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Mercredi 6 août 1975

Sans s’accorder, ils avaient tous deux agi le lendemain de leur conversation.

Vers dix-sept heures, dans une pharmacie de Concord, Robert Quinn acheta des somnifères. Au même moment, dans le secret du poste de police d’Aurora, Nola, agenouillée sous le bureau du Chef Pratt, s’efforçait de protéger Harry en damnant Pratt, et faisant de lui un criminel, l’entraînant dans ce qui al ait devenir une longue spirale de trente ans.

Cette nuit-là, Tamara dormit de tout son saoul. Après le repas, el e se sentit tellement fatiguée qu’el e se coucha sans même prendre le temps de se démaquiller.

Elle s’effondra comme une masse sur son lit, et tomba dans un profond sommeil. Ce fut si rapide que Robert craignit durant une fraction de seconde d’avoir dissous une trop forte dose dans son verre d’eau et de l’avoir tuée, mais les ronflements magistraux à la cadence militaire que poussa bientôt sa femme le rassurèrent aussitôt. Il attendit qu’il soit une heure du matin pour agir : il devait être sûr que Jenny dormait, et qu’en ville, personne ne le verrait. Lorsqu’il fut le moment d’entrer en action, il commença par secouer sa femme sans ménagement, pour s’assurer qu’elle était définitivement neutralisée : il eut la joie de constater qu’el e restait inerte. Pour la première fois, il se sentit puissant : le dragon, affalé sur son matelas, n’impressionnait plus personne. Il décrocha le col ier qu’el e portait autour du cou et s’empara de la clé, victorieux. Au passage, il lui attrapa les seins à pleines mains et il constata avec regret que cela ne lui faisait plus aucun effet.

Sans un bruit, il quitta la maison. Pour rester silencieux et n’éveiller aucun soupçon, il emprunta le vélo de sa fil e. Pédalant dans la nuit, les clés du Clark’s et du coffre dans la poche, il sentait monter en lui l’excitation de l’interdit. Il ne savait plus s’il faisait ça pour Nola ou surtout pour nuire à sa femme. Et sur sa bicyclette lancée à toute allure à travers la ville, il se sentit soudain tellement libre qu’il décida de divorcer.

Jenny était une adulte désormais, il n’avait plus aucune raison de rester avec sa femme. Il en avait assez de cette furie, il avait droit à une nouvelle vie. Volontairement, il fit quelques détours, pour faire durer encore cette sensation grisante. Arrivé dans la rue principale, il poussa son vélo pour avoir le temps d’inspecter les environs : la ville dormait paisiblement. Il n’y avait ni lumière, ni bruit. Il laissa son vélo contre un mur, ouvrit le Clark’s et se faufila à l’intérieur, ne se guidant qu’à la lumière des éclairages publics qui filtraient par les baies vitrées. Il arriva jusqu’au bureau. Ce bureau où il n’avait jamais le droit d’entrer sans l’autorisation expresse de sa femme, il en était désormais le maître; il le foulait au pied, il le violait, c’était un territoire conquis. Il al uma la lampe torche qu’il avait emportée et commença par explorer les étagères et les classeurs. Il y avait des années qu’il rêvait de fouiller cet endroit : que pouvait y cacher sa femme ? Il s’empara des différents dossiers et les parcourut rapidement : il se surprit à chercher des lettres d’amants. Il se demandait si sa femme le trompait. Il imaginait que oui : comment pouvait-elle se contenter de lui ? Mais il n’y trouva que des bons de commande et des documents de comptabilité. Alors il passa au coffre : un coffre en

acier, imposant, qui devait bien mesurer un mètre de haut, et qui reposait sur une palette en bois. Il introduisit la clé de sécurité dans la serrure, la fit tourner et il frémit en entendant le mécanisme d’ouverture fonctionner. Il tira la lourde porte et braqua sa lampe sur l’intérieur, composé de quatre niveaux. C’était la première fois qu’il voyait ce coffre ouvert; il frémit d’excitation.

Sur le premier rayonnage, il trouva des documents de banque, le dernier relevé de comptabilité, des reçus de commandes et les fiches de salaire des employés.

Sur le second rayonnage, il trouva une boîte en fer-blanc contenant les fonds de caisse du Clark’s, et une autre contenant des liquidités modestes pour payer les fournisseurs.

