Mais Ă la quatriĂšme dĂ©cennie du vingtiĂšme siĂšcle, tous les principaux courants de pensĂ©e politique sont devenus autoritaires. Le paradis terrestre a Ă©tĂ© discrĂ©ditĂ© au moment mĂȘme oĂč il est devenu rĂ©alisable. Chaque nouvelle thĂ©orie politique, peu importe comment elle sâest nommĂ©e, a de nouveau menĂ© Ă la hiĂ©rarchie et Ă lâenrĂ©gimentement.
Et avec lâassombrissement gĂ©nĂ©ral des espoirs qui sâest installĂ© aux environs de 1930, des pratiques qui avaient depuis longtemps Ă©tĂ© abandonnĂ©es, dans certains cas depuis des siĂšcles â emprisonnement sans procĂšs, utilisation des prisonniers de guerre comme esclaves, exĂ©cutions publiques, torture pour obtenir des confessions, utilisation dâotages et dĂ©portation de populations entiĂšres â sont devenues non seulement Ă nouveau banales, mais sont tolĂ©rĂ©es et mĂȘme dĂ©fendues par des personnes se considĂ©rant comme Ă©clairĂ©es et progressistes.
Ce nâest quâaprĂšs une dĂ©cennie de conflits entre nations, de guerres civiles, de rĂ©volutions et de contre-rĂ©volutions sur toute la surface du globe que lâAngsoc et ses rivaux ont Ă©mergĂ© en tant que thĂ©ories politiques pleinement Ă©laborĂ©es. Mais elles avaient Ă©tĂ© prĂ©figurĂ©es par les divers systĂšmes, gĂ©nĂ©ralement nommĂ©s totalitaires, qui Ă©taient apparus plus tĂŽt dans le siĂšcle, et les lignes directrices du monde qui Ă©mergerait aprĂšs le chaos gĂ©nĂ©ral avaient Ă©tĂ© depuis longtemps Ă©videntes. Et le genre de personnes qui contrĂŽlerait ce monde avait Ă©tĂ© tout aussi Ă©vident. La nouvelle aristocratie est composĂ©e pour la plupart de bureaucrates, de scientifiques, de techniciens, de dirigeants syndicaux, dâexperts en communication, de so-ciologues, dâenseignants, de journalistes et de politiciens professionnels. Ces personnes, qui trouvent leurs origines dans la classe moyenne salariĂ©e et dans les strates su-206
pĂ©rieures de la classe ouvriĂšre, ont Ă©tĂ© modelĂ©es et rassemblĂ©es par le monde dĂ©solĂ© du monopole industriel et du gouvernement centralisĂ©. ComparĂ©es Ă leurs homo-logues des pĂ©riodes antĂ©rieures, elles sont moins cupides, moins tentĂ©es par le luxe, plus avides de pur pouvoir, et, par-dessus tout, plus conscientes de ce quâelles veulent et plus dĂ©cidĂ©es Ă Ă©craser toute opposition. Cette derniĂšre diffĂ©rence a Ă©tĂ© primordiale. En comparaison avec celle existant aujourdâhui, toutes les tyrannies du passĂ© Ă©taient sans conviction et inefficaces. Les groupes dirigeants Ă©taient toujours en partie infectĂ©s par des idĂ©es libĂ©rales, et se satisfaisaient dâĂȘtre laxistes en tous les domaines, ne considĂ©rant que les actes assumĂ©s et ne sâintĂ©ressant pas aux pensĂ©es de leurs sujets. MĂȘme lâĂglise catholique du Moyen Ăge Ă©tait tolĂ©rante selon les standards modernes. La raison est en partie quâaucun gouvernement nâavait eu le pouvoir de garder ses citoyens sous constante surveillance. Lâinvention de lâimprimerie, toutefois, a rendu plus aisĂ©e la manipulation de lâopinion publique, et le cinĂ©ma et la radio ont poussĂ© les choses encore plus loin. Avec le dĂ©veloppement de la tĂ©lĂ©vision, et les avancĂ©es technologiques qui ont rendu possible de recevoir et transmettre simultanĂ©ment avec le mĂȘme appareil, la vie privĂ©e sâest Ă©teinte. Chaque citoyen, ou du moins chaque citoyen assez important pour ĂȘtre surveillĂ©, peut ĂȘtre scrutĂ© vingt-quatre heures sur vingt-quatre par les yeux de la police et abreuvĂ© de la propagande officielle, tous les autres canaux de communication Ă©tant bannis. La possibilitĂ© dâimposer non seulement une obĂ©issance complĂšte Ă la volontĂ© de lâĂtat, mais Ă©galement une complĂšte uniformitĂ© dâopinions sur tous les sujets, est maintenant concrĂ©tisĂ©e pour la premiĂšre fois.
