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Il fit plusieurs autres allers-retours maladroits, regardant parfois longuement la cuvette des toilettes. Puis il baissa soudain son bermuda.

« Excuse-moi, mon vieux, dit-il. Je peux pas me retenir. C’est l’attente. »

Il posa son large postérieur sur la cuvette. Winston couvrit son visage de ses mains.

« Smith ! hurla la voix du télécran. 6079 Smith W ! Montre ton visage. Pas de visage caché dans les cellules. »

Winston retira ses mains. Parsons utilisa les toilettes, bruyamment et abondamment. La chasse d’eau se rĂ©vĂ©la hors d’usage, et la cellule pua abominablement pendant des heures.

Parsons fut emmenĂ©. Plus de prisonniers allĂšrent et vinrent, mystĂ©rieusement. Une femme fut expĂ©diĂ©e Ă  la « Salle 101 », et, remarqua Winston, elle sembla se rabougrir et changer de couleur quand elle entendit ces mots. Le temps vint oĂč, s’il avait Ă©tĂ© amenĂ© le matin, ce serait l’aprĂšs-midi ; ou s’il avait Ă©tĂ© amenĂ© l’aprĂšs-midi, ce serait minuit. Il y avait six prisonniers dans la cellule, hommes et femmes. Tous se tenaient immobiles. En face de Winston Ă©tait assis un homme au visage sans menton et aux dents saillantes, comme celle d’un Ă©norme rongeur inoffensif. Ses joues grasses et tachetĂ©es Ă©taient si enflĂ©es vers le bas qu’il Ă©tait difficile de ne pas croire qu’il avait lĂ  de petites rĂ©serves de nourriture. Ses yeux gris pĂąle sautaient craintivement d’un visage Ă  un autre, et se dĂ©tournaient rapidement quand ils croisaient un regard.

La porte s’ouvrit, et un autre prisonnier fut introduit. Son apparence glaça momentanĂ©ment Winston. C’était un homme banal, l’air mauvais, qui avait dĂ» ĂȘtre ingĂ©nieur ou technicien. Mais ce qui Ă©tait le plus saisissant, c’était son visage extrĂȘmement creusĂ©. Il Ă©tait comme un crĂąne. À cause de sa maigreur, la bouche et les yeux paraissaient exagĂ©rĂ©ment grands, et son regard semblait rempli d’une haine meurtriĂšre, insatiable, pour quelqu’un ou quelque chose.

L’homme s’assit sur le banc, proche de Winston. Winston ne le 241

regarda pas Ă  nouveau, mais le visage tourmentĂ© et squelettique Ă©tait aussi vif dans son esprit que s’il s’était trouvĂ© devant ses yeux. Il rĂ©alisa soudain : l’homme mourait de faim. La mĂȘme pensĂ©e sembla frapper tout le monde dans la cellule au mĂȘme moment. Il y eut un lĂ©ger frĂ©missement tout autour du banc. Les yeux de l’homme sans menton ne cessaient de se poser sur l’homme au visage squelettique, puis se dĂ©tournaient avec culpabilitĂ©, et y revenaient, irrĂ©sistiblement attirĂ©s. Il commença Ă  remuer Ă  sa place. Il finit par se lever, se dandina maladroitement Ă  travers la cellule, fouilla dans la poche de sa combinaison, et, d’un air confus, tendit un vieux morceau de pain Ă  l’homme au visage squelettique.

Il y eut un hurlement furieux et assourdissant dans le télécran.

L’homme sans menton sursauta. L’homme au visage squelettique avait vivement mis ses mains dans son dos, comme pour prouver à tout le monde qu’il refusait le cadeau.

« Bumstead ! gronda la voix. 2713 Bumstead J ! Laisse tomber ce morceau de pain. »

L’homme sans menton laissa tomber le morceau de pain au sol.

