Bibichette avait acheté les nouvelles chemises dans un magasin très en vue de Concord.
- Pourquoi je peux plus mettre mes autres chemises ? demanda Bobbo.
- Je te l’ai dit : je ne veux pas que tu mettes tes vieilles fripes dégoûtantes lorsqu’un grand écrivain vient chez nous !
- Et je n’aime pas le goût du cigare…
- Dans l’autre sens, andouil e ! Tu l’as mis à l’envers dans ta bouche. Ne vois-tu pas que la bague marque l’embouchure ?
- Je pensais que c’était un capuchon.
- Tu ne connais rien à la chiqueté ?
- La chiqueté ?
- Ce sont les choses chic.
- Je ne savais pas qu’on disait chiqueté.
- C’est parce que tu ne sais rien, mon pauvre Bobbo. Harry doit arriver dans quinze minutes : tâche de te montrer digne. Et essaie de l’impressionner.
- Comment dois-je faire ?
- Fume ton cigare d’un air pensif. Comme un grand entrepreneur. Et lorsqu’il te parle, prends un air supérieur.
- Comment fait-on pour avoir un air supérieur ?
- Excellente question : comme tu es bête et que tu ne connais rien à rien, il faudra te montrer évasif. Il faut répondre aux questions par des questions. S’il te demande : « Étiez-vous pour ou contre la guerre du Vietnam ? », tu réponds : « Vous-même, si vous posez la question, c’est que vous devez avoir un avis très précis à ce sujet. » Et là-dessus, paf ! Tu le sers de champagne ! On appel e ça « faire diversion ».
- Oui, Bibichette.
- Et ne me déçois pas.
- Oui, Bibichette.
Tamara rentra dans la maison et Robert s’assit dans un fauteuil en osier, dépité.
Il détestait ce Harry Quebert, soi-disant roi des écrivains, mais qui était surtout visiblement le roi des chichis. Et il détestait voir sa femme faire ses grandes danses nuptiales pour lui. Il ne s’y pliait que parce qu’elle lui avait promis qu’il pourrait être son Robert Cochonou ce soir et qu’il pourrait même venir dormir dans sa chambre, les époux Quinn faisaient chambre à part. En général, une fois tous les trois ou quatre mois, elle acceptait un coït, la plupart du temps après de longues supplications, mais il
y avait longtemps qu’il n’avait pas eu le droit de rester dormir avec el e.
Dans la maison, à l’étage, Jenny était prête : elle portait une grande robe de soirée, ample, avec épaulettes bouffantes, parure en toc, trop de rouge sur les lèvres et des bagues supplémentaires aux doigts. Tamara arrangea la robe de sa fil e et lui sourit.
- Tu es magnifique, ma chérie. Le Quebert va tomber raide dingue lorsqu’il va te voir !
- Merci, Maman. Mais n’est-ce pas trop ?
- Trop ? Non, c’est parfait.
- Mais nous n’allons qu’au cinéma !
- Et après ? Si vous al ez faire un dîner chic après ? Y as-tu pensé ?
- Il n’y a pas de restaurant chic à Aurora.
- Et peut-être que Harry a réservé dans un très grand restaurant de Concord pour sa fiancée.
- Maman, nous ne sommes pas encore fiancés.
- Oh, chérie, bientôt, j’en suis sûre. Vous êtes-vous embrassés ?
- Pas encore.
- En tout cas, s’il te tripote, pour l’amour de Dieu, laisse-toi faire !
- Oui, Maman.
- Et quelle charmante idée il a eue de te proposer d’aller au cinéma !
- En fait, c’était ma proposition. J’ai pris mon courage à deux mains, je lui ai téléphoné et je lui ai dit : « Mon Harry, vous travail ez trop ! Allons au cinéma cet après-midi. »
- Et il a dit oui…
- Tout de suite ! Sans hésiter une seconde !
- Tu vois, c’est comme si c’était son idée.
- J’ai toujours des remords de le déranger pendant qu’il écrit… Parce qu’il écrit des textes sur moi. Je le sais, j’en ai vu un. Il y disait qu’il ne venait au Clark’s que pour me voir.