Il va sans dire que les praticiens les plus subtils du doublepense sont ceux qui ont inventĂ© le doublepense et savent que câest un vaste systĂšme de tromperie mentale.
Dans notre sociĂ©tĂ©, ceux qui ont la plus grande connaissance de ce quâil se passe sont aussi ceux qui sont le plus loin de voir le monde tel quâil est. En gĂ©nĂ©ral, lâillusion est proportionnelle Ă la comprĂ©hension : plus dâintelligence signifie plus de folie. Une illustration claire de ceci est le fait que lâhystĂ©rie guerriĂšre augmente en intensitĂ© Ă mesure que lâon gravit lâĂ©chelle sociale. Ceux dont lâattitude envers la guerre est la plus proche de la raison sont les peuples assujettis des territoires disputĂ©s. Ă ces peuples, la guerre est simplement une calamitĂ© continue qui va et vient sur leurs corps comme la marĂ©e. Quel camp gagne leur importe peu. Ils sont conscients quâun changement de suzerain signifie simplement quâils feront le mĂȘme travail quâavant pour de nouveaux maĂźtres qui les traiteront de la mĂȘme maniĂšre que les prĂ©cĂ©dents. Les travailleurs lĂ©gĂšrement favorisĂ©s que nous appelons « les prolos » ne sont que par intermittence conscients de la guerre. Quand câest nĂ©cessaire, ils peuvent ĂȘtre exhortĂ©s Ă une frĂ©nĂ©sie de 218
guerre et de haine, mais, laissĂ©s Ă eux-mĂȘmes, ils sont capables dâoublier pendant de longues pĂ©riodes que la guerre a lieu. Câest dans les rangs du Parti, et par-dessus tout du Parti IntĂ©rieur, que lâon trouve le rĂ©el engouement guerrier. La conquĂȘte du monde est le plus fermement crue par ceux qui savent que câest impossible. Cette association particuliĂšre des opposĂ©s â connaissance avec ignorance, cynisme avec fanatisme â est une des principales marques de distinction de la sociĂ©tĂ© dâOcĂ©ania. LâidĂ©ologie officielle dĂ©borde de contradictions, mĂȘme sans aucune raison pratique. Ainsi, le Parti rejette et vilipende chaque principe soutenu Ă lâorigine par le mouvement socialiste, et il choisit de le faire au nom du socialisme. Il prĂȘche un mĂ©pris pour la classe ouvriĂšre sans pareil dans les siĂšcles passĂ©s, et il habille ses membres dâun uniforme qui Ă©tait autrefois distinctif des travailleurs manuels, et a Ă©tĂ© adoptĂ© pour cette raison. Il dĂ©truit systĂ©matiquement la solidaritĂ© familiale, et il affuble son dirigeant dâun nom qui en appelle directement au sentiment de solidaritĂ© familiale. MĂȘme les noms des quatre MinistĂšres qui nous gouvernent exhibent une sorte dâimpudeur dans leur inversion dĂ©libĂ©rĂ©e des faits. Le ministĂšre de la Paix sâoccupe de la guerre, le ministĂšre de la VĂ©ritĂ©, des mensonges, le ministĂšre de lâAmour, de la torture et le ministĂšre de lâAbondance, de la famine. Ces contradictions ne sont pas accidentelles, et ne rĂ©sultent pas non plus dâune hy-pocrisie ordinaire : elles sont des exercices dĂ©libĂ©rĂ©s de doublepense . Car ce nâest quâen rĂ©conciliant les contradictions que le pouvoir peut ĂȘtre conservĂ© indĂ©finiment.
Lâancien cycle ne peut ĂȘtre brisĂ© dâaucune autre façon.
Si lâĂ©galitĂ© humaine doit ĂȘtre empĂȘchĂ©e Ă jamais â si les Grands, comme nous les avons appelĂ©s, doivent garder leur place perpĂ©tuellement â alors la condition mentale prĂ©dominante doit ĂȘtre une folie contrĂŽlĂ©e.