« Reste oĂč tu es, continua la voix. Tourne-toi vers la porte. Ne fais aucun mouvement. »

L’homme sans menton obĂ©it. Ses grandes bajoues tremblaient frĂ©nĂ©tiquement. La porte s’ouvrit avec fracas. Alors que le jeune officier entrait et se mettait sur le cĂŽtĂ©, de derriĂšre lui surgit un petit garde trapu aux bras et aux Ă©paules Ă©normes. Il se plaça face Ă  l’homme sans menton, et, sur un signal de l’officier, envoya un coup terrifiant, de toute la force de son corps, dans la bouche de l’homme. La force du coup sembla presque le soulever du sol. Son corps fut projetĂ© Ă  travers la cellule et atterrit au pied de la cuvette des toilettes. Pendant un instant, il resta comme assommĂ©, du sang noir suintant de sa bouche et de son nez. Un trĂšs lĂ©ger gĂ©missement, ou couinement, qui semblait inconscient, s’échappa de lui. Puis il roula sur lui-mĂȘme et se releva difficilement sur ses mains et ses genoux. Dans un torrent de sang et de salive, les deux moitiĂ©s d’un dentier tombĂšrent de sa bouche.

Les prisonniers restÚrent trÚs immobiles, les mains croisées sur 242

leurs genoux. L’homme sans menton se hissa jusqu’à sa place. La peau en bas d’un cĂŽtĂ© de son visage s’assombrissait. Sa bouche avait enflĂ© en une masse informe rouge vif, avec un trou noir au milieu. De temps en temps, une petite goutte de sang tombait sur la poitrine de sa combinaison. Ses yeux gris sautaient toujours de visage en visage, plus coupables que jamais, comme s’il essayait de dĂ©couvrir combien les autres le mĂ©prisaient pour son humiliation.

La porte s’ouvrit. L’officier indiqua d’un geste bref l’homme au visage squelettique.

« Salle 101 », dit-il.

Il y eut un hoquet et on s’agita Ă  cĂŽtĂ© de Winston. L’homme s’était jetĂ© Ă  genoux sur le sol, les mains jointes.

« Camarade ! Officier ! glapit-il. T’as pas Ă  m’emmener lĂ -bas !

Est-ce que je vous ai pas dĂ©jĂ  tout dit ? Qu’est-ce que vous voulez savoir de plus ? Je peux tout confesser, tout ! DĂźtes-moi juste ce que c’est et je le confesserai immĂ©diatement. Écrivez-le et je signerai —

tout ! Mais pas la salle 101 !

– Salle 101 », rĂ©pĂ©ta l’officier.

Le visage de l’homme, dĂ©jĂ  trĂšs pĂąle, prit une couleur que Winston ne pensait pas possible. C’était assurĂ©ment, indubitablement, un ton de vert.

« FaĂźtes ce que vous voulez de moi ! hurla-t-il. Vous m’affamez depuis des semaines. Terminez-en et laissez-moi mourir. Fusillez-moi. Pendez-moi. Condamnez-moi Ă  vingt-cinq ans. Il y a quelqu’un d’autre que vous voulez que je dĂ©nonce ? DĂźtes-moi juste qui c’est et je vous dirai tout ce que vous voulez. Je m’en fous de qui c’est ou de ce que vous lui ferez. J’ai une femme et trois enfants. Le plus grand n’a mĂȘme pas six ans. Vous pouvez tous les prendre et leur couper la gorge devant moi, et je regarderai. Mais pas la salle 101 !

– Salle 101 », rĂ©pĂ©ta l’officier.

L’homme regarda frĂ©nĂ©tiquement les autres prisonniers, comme si par miracle il pouvait mettre une autre victime Ă  sa place. Ses yeux se posĂšrent sur le visage dĂ©truit de l’homme sans menton. Il tendit un maigre bras.

« C’est lui que vous devriez emmener, pas moi ! hurla-t-il. Vous 243

n’avez pas entendu ce qu’il a dit aprĂšs qu’ils aient frappĂ© son visage.