AprĂšs la pĂ©riode rĂ©volutionnaire des annĂ©es cinquante et soixante, la sociĂ©tĂ© sâest recomposĂ©e, comme toujours, en Grands, Moyens et Petits. Mais le nouveau groupe des 207
Grands, contrairement Ă ses prĂ©dĂ©cesseurs, nâavait pas agi par instinct : il a su ce qui serait nĂ©cessaire pour assurer sa position. Il avait depuis longtemps Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© que la seule assise stable pour lâoligarchie est le collectivisme.
La richesse et les privilÚges sont plus facilement défendus quand ils sont possédés conjointement. La soi-disant
« abolition de la propriĂ©tĂ© privĂ©e » qui avait pris place au milieu du siĂšcle avait signifiĂ©, en rĂ©alitĂ©, la concentration de la propriĂ©tĂ© en de bien plus rares mains quâavant, mais avec cette diffĂ©rence : les nouveaux propriĂ©taires sont un groupe au lieu dâune masse dâindividus. Individuellement, aucun membre du Parti ne possĂšde quoi que ce soit, Ă part des effets personnels sans valeur. Collectivement, le Parti possĂšde tout en OcĂ©ania, parce quâil contrĂŽle tout, et dispose des productions comme bon lui semble. Dans les annĂ©es prĂ©cĂ©dant la RĂ©volution, il est parvenu Ă se hisser Ă cette position dominante presque sans opposition, parce que le processus lui-mĂȘme a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© comme un acte de collectivisation. Il avait toujours Ă©tĂ© considĂ©rĂ© que si la classe capitaliste Ă©tait expropriĂ©e, le socialisme sâen-suivrait : et, indubitablement, les capitalistes avaient Ă©tĂ© expropriĂ©s. Les usines, les mines, les terres, les maisons, les transports â tout leur avait Ă©tĂ© retirĂ© : et puisque ces choses nâĂ©taient plus des propriĂ©tĂ©s privĂ©es, il en a dĂ©coulĂ© quâelles devaient ĂȘtre des propriĂ©tĂ©s publiques. LâAngsoc, qui descend du mouvement socialiste antĂ©rieur et a hĂ©ritĂ© de sa phrasĂ©ologie, avait en effet rĂ©alisĂ© lâĂ©lĂ©ment principal du programme socialiste ; avec le rĂ©sultat, envisagĂ© et prĂ©vu Ă lâavance, que lâinĂ©galitĂ© Ă©conomique a Ă©tĂ© rendue permanente.
Mais les obstacles Ă la perpĂ©tuation dâune sociĂ©tĂ© hiĂ©rarchisĂ©e vont plus loin que ça. Un groupe dirigeant ne peut perdre le pouvoir que de quatre façons. Soit il est conquis de lâextĂ©rieur, soit il gouverne si mal que les masses sont poussĂ©es Ă se rĂ©volter, soit il permet Ă un 208
puissant groupe de Moyens mécontents de se former, soit il perd sa confiance en soi et sa volonté de gouverner.