Mais il y a une question que nous avons jusquâici 219
presque ignorĂ©e : pourquoi lâĂ©galitĂ© humaine devrait-elle ĂȘtre empĂȘchĂ©e ? En supposant que les mĂ©canismes du processus ont Ă©tĂ© justement dĂ©crits, quel est le motif de cet effort Ă©norme et minutieusement prĂ©parĂ© pour figer lâhistoire Ă un certain moment dans le temps ?
Nous touchons ici au secret central. Comme nous lâavons vu, la mystique du Parti, et par-dessus tout celle du Parti IntĂ©rieur, repose sur le doublepense . Mais plus profondĂ©ment se trouve le mobile originel, lâinstinct jamais questionnĂ© qui a amenĂ© tout dâabord Ă la prise du pouvoir et a produit le doublepense , la Police des PensĂ©es, la guerre permanente et tout lâattirail nĂ©cessaire qui a Ă©mergĂ© par la suite. Ce mobile consiste en rĂ©alitĂ©. . .
Winston prit conscience du silence, comme on prend conscience dâun nouveau son. Il lui sembla que Julia avait Ă©tĂ© trĂšs immobile depuis un certain temps. Elle Ă©tait allongĂ©e sur le cĂŽtĂ©, le torse nu, sa joue reposant sur sur sa main et une mĂšche noire traversant ses yeux. Sa respiration Ă©tait lente et rĂ©guliĂšre.
« Julia ? »
Pas de réponse.
« Julia, tu dors ? »
Pas de rĂ©ponse. Elle dormait. Il ferma le livre, le posa dĂ©licatement au sol, sâallongea et tira la couverture sur eux deux.
Il nâavait toujours pas, songea-t-il, appris le secret ultime. Il comprenait comment ; il ne comprenait pas pourquoi. Le chapitre I, comme le chapitre III, ne lui avait rien appris quâil ne connĂ»t dĂ©jĂ , il avait simplement systĂ©matisĂ© la connaissance quâil possĂ©dait dĂ©jĂ . Mais aprĂšs sa lecture, il savait mieux que jamais quâil nâĂ©tait pas fou. Ătre en minoritĂ©, mĂȘme une minoritĂ© de un, ne faisait pas de vous un fou. Il y avait la vĂ©ritĂ© et la non-vĂ©ritĂ©, et si vous vous accrochiez Ă la vĂ©ritĂ© mĂȘme contre le monde entier, vous nâĂ©tiez pas fou. Un rayon orangĂ© du soleil couchant entrait depuis la fenĂȘtre et traversait lâoreiller. Il ferma ses yeux. Le soleil sur son visage et le doux corps de la fille touchant le sien lui donna un sentiment puissant, ensom-220
meillĂ©, confiant. Il Ă©tait en sĂ©curitĂ©, tout allait bien. Il sâendormit en murmurant « La raison nâest pas statistique », avec le sentiment que cette remarque contenait une sagesse profonde.
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C h a p i t r e X
Il se rĂ©veilla avec la sensation dâavoir dormi longtemps, mais un coup dâĆil Ă lâantique horloge lui apprit quâil nâĂ©tait que vingt heures trente. Il somnola encore un instant, puis lâhabituel chant Ă©poumonĂ© sâĂ©leva de la cour en contrebas :
CâĂ©tait un amourrr impossibleuh,
Courrrt comme un jourrr dâavril-euh,
Juste un mot, juste un regarrrd-euh, et le rrrĂȘve sâĂ©vanouit Avec mon cĆurrr il sâest enfui !
LâimbĂ©cile chanson semblait avoir conservĂ© sa popularitĂ©. Vous lâentendiez encore partout. Elle avait survĂ©cu au Chant de Haine.
Julia, rĂ©veillĂ©e par le bruit, sâĂ©tira voluptueusement et sortit du lit.
