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- De tout le monde. Un ami, la femme de ménage, l’employé au guichet de la banque. Mais attention : ce ne sont pas ces personnes elles-mêmes qui vous inspirent, ce sont leurs actions. Leur façon d’agir vous fait penser à ce que pourrait faire l’un des personnages de votre roman. Les écrivains qui disent qu’ils ne s’inspirent de personne mentent, mais ils ont bien raison de le faire : ils s’épargnent ainsi quantité d’ennuis.

- Comment ça ?

- Le privilège des écrivains, Marcus, c’est que vous pouvez régler vos comptes avec vos semblables par l’intermédiaire de votre bouquin. La seule règle est de ne pas les citer nommément. Jamais de nom propre : c’est la porte ouverte aux procès et aux tourments. À combien sommes-nous dans la liste ?

- 23.

- Alors ce sera le 23e, Marcus : n’écrivez que des fictions. Le reste ne vous attirera que des ennuis.”

Le dimanche 22 juin 2008, je rencontrai pour la première fois le révérend David Kel ergan. C’était un de ces jours d’été grisâtres comme il ne peut y en avoir qu’en Nouvelle-Angleterre, où la brume de l’océan est si épaisse qu’elle reste accrochée à la cime des arbres et aux toits. La maison des Kel ergan se trouvait au 245 Terrace Avenue, au cœur d’un joli quartier résidentiel. Elle n’avait, paraît-il, pas changé depuis leur arrivée à Aurora. La même couleur sur les murs et les mêmes buissons tout autour.

Les rosiers fraîchement plantés étaient devenus des massifs et le cerisier de devant la maison avait été remplacé par un arbre de la même essence lorsqu’il était mort, dix ans plus tôt.

À mon arrivée, une musique assourdissante retentissait depuis la maison. Je sonnai à plusieurs reprises, mais aucune réponse. Finalement, un passant me cria :

« Si c’est le père Kel ergan que vous cherchez, ça sert à rien de sonner. Il est dans le garage. » J’allai frapper à la porte du garage, d’où provenait effectivement la musique.

Après avoir dû longuement insister, la porte s’ouvrit enfin et je trouvai devant moi un tout petit vieil ard, d’apparence fragile, gris de cheveux et de peau, en blouse de travail et avec des lunettes de protection sur les yeux. C’était David Kellergan, quatre-vingt-cinq ans.

- C’est pour quoi ? hurla-t-il gentiment à cause de la musique dont le volume était à peine supportable.

Je dus mettre mes mains en porte-voix pour me faire entendre.

- Je m’appel e Marcus Goldman. Vous ne me connaissez pas mais j’enquête sur la mort de Nola.

- Vous êtes de la police ?

- Non, je suis écrivain. Pourriez-vous couper la musique ou baisser un peu le volume ?

- Impossible. Je n’éteins pas la musique. Mais nous pouvons al er au salon si vous voulez.

Il me fit entrer par le garage : la pièce avait été entièrement transformée en atelier au milieu duquel trônait un modèle de collection de Harley-Davidson. Dans un coin, un vieux pick-up relié à une chaîne stéréo faisait résonner des standards de jazz.

Je m’étais attendu à être mal reçu. J’avais pensé que le père Kel ergan, après avoir été harcelé par les journalistes, aspirait à un peu de tranquillité; il se montra au contraire très aimable. Malgré mes nombreux séjours à Aurora, je ne l’avais jamais vu de ma vie. Il ignorait visiblement mes liens avec Harry et je me gardai bien de les mentionner. Il nous prépara deux verres de thé glacé et nous nous installâmes dans le salon. Il avait gardé ses lunettes de protection vissées sur ses yeux, comme s’il devait être prêt à retourner à sa moto à tout moment, et on entendait toujours cette musique assourdissante en arrière-fond. J’essayai de me représenter cet homme trente-trois ans plus tôt, lorsqu’il était le dynamique pasteur de la paroisse St James.