Ces causes ne sont pas exclusives, et gĂ©nĂ©ralement elles sont toutes les quatre Ă lâĆuvre Ă des degrĂ©s divers. Une classe dirigeante qui se prĂ©munirait de toutes resterait au pouvoir indĂ©finiment. Le facteur dĂ©terminant, au final, est lâattitude mentale de la classe dirigeante elle-mĂȘme.
Depuis le milieu du siĂšcle prĂ©sent, le premier danger a en rĂ©alitĂ© disparu. Chacun des trois pouvoirs qui divisent maintenant le monde est en effet invincible, et ne pourrait cesser de lâĂȘtre que par de lents changements dĂ©mographiques quâun gouvernement tout-puissant peut facilement empĂȘcher. Le second danger est Ă©galement thĂ©orique. Les masses ne se rĂ©voltent jamais dâelles-mĂȘmes, et elles ne se rĂ©voltent jamais uniquement parce quâelles sont oppressĂ©es. En effet, tant quâil ne leur est pas permis dâavoir des points de comparaison, elles ne prennent mĂȘme pas conscience de leur oppression. Les crises Ă©conomiques rĂ©currentes du passĂ© ont Ă©tĂ© totalement inutiles et ne peuvent maintenant plus se reproduire, mais dâautres bouleversements tout aussi importants peuvent survenir et surviennent sans aucunes consĂ©quences politiques, parce que le mĂ©contentement ne peut pas sâarticuler clairement.
Quant au problĂšme de surproduction, qui a Ă©tĂ© intrinsĂšque Ă notre sociĂ©tĂ© depuis le dĂ©veloppement de la technique mĂ©canique, il est rĂ©solu par le truchement de la guerre permanente (voir le chapitre III), qui est aussi utile pour accorder le moral public au ton nĂ©cessaire. Du point de vue de nos dirigeants actuels, donc, les seuls dangers rĂ©els sont la formation dâun nouveau groupe de personnes compĂ©tentes, sous-employĂ©es et avides de pouvoir, et la diffusion du libĂ©ralisme et du scepticisme dans ses rangs. Le problĂšme, en consĂ©quence, est Ă©ducationnel.
Câest un problĂšme demandant un formatage continu de la conscience Ă la fois du groupe dirigeant et du groupe 209
plus grand dâexĂ©cutants qui se trouve juste en-dessous. Il suffit dâinfluencer la conscience des masses de maniĂšre nĂ©gative.
Ătant donnĂ© cette description, on pourrait en dĂ©duire, si on ne la connaissait pas dĂ©jĂ , la structure gĂ©nĂ©rale de la sociĂ©tĂ© dâOcĂ©ania. Au sommet de la pyramide se trouve Tonton. Tonton est infaillible et tout-puissant. Chaque succĂšs, chaque rĂ©alisation, chaque victoire, chaque dĂ©couverte scientifique, chaque connaissance, chaque sagesse, chaque joie, chaque mĂ©rite sont attribuĂ©s directement Ă sa direction et Ă son inspiration. Personne nâa jamais vu Tonton. Il est le visage sur les affiches, la voix dans le tĂ©lĂ©cran. Nous pouvons ĂȘtre raisonnablement certain quâil ne mourra jamais, et il y a dĂ©jĂ une incertitude considĂ©rable sur sa date de naissance. Tonton est lâhabit dans lequel se glisse le Parti pour se prĂ©senter au monde. Sa fonction est dâagir comme le point focal de lâamour, de la peur et de la vĂ©nĂ©ration, des Ă©motions quâil est plus aisĂ© de ressentir pour une personne que pour une organisation. En-dessous de Tonton vient le Parti IntĂ©rieur, dont le nombre est limitĂ© Ă six millions, soit un peu moins de deux pourcents de la population dâOcĂ©ania. Sous le Parti IntĂ©rieur vient le Parti ExtĂ©rieur, que lâon pourrait considĂ©rer, si le Parti IntĂ©rieur est le cerveau, comme les mains. En-dessous vient la masse imbĂ©cile que lâon appelle habituellement « les prolos », regroupant peut-ĂȘtre quatre-vingt-cinq pourcents de la population. Selon les termes de notre prĂ©cĂ©dente classification, les prolos sont les Petits ; les populations esclaves des territoires Ă©quatoriaux, qui passent constamment de conquĂ©rant en conquĂ©rant, ne sont pas une partie permanente ou nĂ©cessaire de la structure.
