« Ramassez ces morceaux », dit-il sÚchement.
Un homme se pencha pour obĂ©ir. Lâaccent rustre avait disparu ; Winston comprit soudain Ă qui appartenait la voix quâil avait entendue quelques instants plus tĂŽt dans le tĂ©lĂ©cran. M. Charrington portait toujours sa vieille veste en velours, mais ses cheveux, qui avaient Ă©tĂ© presque blancs, Ă©taient devenus noirs. Il ne portait pas non plus son lorgnon. Il lança un seul bref regard Ă Winston, comme pour vĂ©rifier son identitĂ©, et ne lui porta plus attention. Il Ă©tait toujours reconnaissable, mais il nâĂ©tait plus la mĂȘme personne. Son corps sâĂ©tait redressĂ©, et semblait avoir grossi. Son visage nâavait subi que de lĂ©gers changements mais qui rendaient nĂ©anmoins la transformation totale. Les sourcils noirs Ă©taient moins broussailleux, les rides avaient disparu, la forme mĂȘme du visage semblait avoir changĂ© ; mĂȘme le nez paraissait plus court. CâĂ©tait le visage alerte et froid dâun homme dâenviron trente-cinq ans. Winston rĂ©alisa que, pour la premiĂšre fois de sa vie, il regardait, avec certitude, un membre de la Police des PensĂ©es.
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Pa rt i e 3
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C h a p i t r e I
Il ne savait pas oĂč il Ă©tait. Probablement au ministĂšre de lâAmour ; mais il Ă©tait impossible dâen ĂȘtre certain.
Il se trouvait dans une cellule sans fenĂȘtres, au plafond haut, aux murs carrelĂ©s de porcelaine dâun blanc Ă©tincelant. Des lampes dissimulĂ©es lâinondait dâune lumiĂšre froide, et il y avait un bourdonnement constant quâil supposait avoir un rapport avec lâaĂ©ration. Un banc, ou plutĂŽt une planche, juste assez profond pour sây asseoir, courait le long du mur, interrompu uniquement par la porte et, en face de la porte, par une cuvette de toilettes sans lunette. Il y avait quatre tĂ©lĂ©crans, un sur chaque mur.
Une douleur sourde grondait dans son ventre. Elle Ă©tait lĂ depuis quâils lâavaient ballottĂ© dans le fourgon et lâavaient emportĂ©. Mais il avait aussi faim, une faim dĂ©vorante et malsaine. Cela pouvait faire vingt-quatre heures quâil nâavait pas mangĂ©, ou peut-ĂȘtre trente-six.
Il ne savait toujours pas, et ne saurait probablement jamais, sâils lâavaient arrĂȘtĂ© le matin ou le soir. Depuis quâil avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©, il nâavait pas Ă©tĂ© nourri.
Il se tenait aussi immobile quâil le pouvait sur le banc Ă©troit, ses mains croisĂ©es sur ses genoux. Il avait dĂ©jĂ appris Ă se tenir immobile.
Si vous faisiez des mouvements impromptus, ils vous hurlaient dessus Ă travers le tĂ©lĂ©cran. Mais le besoin de nourriture grandissait en lui. Il dĂ©sirait par-dessus tout un morceau de pain. Il se figura quâil y avait quelques miettes de pain dans la poche de sa combinaison. Il Ă©tait mĂȘme possible â il y pensait car quelque chose semblait de temps en temps gratter sa cuisse â quâil y eĂ»t un morceau consĂ©quent de croĂ»te. Finalement, la tentation de sâen assurer surpassa sa peur ; il 233
glissa une main dans sa poche.
« Smith ! hurla une voix depuis le télécran. 6079 Smith W ! Les mains hors des poches dans les cellules ! »
Il sâimmobilisa Ă nouveau, les mains croisĂ©es sur ses genoux. Avant dâĂȘtre amenĂ© ici, il avait Ă©tĂ© emmenĂ© Ă un endroit qui avait dĂ» ĂȘtre une prison ordinaire ou un dĂ©pĂŽt provisoire utilisĂ© par les patrouilles.
Il ne savait pas combien de temps il y Ă©tait restĂ©, plusieurs heures, sans doute ; sans horloge et sans lumiĂšre du jour, il Ă©tait difficile dâestimer le temps. CâĂ©tait un endroit bruyant et puant. Ils lâavaient mis dans une cellule similaire Ă celle quâil occupait maintenant, mais absolument dĂ©goĂ»tante et toujours remplie par dix ou quinze personnes.