Sur le troisième rayonnage, il trouva un morceau de bois qui ressemblait à un ours. Il sourit : c’était le premier objet qu’il avait offert à Tamara, lors de leur première vraie sortie ensemble. Ce moment, il l’avait préparé avec minutie, pendant plusieurs semaines, multipliant les heures supplémentaires à la station-service où il travaillait en plus de ses études pour pouvoir emmener sa Tamy dans l’un des meil eurs établissements de la région, Chez Jean-Claude, un restaurant français où l’on servait des plats d’écrevisses apparemment extraordinaires. Il avait étudié tout le menu, il avait compté combien lui coûterait le repas si elle prenait les plats les plus chers; il avait économisé jusqu’à réunir assez d’argent, puis il l’avait invitée. Ce fameux soir, lorsqu’il était venu la chercher chez ses parents et qu’el e avait appris leur destination, el e l’avait supplié de ne pas se ruiner pour elle. « Oh, Robert, tu es un amour. Mais c’est trop, c’est vraiment trop », avait-el e dit. Elle avait dit amour. Et pour le convaincre de renoncer, elle avait proposé d’al er manger des pâtes dans un petit italien de Concord qui la tentait depuis longtemps. Ils avaient mangé des spaghettis, bu du chianti et de la grappa maison et, un peu ivres, ils étaient al és à une fête foraine proche. Sur le retour, ils s’étaient arrêtés au bord de l’océan et ils avaient attendu le lever du soleil. Sur la plage, il avait trouvé un morceau de bois qui ressemblait à un ours et il le lui avait donné lorsqu’elle s’était blottie contre lui, aux premiers éclats de l’aube. Elle avait dit qu’elle le garderait toujours et el e l’avait embrassé pour la première fois.

Poursuivant son exploration du coffre, Robert, ému, trouva, à côté du morceau de bois, une quantité de photos de lui-même au fil des années. Au dos de chacune, Tamara avait griffonné quelques annotations, même pour les plus récentes. La dernière datait du mois d’avril, lorsqu’ils étaient allés assister à une course automobile. On y voyait Robert, jumelles vissées sur les yeux, qui commentait les tours. Et au dos Tamara avait inscrit : Mon Robert, toujours aussi passionné par la vie. Je l’aimerai jusqu’à mon dernier souffle.

Après les photos, il y avait des souvenirs de leur vie commune : leur faire-part de mariage, celui de la naissance de Jenny, des photos de vacances, de menues bricoles dont il pensait qu’el es avaient été jetées depuis longtemps. Des petits cadeaux, une broche en toc, un stylo-souvenir, ou encore ce presse-papiers en serpentine acheté lors de vacances au Canada, et qui lui avaient tous valu des réprimandes acerbes, des Mais, Bobbo ! Que veux-tu que je fasse de pareilles cochonneries ? Et voilà qu’el e avait religieusement tout conservé dans ce coffre. Robert songea alors que ce que sa femme cachait dans ce coffre, c’était son cœur. Et il se demanda pourquoi.

Sur le quatrième rayonnage, il trouva un épais cahier relié en cuir, qu’il ouvrit : le journal de Tamara. Sa femme tenait un journal. Il n’en avait jamais rien su. Il l’ouvrit au

hasard et lut à la lumière de sa lampe :

1er janvier 1975

Avons fêté la Saint-Sylvestre chez les Richardson.

Note de la soirée : 5/10. Nourriture pas terrible et les Richardson sont des gens ennuyeux. Je ne l’avais jamais remarqué. Je crois que la Saint-Sylvestre est un bon moyen de savoir lesquels de vos amis sont ennuyeux ou non. Bobbo a rapidement vu que je m’ennuyais, il a voulu me divertir. Il a fait le pitre, il a voulu raconter des blagues et il a fait semblant de faire parler son tourteau. Les Richardson ont bien ri. Paul Richardson s’est même levé pour noter l’une des blagues. Il a dit qu’il voulait être certain de s’en rappeler. Moi, tout ce que j’ai réussi à faire, c’est le disputer. Dans la voiture, au retour, je lui ai dit des horreurs. J’ai dit : « Tu ne fais rire personne avec tes blagues de mauvais goût. Tu es lamentable. Qui t’a demandé de faire le clown, hein ?

Tu es ingénieur dans une grande usine, non ? Parle de ton métier, montre que tu es sérieux et quelqu’un d’important. Tu n’es pas au cirque, bon sang ! » Il m’a répondu que Paul avait ri à ses blagues et je lui ai dit de se taire, que je ne voulais plus l’entendre.

Je ne sais pas pourquoi je suis méchante. Je l’aime tellement. Il est tellement doux, et attentionné. Je ne sais pas pourquoi je me comporte mal avec lui. Ensuite je m’en veux, et je me déteste, et du coup, je suis encore plus ignoble.

En ce jour de nouvelle année, je prends la résolution de changer. Enfin, je prends cette résolution chaque année et je ne m’y tiens jamais. Depuis quelques mois, j’ai commencé à aller voir le docteur Ashcroft à Concord. C’est lui qui m’a conseillé de tenir un journal. Nous avons une séance par semaine. Personne n’est au courant.

J’aurais bien trop honte que l’on sache que je vais voir un psychiatre. Les gens diraient que je suis fol e. Je ne suis pas folle. Je souffre. Je souffre, mais je ne sais pas de quoi.