En principe, lâappartenance Ă chacun de ces trois groupes nâest pas hĂ©rĂ©ditaire. Un enfant de parents membres du Parti IntĂ©rieur nâest en thĂ©orie pas nĂ© dans 210
le Parti IntĂ©rieur. LâintĂ©gration dans lâune ou lâautre des branches du Parti se fait par un examen, passĂ© Ă lâĂąge de seize ans. Il nây a non plus aucune discrimination raciale, ou aucune domination prononcĂ©e dâune province sur une autre. On trouve des Juifs, des Noirs, des Sud-AmĂ©ricains de pure lignĂ©e indienne aux plus hauts rangs du Parti, et les administrateurs dâune rĂ©gion sont toujours nommĂ©s parmi ses habitants. Les habitants nâont nulle part en OcĂ©ania lâimpression dâĂȘtre une population colonisĂ©e gouvernĂ©e depuis une capitale lointaine. OcĂ©ania nâa pas de capitale, et sa figure tutĂ©laire est une personne dont la localisation est inconnue. Ă part que lâanglais est sa lingua franca principale et que la nouvelangue est sa langue officielle, il est complĂštement dĂ©centralisĂ©. Ses dirigeants ne sont pas unis par des lignes de sang mais par lâadhĂ©sion Ă une doctrine commune. Il est vrai que notre sociĂ©tĂ© est stratifiĂ©e, trĂšs rigidement stratifiĂ©e, selon ce qui ressemble Ă premiĂšre vue Ă des lignes hĂ©rĂ©ditaires. Il y a bien moins de va-et-vient entre les diffĂ©rents groupes que pendant le capitalisme ou mĂȘme Ă lâĂąge prĂ©industriel. Il y a entre les deux branches du Parti un certain nombre dâalternances, mais uniquement pour exclure les faibles du Parti IntĂ©rieur et pour neutraliser les membres ambitieux du Parti ExtĂ©rieur en leur permettant de sâĂ©lever. Les prolĂ©taires, en pratique, ne sont pas autorisĂ©s Ă postuler dans le Parti.
Les plus douĂ©s parmi eux, qui pourraient possiblement devenir des noyaux de mĂ©contentement, sont simplement ciblĂ©s par la Police des PensĂ©es et Ă©liminĂ©s. Mais cet Ă©tat des choses nâest pas nĂ©cessairement permanent, et nâest pas non plus une question de principes. Le Parti nâest pas une classe Ă lâancien sens du mot. Il ne vise pas Ă transmettre le pouvoir Ă ses propres enfants, en tant que tel ; et sâil nây avait aucun autre moyen de conserver les personnes les plus compĂ©tentes au sommet, il serait parfaitement prĂ©parĂ© Ă recruter une nouvelle gĂ©nĂ©ration entiĂšre 211
dans les rangs du prolĂ©tariat. Aux annĂ©es cruciales, le fait que le Parti nâĂ©tait pas un corps hĂ©rĂ©ditaire a fait beaucoup pour neutraliser lâopposition. Les anciens socialistes, qui avaient Ă©tĂ© entraĂźnĂ©s Ă lutter contre quelque chose appelĂ© « privilĂšge de classe », avaient supposĂ© que ce qui nâĂ©tait pas hĂ©rĂ©ditaire ne pouvait pas ĂȘtre permanent. Ils nâavaient pas vu que la continuitĂ© dâune oligarchie nâavait pas besoin dâĂȘtre physique, et ils nâavaient pas pris le temps de rĂ©aliser que les aristocraties hĂ©rĂ©ditaires avaient toujours Ă©tĂ© de courte durĂ©e, alors que les organisations ouvertes, comme lâĂglise catholique, avaient parfois durĂ© pendant des centaines, voire des milliers dâannĂ©es. Lâessence du rĂšgne oligarchique nâest pas lâhĂ©ritage de pĂšre en fils, mais la persistance dâune certaine vision du monde et dâun certain mode de vie, imposĂ©s par les morts sur les vivants. Un groupe dirigeant ne lâest que tant quâil peut nommer ses successeurs. Le Parti ne veut pas perpĂ©tuer son sang, le Parti veut se perpĂ©tuer lui-mĂȘme. Qui exerce le pouvoir nâest pas important, tant que la structure hiĂ©rarchique reste toujours la mĂȘme.