La majoritĂ© Ă©tait des criminels ordinaires, mais il y avait quelques prisonniers politiques parmi eux. Il Ă©tait restĂ© assis contre le mur, silencieux, bousculĂ© par des corps sales, trop prĂ©occupĂ© par la peur et la douleur dans son ventre pour prĂȘter une grande attention Ă son environnement, mais remarquant nĂ©anmoins la diffĂ©rence saisissante de comportement entre les prisonniers du Parti et les autres. Les prisonniers du Parti Ă©taient toujours silencieux et terrifiĂ©s, mais les criminels ordinaires semblaient ne se soucier de personne. Ils criaient des insultes aux gardes, se rĂ©voltaient violemment quand leurs biens Ă©taient confisquĂ©s, Ă©crivaient des obscĂ©nitĂ©s au sol, mangeaient de la nourriture de contrebande quâils sortaient de cachettes mystĂ©rieuses dans leurs vĂȘtements, et huaient mĂȘme le tĂ©lĂ©cran quand il essayait de restaurer lâordre. Dâautres, au contraire, semblaient en bons termes avec les gardes, les appelaient par des surnoms et essayaient dâobtenir des cigarettes en les amadouant Ă travers le judas. Les gardes, eux aussi, faisaient preuve dâune certaine magnanimitĂ© envers les criminels ordinaires, mĂȘme quand ils devaient les traiter avec rudesse.
Il y avait beaucoup de discussions sur les camps de travaux forcĂ©s oĂč la plupart des prisonniers sâattendaient Ă ĂȘtre envoyĂ©s. CâĂ©tait
« correct » dans les camps, apprit-il, tant que vous aviez de bons contacts et connaissiez les ficelles. Il y avait toutes sortes de corruption, de favoritisme et de chantage, il y avait de lâhomosexualitĂ© et de la prostitution, il y avait mĂȘme de lâalcool illicite distillĂ© Ă partir de pommes de terre. Les places de confiance Ă©taient confiĂ©es 234
seulement aux criminels ordinaires, particuliĂšrement aux mafieux et aux meurtriers, qui formaient une sorte dâaristocratie. Toute la sale besogne Ă©tait effectuĂ©e par les prisonniers politiques.
Il y avait une rotation permanente de toutes sortes de prisonniers : trafiquants de drogues, voleurs, bandits, receleurs, alcooliques, prostituĂ©es. Certains alcooliques Ă©taient si violents que les autres prisonniers devaient sâunir pour en venir Ă bout. Une Ă©norme Ă©pave fĂ©minine, dâenviron soixante ans, aux gros seins tombants et aux Ă©paisses boucles de cheveux qui sâĂ©taient dĂ©faites dans la bagarre, fut amenĂ©e Ă lâintĂ©rieur, frappant et hurlant, par quatre gardes qui la tenaient de tous cĂŽtĂ©s. Ils lui arrachĂšrent les bottes avec lesquelles elle essayait de les frapper, et la jetĂšrent sur les genoux de Winston, lui brisant presque les os des cuisses. La femme se redressa et leur lança un « Jâvous enc. . . bĂątards ! » rugissant. Puis, se rendant compte quâelle Ă©tait assise sur quelque chose de bosselĂ©, elle glissa des genoux de Winston jusque sur le banc.
« Jâte dâmande pardon, chĂ©ri, dit-elle. Jâme sârais pas permise dâmâasseoir sur toi, câest ces chiens qui mâont jâtĂ©e lĂ . Y savent pas comment on traite une femme, hein ? » Elle sâarrĂȘta, se frappa la poitrine et rota. « Pardon, dit-elle, jâsuis pas vraiment moi-mĂȘme. »
Elle se pencha en avant et vomit copieusement sur le sol.
« Ah bah ça va mieux », dit-elle, sâappuyant dos au mur, les yeux clos. « Faut jamais lâgarder en dâdans, vâlĂ câque jâdis. Faut lâsortir tant quâcâest encore frais sur lâestomac. »
Elle revint Ă elle, se tourna pour regarder Ă nouveau Winston, et sembla immĂ©diatement se prendre de passion pour lui. Elle mit son vaste bras autour de sa taille et lâapprocha dâelle, refoulant une odeur de biĂšre et de vomi sur son visage.
« Comment tu tâappelles, chĂ©ri ? demanda-t-elle.
â Smith, rĂ©pondit Winston.
â Smith ? rĂ©pĂ©ta la femme. Câest marrant. Jâmâappelle Smith aussi. Eh, ajouta-t-elle sentimentalement, jâpourrais ĂȘtre ta mĂšre ! »
Elle pourrait, en effet, ĂȘtre sa mĂšre, songea Winston. Elle avait Ă peu prĂšs le mĂȘme Ăąge et le mĂȘme physique, et il Ă©tait probable que les gens changeassent quelque peu aprĂšs vingt ans de camp de 235
travaux forcés.
Personne dâautre ne lui avait parlĂ©. Ătonnamment, les prisonniers ordinaires semblaient ignorer les prisonniers du Parti. Ils les appelaient « les politicards », avec une sorte dâindiffĂ©rence dĂ©daigneuse.
Les prisonniers du Parti semblaient effrayĂ©s de parler Ă quiconque, et par-dessus tout de se parler entre eux. Une seule fois, quand deux membres du Parti, deux femmes, sâĂ©taient retrouvĂ©es coincĂ©es lâune contre lâautre sur le banc, surprit-il au milieu du vacarme ambiant quelques mots hĂątivement murmurĂ©s ; et en particulier une rĂ©fĂ©rence Ă quelque chose appelĂ© « salle cent-un », quâil ne comprit pas.