« Jâai faim, dit-elle. Faisons plus de cafĂ©. Merde ! Le poĂȘle sâest Ă©teint et lâeau est froide. » Elle souleva le poĂȘle et le secoua. « Il nây a plus de pĂ©trole dedans.
â On peut demander au vieux Charrington, jâimagine.
â Ce qui est bizarre, câest que jâavais bien fait attention Ă le remplir.
Je vais mâhabiller, ajouta-t-elle. Ăa sâest rafraĂźchi on dirait. »
Winston se leva Ă©galement et sâhabilla. Lâinfatigable voix chantait encore :
Ils disent-euh quâavec le temps tout guĂ©rrrit, Ils disent-euh quâavec le temps on oublie ; Mais les joies et les larrrmes du passĂ©
Me torrrdent le cĆurrr-euh pour des annĂ©es !
En serrant la ceinture de sa combinaison, il se dirigea vers la fenĂȘtre. Le soleil avait dĂ» se coucher derriĂšre les maisons, il nâĂ©clairait 223
plus la cour. Les pavĂ©s Ă©taient humides comme sâils venaient dâĂȘtre lavĂ©s, et il eut lâimpression que le ciel avait Ă©tĂ© lavĂ© aussi, le bleu Ă©tait si pĂąle et si frais entre les conduits de cheminĂ©e. La femme allait et venait lourdement sans relĂąche, se bouchant et se dĂ©bouchant la bouche avec les pinces, chantant et redevenant silencieuse, et Ă©tendant plus de couches, toujours et encore plus. Il se demanda si câĂ©tait son mĂ©tier de laver le linge, ou si elle Ă©tait juste lâesclave dâune vingtaine ou une trentaine de petits-enfants. Julia lâavait rejoint Ă ses cĂŽtĂ©s ; ensemble ils contemplĂšrent avec une sorte de fascination lâimposante silhouette en contrebas. Alors quâil regardait la femme dans ses gestes habituels, son Ă©pais bras attrapant le fil, ses puissantes fesses de jument en arriĂšre, il rĂ©alisa pour la premiĂšre fois quâelle Ă©tait magnifique. Il ne lui Ă©tait jamais arrivĂ© avant de penser que le corps dâune femme de cinquante ans, gonflĂ© dans des proportions monstrueuses par la maternitĂ©, puis endurci, abimĂ© par le travail jusquâĂ ce que la peau devienne rugueuse, comme un navet trop mĂ»r, pĂ»t ĂȘtre magnifique. Mais il en Ă©tait ainsi, et aprĂšs tout, pensa-t-il, pourquoi pas ? Le corps massif, informe, comme un bloc de granit, et la peau rouge et rĂąpeuse, avaient le mĂȘme lien avec le corps dâune jeune fille quâune baie avec une rose. Pourquoi le fruit serait-il infĂ©rieur Ă la fleur ?
« Elle est magnifique, murmura-t-il.
â Elle fait facilement un mĂštre de large, dit Julia.
â Câest sa beautĂ© Ă elle, rĂ©pondit Winston. »
Il prit Julia par sa taille souple, facilement enlacée par son bras.
Du bassin au genou, son flanc Ă©tait contre le sien. Leurs corps ne produiraient jamais dâenfant. CâĂ©tait une chose quâils ne pourraient jamais faire. Ils ne pourraient transmettre le secret que de bouche Ă oreille, dâesprit en esprit. La femme en bas nâavait pas dâesprit, seulement des bras puissants, un cĆur chaleureux et un ventre fertile.
Il se demanda Ă combien dâenfants elle avait pu donner naissance.
AisĂ©ment une quinzaine. Elle avait eu son bourgeonnement momentanĂ©, une annĂ©e, peut-ĂȘtre, de beautĂ© de rose sauvage, puis elle avait soudain enflĂ© comme un fruit fertilisĂ© et avait mĂ»ri dure, rouge et rugueuse, puis sa vie Ă©tait devenue le lessivage, le mĂ©nage, le reprisage, 224