Toutes les croyances, habitudes, prĂ©fĂ©rences, Ă©motions, attitudes mentales qui caractĂ©risent notre temps sont gĂ©nĂ©ralement conçues pour maintenir la mystique du Parti et empĂȘcher la vraie nature de la sociĂ©tĂ© actuelle dâĂȘtre perçue. La rĂ©bellion physique, ou tout mouvement prĂ©liminaire vers la rĂ©bellion, est Ă prĂ©sent impossible. Il nây a rien Ă craindre des prolĂ©taires. AbandonnĂ©s Ă eux-mĂȘmes, ils se maintiendront de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration et de siĂšcle en siĂšcle, travaillant, se reproduisant et mourant, non seulement sans aucune envie de se rebeller, mais Ă©galement sans pouvoir comprendre que le monde pourrait ĂȘtre diffĂ©rent. Ils ne pourraient devenir dangereux que si les avancĂ©es techniques de lâindustrie rendaient nĂ©cessaire de plus les Ă©duquer ; mais, puisque la compĂ©tition militaire et commerciale nâest plus importante, le niveau dâĂ©duca-212
tion populaire est en rĂ©alitĂ© en baisse. Quelles opinions tiennent, ou ne tiennent pas, les masses, est considĂ©rĂ© avec indiffĂ©rence. On peut leur donner la libertĂ© intellectuelle puisquâils nâont aucun intellect. Chez un membre du Parti, au contraire, la moindre dĂ©viance dâopinion sur le sujet le plus insignifiant ne peut ĂȘtre tolĂ©rĂ©e.
Un membre du Parti vit de la naissance Ă la mort sous lâĆil de la Police des PensĂ©es. MĂȘme quand il est seul, il ne peut pas ĂȘtre certain quâil est seul. OĂč quâil soit, endormi ou Ă©veillĂ©, travaillant ou se reposant, dans son bain ou dans son lit, il peut ĂȘtre inspectĂ© sans avertissement et sans savoir quâil est inspectĂ©. Rien de ce quâil fait nâest insignifiant. Ses amitiĂ©s, ses loisirs, son comportement envers sa femme et ses enfants, lâexpression sur son visage quand il est seul, les mots quâil murmure dans son sommeil, mĂȘme les mouvements inconscients de son corps, sont tous jalousement scrutĂ©s. Non seulement toute incartade, mais aussi toute excentricitĂ©, aussi petite soit-elle, tout changement dâhabitude, tout tic nerveux, qui pourrait ĂȘtre le symptĂŽme dâun conflit intĂ©rieur, seront avec certitude dĂ©tectĂ©s. Il nâa aucune libertĂ© de choix dans quelque direction que ce soit. En mĂȘme temps, ses actions ne sont dictĂ©es par aucune loi, aucun code de conduite clairement formulĂ©. En OcĂ©ania, il nây a pas de loi. Les pensĂ©es et les actions qui, si dĂ©tectĂ©es, mĂšnent Ă une mort certaine, ne sont pas formellement prohi-bĂ©es ; et les purges sans fin, les arrestations, les tortures, les emprisonnements et les vaporisations ne sont pas infligĂ©s en punition de crimes qui ont vraiment Ă©tĂ© commis, mais sont simplement lâannihilation de personnes qui pourraient peut-ĂȘtre commettre un crime dans le futur. Un membre du Parti doit non seulement avoir les bonnes opinions, mais aussi les bons instincts. Beaucoup des croyances et des comportements attendus de lui ne sont jamais clairement Ă©noncĂ©s, et ne pourraient pas ĂȘtre 213
Ă©noncĂ©s sans mettre Ă nu les contradictions inhĂ©rentes Ă lâAngsoc. Sâil est une personne naturellement orthodoxe (en nouvelangue, un bonpenseur ), il saura, en toute circonstance, sans y rĂ©flĂ©chir, quelle est la croyance vĂ©ritable ou lâĂ©motion dĂ©sirable. Mais de toute façon, un entraĂźnement mental complexe, subi pendant lâenfance et regroupĂ© autour des mots de nouvelangue stopcrime , noirblanc et doublepense , le rend rĂ©ticent et incapable de rĂ©flĂ©chir trop profondĂ©ment Ă nâimporte quel sujet.