Ils avaient dĂ» lâamener ici deux ou trois heures plus tĂŽt. La douleur sourde dans son ventre ne passait jamais, mais elle devenait parfois plus supportable, parfois moins, et sa propension Ă rĂ©flĂ©chir allait de mĂȘme. Quand elle empirait, il ne pensait quâĂ la douleur elle-mĂȘme, et Ă son dĂ©sir de nourriture. Quand elle sâamĂ©liorait, il Ă©tait pris de panique. Ă certains moments, il pressentait ce qui allait lui arriver avec une telle substantialitĂ© que son cĆur tressaillait et son souffle se coupait. Il ressentait les coups des matraques sur ses Ă©paules et des bottes ferrĂ©es sur ses tibias ; il se voyait rampant au sol, demandant pitiĂ© Ă travers des dents brisĂ©es. Il pensait Ă peine Ă Julia. Il ne pouvait pas concentrer son esprit sur elle. Il lâaimait et ne voulait pas la trahir ; mais câĂ©tait seulement un fait, connu comme il connaissait les rĂšgles de lâarithmĂ©tique. Il ne ressentait aucun amour pour elle, et il se demandait Ă peine ce quâil lui Ă©tait arrivĂ©. Il pensait plus souvent Ă OâBrien, avec une lueur dâespoir. OâBrien devait savoir quâil avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©. La FraternitĂ©, avait-il dit, nâessayait jamais de sauver ses membres. Mais il y avait la lame de rasoir ; ils enverraient la lame de rasoir sâils le pouvaient. Il y aurait peut-ĂȘtre cinq secondes avant que les gardes ne se prĂ©cipitassent dans la cellule. La lame le mordrait avec une sorte de chaleur froide, et mĂȘme les doigts qui la tiendrait seraient coupĂ©s jusquâĂ lâos. Tout dĂ©pendait de son corps malade, qui tremblait misĂ©rablement Ă la moindre douleur. Il nâĂ©tait pas certain dâutiliser la lame de rasoir mĂȘme sâil en avait lâopportunitĂ©. Il Ă©tait plus naturel dâexister dans lâinstant, acceptant encore dix minutes de vie mĂȘme avec la certitude que la torture se trouvait au bout.
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Il essayait parfois de calculer le nombre de carreaux de porcelaine sur les murs de la cellule. Cela aurait dĂ» ĂȘtre facile, mais il perdait toujours le compte Ă un moment ou Ă un autre. Plus souvent, il se demandait oĂč il Ă©tait, et quelle heure il Ă©tait. Ă un instant, il Ă©tait certain quâil faisait grand jour dehors, et lâinstant dâaprĂšs, il Ă©tait tout aussi certain quâil faisait nuit noire. Il savait instinctivement quâen cet endroit, les lumiĂšres ne sâĂ©teindraient jamais. CâĂ©tait lâendroit oĂč lâobscuritĂ© nâexistait pas : il comprenait maintenant pourquoi OâBrien avait semblĂ© reconnaĂźtre lâallusion. Il nây avait pas de fenĂȘtres au ministĂšre de lâAmour. Sa cellule pouvait ĂȘtre au cĆur du bĂątiment ou contre son mur extĂ©rieur ; elle pouvait ĂȘtre dix Ă©tages sous terre, ou trente au-dessus. Il se dĂ©plaçait mentalement dâun emplacement Ă un autre, et essayait de dĂ©terminer par les sensations de son corps sâil Ă©tait haut dans les airs ou profondĂ©ment enterrĂ©.
Il y eut un bruit de bottes Ă lâextĂ©rieur. La porte en mĂ©tal sâouvrit avec fracas. Un jeune officier, portant un impeccable uniforme noir, resplendissant de cuir lustrĂ©, au visage pĂąle et Ă©maciĂ© comme un masque de cire, passa prestement la porte. Dâun geste, il ordonna aux gardes Ă lâextĂ©rieur de faire entrer le prisonnier quâils accompagnaient.
Le poĂšte Ampleforth se traĂźna dans la cellule. La porte se referma Ă nouveau.
Ampleforth fit un ou deux mouvements incertains dâun cĂŽtĂ© et de lâautre, semblant penser quâil y avait une autre porte pour sortir, puis dĂ©ambula dans la cellule. Il nâavait pas encore remarquĂ© la prĂ©sence de Winston. Ses yeux vitreux se perdaient sur le mur, un mĂštre au-dessus de la tĂȘte de Winston. Il nâavait plus de chaussures ; de grands orteils sales dĂ©passaient des trous de ses chaussettes. Il ne sâĂ©tait pas rasĂ© depuis plusieurs jours. Une barbe broussailleuse couvrait son visage jusquâaux pommettes, lui donnant un air brutal qui seyait Ă©trangement avec sa silhouette large et affaiblie et ses mouvements nerveux.
Winston sortit lĂ©gĂšrement de sa lĂ©thargie. Il devait parler Ă Ampleforth, au risque de faire hurler le tĂ©lĂ©cran. Il Ă©tait mĂȘme possible quâAmpleforth apportĂąt la lame de rasoir.