la ville sombra lentement dans la dépression et la hantise d’un nouvel enlèvement.

Ce fut l’automne et ses arbres colorés. Mais les enfants n’eurent plus l’occasion d’aller se jeter dans les immenses tas de feuil es mortes amassées en bordure des al ées : les parents, inquiets, les surveillaient sans cesse. Désormais, ils attendaient le bus scolaire avec eux, et se postaient dans la rue à l’heure du retour. À partir de seize heures trente, il y avait, sur les trottoirs, des alignements de mères, une devant chaque maison, formant une haie humaine dans les avenues désertes, sentinelles impassibles guettant l’arrivée de leur progéniture.

Les enfants n’avaient plus le droit de se déplacer seuls. Le temps béni où les rues étaient remplies de gamins joyeux et hurlants était révolu : il n’y eut plus de matchs de hockey sur patins à roulettes devant les garages, il n’y eut plus de concours de corde à sauter ni de marel es géantes dessinées à la craie sur le bitume, sur la rue principale, il n’y eut plus de vélos jonchant le trottoir devant le magasin général de la famil e Hendorf où l’on pouvait acheter une poignée de bonbons avec moins d’un nickel.

Il plana bientôt dans les rues le silence inquiétant des villes fantômes.

Les maisons étaient fermées à clé, et à la nuit tombée, les pères et les maris, organisés en patrouil es citoyennes, battaient le pavé pour protéger leur quartier et leurs famil es. La plupart s’armaient d’un gourdin, certains emportaient leur fusil de chasse.

Ils disaient que s’il le fallait, ils n’hésiteraient pas à tirer.

La confiance était brisée. Les gens de passage, commis et routiers, étaient mal accueillis et sans cesse surveillés. Le pire était la méfiance qu’éprouvaient les habitants entre eux. Des voisins, amis depuis vingt-cinq ans, s’épiaient à présent mutuellement.

Et tout le monde de se demander ce que faisait l’autre le 30 août 1975 en fin d’après-midi.

Les véhicules de la police et du bureau du shérif tournaient sans cesse à travers la ville; pas de police inquiétait, trop de police effrayait. Et lorsqu’une très reconnaissable Ford noire banalisée de la police d’État stationnait devant le 245 Terrace Avenue, tout le monde se demandait si c’était le capitaine Rodik qui venait apporter des nouvelles. La maison des Kel ergan garda les volets clos durant des jours, des semaines, puis des mois. David Kellergan n’officiant plus, un pasteur remplaçant fut dépêché depuis Manchester pour assurer les services à St James.

Puis ce furent les brumes de la fin octobre. La région fut envahie par des nuées grises, opaques et humides, et il tomba bientôt une pluie discontinue et glaciale. À

Goose Cove, Harry dépérissait, seul. Il y avait deux mois qu’on ne le voyait plus nulle part. Il passait ses journées enfermé dans son bureau, à travailler sur sa machine à écrire, accaparé par la pile de pages manuscrites qu’il relisait et retapait minutieusement. Il se levait de bonne heure, il se préparait soigneusement : il se rasait de près et s’habil ait coquettement alors qu’il savait qu’il ne sortirait pas de chez lui ni ne

verrait personne. Il s’installait face à sa table et se mettait au travail. Les rares interruptions ne servaient qu’à aller remplir sa cafetière; le reste du temps, il le passait à retranscrire, à relire, à corriger, à déchirer, et à recommencer.

Il n’était dérangé dans sa solitude que par Jenny. Tous les jours, elle venait le trouver, après son service, inquiète de le voir s’éteindre lentement. Elle arrivait en général aux alentours de dix-huit heures; le temps de franchir les quelques pas qui la menaient de sa voiture au porche, el e était déjà trempée de pluie. Elle portait avec el e un panier débordant de provisions glanées au Clark’s : sandwichs au poulet, œufs à la mayonnaise, pâtes au fromage et à la crème qu’elle gardait, chaudes et fumantes, dans un plat en métal, pâtisseries fourrées qu’elle avait cachées des clients pour être certaine qu’il en reste pour lui. Elle sonnait à la porte.

Il bondissait de sa chaise. Nola ! Nola chérie ! Il accourait à la porte. Elle était là, devant lui, rayonnante, magnifique. Ils s’élançaient l’un contre l’autre, il la prenait dans ses bras, il la faisait tourner autour de lui, autour du monde, ils s’embrassaient. Nola !

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