Un membre du Parti est supposĂ© nâavoir aucune Ă©motion privĂ©e et aucune pĂ©nurie dâenthousiasme. Il est supposĂ© vivre dans une frĂ©nĂ©sie permanente de haine des ennemis Ă©trangers et des traĂźtres de lâintĂ©rieur, de triomphalisme lors des victoires, et dâhumilitĂ© devant le pouvoir et la sagesse du Parti. Les mĂ©contentements produits par son existence rude et frustrante sont dĂ©libĂ©rĂ©ment extĂ©-riorisĂ©s et dissipĂ©s par des mĂ©canismes comme les Deux Minutes de Haine, et les questionnements qui pourraient faire naĂźtre un comportement sceptique ou rebelle sont tuĂ©s par avance par une discipline intĂ©rieure acquise trĂšs tĂŽt. La premiĂšre et la plus simple Ă©tape de cette discipline, qui peut ĂȘtre apprise mĂȘme au plus jeunes enfants, sâappelle, en nouvelangue, stopcrime . Stopcrime dĂ©signe la facultĂ© de couper court, comme par instinct, Ă tout commencement de pensĂ©e dangereuse. Cela inclut le pouvoir de ne pas saisir les analogies, dâĂ©chouer Ă percevoir les erreurs de logique, de mal comprendre les arguments les plus simples sâils sont hostiles Ă lâAngsoc, et dâĂȘtre ennuyĂ© ou repoussĂ© par tout cheminement de pensĂ©e qui mĂšnerait dans une direction hĂ©rĂ©tique. Stopcrime dĂ©signe, en deux mots, une stupiditĂ© protectrice. Mais la stupiditĂ© nâest pas suffisante. Au contraire, lâorthodoxie dans son sens entier demande un contrĂŽle sur ses propres processus mentaux aussi complet que celui dâun contorsionniste sur son corps.
La sociĂ©tĂ© dâOcĂ©ania repose entiĂšrement sur la croyance 214
que Tonton est omnipotent et que le Parti est infaillible.
Mais puisquâen rĂ©alitĂ© Tonton nâest pas omnipotent et que le Parti nâest pas infaillible, il y a besoin dâune flexibi-litĂ© infatigable et permanente dans le traitement des faits.
Le mot-clĂ© ici est noirblanc . Comme beaucoup de mots de nouvelangue, ce mot a deux significations mutuelle-ment contradictoires. AppliquĂ© Ă un opposant, il dĂ©signe lâhabitude de prĂ©tendre sans honte que noir est blanc, en contradiction avec les faits. AppliquĂ© Ă un membre du Parti, il dĂ©signe une volontĂ© loyale de dire que noir est blanc quand la discipline du Parti le requiert. Mais il dĂ©signe aussi la facultĂ© de croire que noir est blanc, et, plus encore, de savoir que noir est blanc, et dâoublier que lâon a un jour pensĂ© le contraire. Cela demande une altĂ©ration continue du passĂ©, rendue possible par le systĂšme de pensĂ©e qui inclut rĂ©ellement tout le reste, et qui est connu en nouvelangue en tant que doublepense .