Le docteur Ashcroft dit que j’ai tendance à détruire tout ce qui me fait du bien. On appelle ça l’autodestruction. Il dit que j’ai des angoisses de mort et que c’est peut-être lié. Je n’en sais rien. Mais je sais que je souffre. Et que j’aime mon Robert. Je n’aime que lui. Sans lui, que serais-je devenue ?

Robert referma le livre. Il pleurait. Ce que sa femme n’avait jamais pu lui dire, el e l’avait écrit. Elle l’aimait. Elle l’aimait vraiment. Elle n’aimait que lui. Il trouva que c’étaient les plus beaux mots qu’il avait jamais lus. Il s’essuya les yeux pour ne pas tacher les pages et lut encore; pauvre Tamara, Tamy chérie, qui souffrait en silence.

Pourquoi ne lui avait-elle rien dit pour le docteur Ashcroft ? Si elle souffrait, il voulait souffrir avec el e, c’était pour cela qu’il l’avait épousée. Balayant le dernier rayonnage du coffre d’un coup de lampe, il tomba sur le mot de Harry et fut brusquement ramené à la réalité. Il se rappela sa mission; il se rappela que sa femme était affalée sur son lit, droguée, et qu’il devait se débarrasser de ce morceau de papier. Il s’en voulut soudain de ce qu’il était en train de commettre; il était sur le point de renoncer lorsqu’il songea que s’il se débarrassait de cette lettre, sa femme se préoccuperait moins de Harry Quebert et plus de lui. C’était lui qui comptait, elle l’aimait. C’était écrit.

C’est ce qui le poussa finalement à s’emparer du feuillet et à s’enfuir du Clark’s

dans le silence de la nuit, après s’être assuré de n’avoir laissé aucune trace de son passage. Il traversa la ville sur sa bicyclette et, dans une ruelle tranquille, il mit le feu aux mots de Harry Quebert à l’aide de son briquet. Il regarda le morceau de papier brûler, brunir, se tordre en une flamme d’abord dorée, puis bleue, et disparaître lentement. Il n’en resta bientôt rien. Il rentra chez lui, remit la clé entre les seins de sa femme, se coucha à ses côtés, et l’étreignit longuement.

Il fallut deux jours à Tamara pour réaliser que le feuil et n’était plus à sa place.

Elle se crut folle : elle était certaine de l’avoir mis dans le coffre et pourtant il n’y était pas. Personne n’avait pu y avoir accès, el e gardait la clé avec elle et il n’y avait pas eu d’effraction. L’aurait-elle égaré dans le bureau ? L’avait-elle rangé ailleurs, machinalement ? Elle passa des heures à fouiller la pièce, à vider les classeurs et les remplir à nouveau, à trier les papiers et les ranger encore, en vain : ce minuscule morceau de papier avait mystérieusement disparu.

Robert Quinn m’expliqua que, lorsque, quelques semaines plus tard, Nola disparut, sa femme en fit une maladie.

- Elle répétait que si elle avait encore ce feuillet, la police pourrait enquêter sur Harry. Et le Chef Pratt qui lui disait que, sans ce morceau de papier, il ne pouvait rien faire. Elle était hystérique. Elle me disait cent fois par jour : « C’est Quebert, c’est Quebert ! Je le sais, tu le sais, nous le savons tous ! Tu as vu ce mot comme moi, non ? »

- Pourquoi n’avez-vous rien dit à la police à propos de ce que vous saviez ?

demandai-je. Pourquoi n’avoir pas dit que Nola était venue vous trouver, qu’elle vous avait parlé de Harry ? Ç’aurait pu être une piste, non ?

- Je voulais le faire. J’étais très partagé. Pourriez-vous éteindre votre enregistreur, Monsieur Goldman ?

- Bien sûr.

J’éteignis la machine et je la rangeai dans mon sac. Il reprit :

- Lorsque Nola a disparu, je m’en suis voulu. J’ai regretté d’avoir brûlé ce morceau de papier qui la reliait à Harry. Je me suis dit que grâce à cette preuve, la police aurait pu interroger Harry, se pencher sur lui, enquêter plus loin. Et que s’il n’avait rien eu à se reprocher, il n’aurait rien eu à craindre. Les gens innocents n’ont pas de souci à se faire après tout, non ? Enfin bref, je m’en voulais. Alors je me suis mis à lui écrire des lettres anonymes, que je suis al é accrocher à sa porte lorsque je le savais absent.

- Quoi ? Les lettres anonymes, c’était vous ?

- C’était moi. J’en avais préparé un petit stock en utilisant la machine à écrire de ma secrétaire, à la ganterie de Concord. Je sais ce que vous avez fait à cette gamine de 15 ans. Et bientôt toute la ville saura. Je gardais les lettres dans la boîte à gants de ma voiture. Et chaque fois que je croisais Harry en ville, je me précipitais à Goose Cove pour y déposer une lettre.

- Mais pourquoi ?

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