- Qu’est-ce qui vous amène ici, Monsieur Goldman ? me demanda-t-il après m’avoir dévisagé avec curiosité. Un livre ?

- Je n’en sais trop rien, révérend. Je cherche surtout à savoir ce qui est arrivé à Nola.

- Ne m’appelez pas révérend, je ne suis plus révérend.

- Je suis désolé pour votre fille, Monsieur.

Il sourit de façon étonnamment chaleureuse.

- Merci. Vous êtes la première personne à me présenter vos condoléances, Monsieur Goldman. Toute la ville parle de ma fille depuis deux semaines : tous se précipitent sur les journaux pour connaître les derniers développements mais il n’y en a pas un seul qui vienne ici pour savoir comment je vais. Les seules gens qui sonnent à ma porte, à part des journalistes, sont des voisins qui se plaignent du bruit. Les pères en deuil ont bien le droit d’écouter de la musique, non ?

- Parfaitement, Monsieur.

- Alors, vous écrivez un livre ?

- Je ne sais plus si je suis capable d’écrire. Écrire bien, c’est si difficile. Mon éditeur m’a proposé d’écrire un livre à propos de cette affaire. Il dit que ça relancerait ma carrière. Seriez-vous opposé à l’idée d’un livre à propos de Nola ?

Il haussa les épaules.

- Non. Si ça peut aider les parents à être plus prudents. Vous savez, le jour où ma fille a disparu, el e était dans sa chambre. Moi, je travaillais dans le garage, avec de la musique. Je n’ai rien entendu. Lorsque j’ai voulu aller la voir, el e n’était plus dans la maison. La fenêtre de sa chambre était ouverte. C’était comme si elle s’était évaporée.

Je n’ai pas su veiller sur ma fil e. Écrivez un livre pour les parents, Monsieur Goldman.

Les parents doivent prendre grand soin de leurs enfants.

- Que faisiez-vous dans le garage, ce jour-là ?

- Je retapais cette moto. La Harley que vous avez vue.

- Jolie machine.

- Merci. Je l’avais ramassée à l’époque chez un carrossier de Montburry. Il disait qu’il ne pourrait plus rien en tirer et il me l’a cédée pour cinq dollars symboliques. Voilà ce que je faisais lorsque ma fille a disparu : je m’occupais de cette foutue moto.

- Vous vivez seul ici ?

- Oui. Ma femme est morte il y a longtemps.

Il se leva et m’apporta un album de photographies. Il me montra Nola petite, et sa femme, Louisa. Ils avaient l’air heureux. Je fus étonné de la facilité avec laquel e il se confia, alors qu’au fond il ne me connaissait pas. Je crois qu’il avait surtout envie de faire revivre un peu sa fil e. Il me raconta qu’ils étaient arrivés à Aurora à l’automne 1969 en provenance de Jackson, Alabama, où, malgré une congrégation en pleine expansion, l’appel du large avait été plus fort : la communauté d’Aurora se cherchait un nouveau révérend, et il avait été engagé. La principale raison du départ pour le New Hampshire avait été la volonté de trouver un endroit calme pour élever Nola. À cette époque, le pays brûlait de l’intérieur, entre dissensions politiques, ségrégation et guerre du Vietnam. Les événements de 1967, les émeutes raciales à Saint-Quentin et l’embrasement des quartiers noirs de Newark et de Détroit, les avaient poussés à se mettre à la recherche d’un lieu préservé, à l’abri de toute cette agitation.

Alors, lorsque sa petite voiture poussive épuisée par le poids de la caravane était parvenue aux abords des grands étangs couverts de nénuphars de Montburry, avant d’aborder la descente vers Aurora, et qu’il avait vu au loin cette magnifique petite ville tranquille, David Kel ergan s’était félicité de son choix. Comment pouvait-il imaginer que c’était là que, six ans plus tard, sa fille unique allait disparaître ?

- Je suis passé devant votre ancienne paroisse, dis-je. C’est devenu un McDonald’s.

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