Cette altĂ©ration du passĂ© est nĂ©cessaire pour deux raisons, dont lâune est subsidiaire, et, pourrait-on dire, prĂ©ventive. La raison subsidiaire est quâun membre du Parti, comme un prolĂ©taire, tolĂšre les conditions du prĂ©sent en partie parce quâil nâa aucun point de comparaison.
Il doit ĂȘtre coupĂ© du passĂ©, comme il doit ĂȘtre coupĂ© des pays Ă©trangers, parce quâil lui est essentiel de croire quâil vit mieux que ses ancĂȘtres et que le niveau moyen de confort matĂ©riel est en constante augmentation. Mais la raison de loin la plus importante pour ce rĂ©ajustement du passĂ© est le besoin de garantir lâinfaillibilitĂ© du Parti. Les discours, les statistiques et les archives de toutes sortes ne doivent pas simplement ĂȘtre constamment mises Ă jour pour montrer que les prĂ©dictions du Parti Ă©taient justes. Aucun changement de doctrine ou dâalignement politique ne peut non plus jamais ĂȘtre admis. Changer dâavis, ou mĂȘme de politique, est un aveu de faiblesse. Si, par exemple, Eurasia ou Estasia (peu importe qui) est 215
lâennemi aujourdâhui, alors ce pays doit avoir toujours Ă©tĂ© lâennemi. Et si les faits disent le contraire, alors les faits doivent ĂȘtre altĂ©rĂ©s. Lâhistoire est donc continuellement rĂ©Ă©crite. Cette falsification permanente du passĂ©, rĂ©alisĂ©e par le ministĂšre de la VĂ©ritĂ©, est aussi nĂ©cessaire Ă la stabilitĂ© du rĂ©gime que le travail de rĂ©pression et dâespionnage rĂ©alisĂ© par le ministĂšre de lâAmour.
Cette mallĂ©abilitĂ© du passĂ© est le principe central de lâAngsoc. Les Ă©vĂ©nements passĂ©s, est-il soutenu, nâont aucune existence objective, mais survivent uniquement dans les archives Ă©crites et les mĂ©moires humaines. Le passĂ© nâest que ce sur quoi les archives et les mĂ©moires sâaccordent. Et puisque le Parti contrĂŽle pleinement les archives, et contrĂŽle tout aussi pleinement les esprits de ses membres, il en dĂ©coule que le passĂ© est ce que le Parti choisit dâen faire. Il en dĂ©coule Ă©galement que si le passĂ© est altĂ©rable, il ne lâa jamais Ă©tĂ©. Puisque quand il a Ă©tĂ© recrĂ©Ă© sous la forme nĂ©cessaire Ă un instant donnĂ©, cette nouvelle version est devenue le passĂ©, et aucun passĂ© diffĂ©rent ne peut avoir jamais existĂ©. Cela reste vrai mĂȘme quand, comme souvent, le mĂȘme Ă©vĂ©nement doit ĂȘtre modifiĂ© au-delĂ de toute vraisemblance plusieurs fois dans la mĂȘme annĂ©e. Ă chaque instant, le Parti est en possession de la vĂ©ritĂ© absolue, et, assurĂ©ment, lâabsolu ne peut pas avoir Ă©tĂ© diffĂ©rent de ce quâil est maintenant. Nous verrons que ce contrĂŽle du passĂ© dĂ©pend par-dessus tout de lâentraĂźnement de la mĂ©moire. Sâassurer que toutes les archives Ă©crites sâaccordent Ă lâorthodoxie du moment est un simple acte mĂ©canique. Mais il est aussi nĂ©cessaire de se souvenir que les Ă©vĂ©nements se sont dĂ©roulĂ©s de la façon demandĂ©e. Et sâil est nĂ©cessaire de rĂ©arranger les mĂ©moires ou de falsifier des archives Ă©crites, il est donc nĂ©cessaire dâ oublier quâon lâa fait. Lâastuce pour y parvenir peut ĂȘtre apprise comme nâimporte quelle autre technique mentale. Elle est apprise par la majoritĂ© des 216
membres du Parti, et certainement par tous ceux qui sont Ă la fois intelligents et orthodoxes. En vieulangue, on lâappelle, avec franchise, « contrĂŽle de la rĂ©alitĂ© ». En nouvelangue, on lâappelle doublepense , bien que doublepense signifie bien plus en soi.