Laissez-moi une chance et je vous dirai chacun de ses mots. C’est lui qui est contre le Parti, pas moi. » Les gardes s’avancĂšrent. La voix de l’homme devint stridente. « Vous l’avez pas entendu ! rĂ©pĂ©ta-t-il.

Le tĂ©lĂ©cran ne marchait pas. C’est lui que vous voulez. Emmenez-le, pas moi ! »

Les deux robustes gardes s’étaient arrĂȘtĂ©s pour le prendre par les bras. Mais juste Ă  ce moment, il se jeta Ă  travers le sol et agrippa un des pieds en fer qui supportait le banc. Il poussa un hululement, comme un animal. Les gardes le saisirent pour l’extirper, mais il s’accrocha avec une force incroyable. Ils le tirĂšrent pendant peut-ĂȘtre vingt secondes. Les prisonniers restaient silencieux, les mains croisĂ©es sur les genoux, regardant droit devant eux. Le hululement s’arrĂȘta ; l’homme n’avait plus assez de souffle pour autre chose que s’agripper.

Puis il y eut un cri diffĂ©rent. Un coup de botte d’un des gardes lui avait brisĂ© les doigts d’une main. Ils le trainĂšrent sur ses pieds.

« Salle 101 », dit l’officier.

L’homme fut emmenĂ© Ă  l’extĂ©rieur, titubant, la tĂȘte chancelante, se tenant sa main broyĂ©e, toute rĂ©sistance envolĂ©e.

Un long moment passa. S’il avait Ă©tĂ© minuit quand l’homme au visage squelettique avait Ă©tĂ© emmenĂ©, ce serait le matin : si ça avait Ă©tĂ© le matin, ce serait l’aprĂšs-midi. Winston Ă©tait seul, et l’avait Ă©tĂ© depuis plusieurs heures. La douleur de rester assis sur le banc Ă©troit Ă©tait telle que souvent il se levait pour marcher un peu, sans rĂ©primande du tĂ©lĂ©cran. Le morceau de pain se trouvait encore oĂč l’homme sans menton l’avait laissĂ© tomber. Au dĂ©but, ça avait demandĂ© un Ă©norme effort pour ne pas le regarder, mais dĂ©sormais la faim avait laissĂ© place Ă  la soif. Sa bouche Ă©tait dessĂ©chĂ©e et avait un goĂ»t infernal.

Le bourdonnement et la lumiĂšre blanche constante provoquaient une sorte de malaise, un sentiment de vide dans sa tĂȘte. Il se levait parce que la douleur dans ses os devenait insupportable, et il se rasseyait presque aussitĂŽt parce qu’il Ă©tait trop pris de vertige pour parvenir Ă  rester debout. DĂšs que ses sensations physiques Ă©taient un peu sous contrĂŽle, la terreur revenait. Parfois, avec un espoir faiblissant, il pensait Ă  O’Brien et Ă  la lame de rasoir. Il Ă©tait envisageable que la 244

lame de rasoir arrivĂąt dissimulĂ©e dans sa nourriture, s’il Ă©tait nourri.

Il pensait plus rarement Ă  Julia. Quelque part, elle souffrait aussi, peut-ĂȘtre plus encore que lui. Elle criait peut-ĂȘtre de douleur en ce moment mĂȘme. Il songea : « Si je pouvais sauver Julia en doublant ma propre douleur, est-ce que je le ferais ? Oui, je le ferais. » Mais c’était juste une dĂ©cision intellectuelle, prise parce qu’il savait qu’il devait la prendre. Il ne la ressentait pas. En cet endroit, vous ne pouviez pas ressentir quoi que ce fĂ»t, sauf la douleur et l’apprĂ©hension de la douleur. D’autre part, Ă©tait-il possible, quand vous Ă©tiez en train de souffrir, de souhaiter, pour quelque raison que ce fĂ»t, que votre propre douleur dĂ»t augmenter ? Mais cette question n’avait pas encore de rĂ©ponse.

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