Doublepense dĂ©signe le pouvoir de croire simultanĂ©ment en deux opinions contradictoires, et de les accepter toutes les deux. Un intellectuel du Parti sait dans quelle direction sa mĂ©moire doit ĂȘtre altĂ©rĂ©e ; il sait donc quâil sâarrange avec la rĂ©alitĂ© ; mais par lâexercice du doublepense , il se satisfait aussi que la rĂ©alitĂ© nâest pas violĂ©e.
Le processus doit ĂȘtre conscient, ou il ne serait pas rĂ©alisĂ© avec suffisamment de prĂ©cision, mais il doit aussi ĂȘtre inconscient, ou il produirait un sentiment de faus-setĂ©, et donc de culpabilitĂ©. Le doublepense repose au cĆur de lâAngsoc, puisque lâacte essentiel du Parti est dâutiliser la tromperie consciente tout en conservant la soliditĂ© des objectifs qui vont avec une honnĂȘtetĂ© totale.
Ănoncer dĂ©libĂ©rĂ©ment des mensonges tout en les croyant sincĂšrement, oublier tout fait devenu gĂȘnant, puis, quand il devient Ă nouveau essentiel, le ramener de lâoubli le temps nĂ©cessaire, nier lâexistence de la rĂ©alitĂ© objective tout en prenant en compte la rĂ©alitĂ© que lâon nie â tout ça est dâune nĂ©cessitĂ© indispensable. MĂȘme en utilisant le mot doublepense , il est nĂ©cessaire de faire appel au doublepense . Car en utilisant ce mot, on admet que lâon falsifie la rĂ©alitĂ© ; on efface ce savoir par un nouvel acte de doublepense ; et ainsi de suite indĂ©finiment, le mensonge toujours un pas devant la rĂ©alitĂ©. En dĂ©finitive, câest grĂące au doublepense que le Parti est parvenu â et, en toute hypothĂšse, pourrait continuer pendant des millĂ©naires â
Ă arrĂȘter le cours de lâhistoire.
Toutes les oligarchies du passĂ© ont perdu le pouvoir soit parce quâelles se sont ossifiĂ©es, soit parce quâelles se sont ramollies. Soit elles sont devenues stupides et 217
arrogantes et ont Ă©chouĂ© Ă sâadapter aux circonstances changeantes, et ont Ă©tĂ© renversĂ©es ; soit elles sont devenues libĂ©rales et couardes, ont fait des concessions oĂč elles auraient dĂ» utiliser la force, et, Ă nouveau, ont Ă©tĂ© renversĂ©es. Elles sont tombĂ©es, plus exactement, soit par conscience, soit par inconscience. Câest lâexploit du Parti dâavoir produit un systĂšme de pensĂ©e oĂč les deux conditions peuvent exister simultanĂ©ment. Et la domination du Parti ne pourrait ĂȘtre rendue permanente sur aucune autre base intellectuelle. Si lâon veut diriger, et continuer Ă diriger, on doit ĂȘtre capable de disloquer le sens de la rĂ©alitĂ©. Le secret de lâautoritĂ© est de combiner une croyance en sa propre infaillibilitĂ© avec le pouvoir dâapprendre des erreurs passĂ©es.