"Unleash your creativity and unlock your potential with MsgBrains.Com - the innovative platform for nurturing your intellect." » English Books » 1984 by George Orwell 👀📚

Add to favorite 1984 by George Orwell 👀📚

Select the language in which you want the text you are reading to be translated, then select the words you don't know with the cursor to get the translation above the selected word!




Go to page:
Text Size:

le potage, le rĂ©curage, le polissage, le bricolage, le mĂ©nage, le lessivage, d’abord pour ses enfants, puis pour ses petits-enfants, pendant plus de trente ans ininterrompus. Et aprĂšs tout ça elle chantait encore.

L’admiration mystique qu’il ressentait pour elle Ă©tait Ă©trangement mĂ©langĂ©e Ă  l’aspect du ciel pĂąle et sans nuages, s’étirant derriĂšre les cheminĂ©es sur des distances infinies. Il Ă©tait curieux de penser que le ciel Ă©tait le mĂȘme pour tout le monde, en Eurasia, en Estasia et ici-mĂȘme. Et les personnes sous ce ciel Ă©taient aussi largement les mĂȘmes — partout, sur toute la surface du globe, des centaines de milliers de millions de personnes, ignorantes de l’existence des autres, sĂ©parĂ©es par des murs de haine et de mensonges, et pourtant presque identiques — des personnes qui n’avaient jamais appris Ă  penser mais qui emmagasinaient dans leur cƓur et dans leur ventre et dans leurs muscles le pouvoir qui pourrait un jour renverser le monde. S’il y avait de l’espoir, c’était chez les prolos ! Sans avoir lu la fin du livre, il savait que ça devait ĂȘtre le message final de Goldstein. Le futur appartenait aux prolos. Et pourrait-il ĂȘtre certain que quand leur temps viendrait, le monde qu’ils bĂątiraient lui serait tout aussi Ă©trange qu’à lui, Winston Smith, que le monde du Parti ? Oui, parce qu’au moins ce serait un monde de raison. OĂč il y a de l’égalitĂ©, il y a de la raison. TĂŽt oĂč tard cela arriverait, la force se transformerait en conscience. Les prolos Ă©taient immortels, vous ne pouviez pas en douter en regardant cette vaillante silhouette dans la cour. À la fin, leur rĂ©veil surviendrait. Et, en attendant, mĂȘme si ça prendrait un millĂ©naire, ils resteraient vivants malgrĂ© tout, comme les oiseaux, passant de corps en corps la vitalitĂ© que le Parti ne pouvait ni partager ni dĂ©truire.

« Est-ce que tu te souviens, demanda-t-il, de la grive qui avait chantĂ© pour nous, le premier jour, Ă  l’orĂ©e de la forĂȘt ?

– Elle chantait pas pour nous, rĂ©pondit Julia. Elle chantait pour se faire plaisir. Et encore. Elle chantait, c’est tout. »

Les oiseaux chantaient, les prolos chantaient, le Parti ne chantait pas. À travers le monde, Ă  Londres et New York, en Afrique et au BrĂ©sil, dans les contrĂ©es mystĂ©rieuses et interdites au-delĂ  des frontiĂšres, dans les rues de Paris et Berlin, dans les villages des 225

plaines infinies de Russie, dans les bazars de Chine et du Japon —

partout se tenait la mĂȘme silhouette, solide et invincible, rendue monstrueuse par le travail et la maternitĂ©, besognant de la naissance Ă  la mort, et chantant encore. De ces puissantes hanches, une race d’ĂȘtres conscients apparaĂźtrait un jour. Mais vous pouviez participer Ă  ce futur si vous gardiez vivant l’esprit comme ils gardaient vivant le corps, et transmettiez la doctrine secrĂšte que deux plus deux font quatre.

« Nous sommes les morts, dit-il.

– Nous sommes les morts, rĂ©pĂ©ta consciencieusement Julia.

– Vous ĂȘtes les morts », dit une voix mĂ©tallique derriĂšre eux.

Ils se sĂ©parĂšrent d’un bond. Les entrailles de Winston semblaient s’ĂȘtre transformĂ©es en glace. Il pouvait voir le blanc tout autour de l’iris des yeux de Julia. Son visage Ă©tait devenu d’un jaune laiteux. La trace de rouge qui Ă©tait toujours sur ses deux pommettes ressortait nettement, comme si elle s’était sĂ©parĂ©e de la peau en-dessous.

« Vous ĂȘtes les morts, rĂ©pĂ©ta la voix mĂ©tallique.

– Ça vient de derriùre le tableau, souffla Julia.

– Ça vient de derriĂšre le tableau, dit la voix. Restez exactement oĂč vous ĂȘtes. Ne bougez pas avant d’y ĂȘtre ordonnĂ©. »

Ça arrivait, ça arrivait enfin ! Ils ne pouvaient rien faire d’autre que de se regarder dans les yeux. S’enfuir, quitter la maison avant qu’il ne fĂ»t trop tard — une telle pensĂ©e ne les traversa pas. Il Ă©tait impensable de dĂ©sobĂ©ir Ă  la voix mĂ©tallique venant du mur. Il y eut un claquement, comme si un verrou avait Ă©tĂ© relĂąchĂ©, et un bruit de verre brisĂ©. Le tableau Ă©tait tombĂ© au sol, rĂ©vĂ©lant le tĂ©lĂ©cran derriĂšre.

« Ils peuvent nous voir maintenant, dit Julia.

– Nous pouvons vous voir maintenant, dit la voix. Placez-vous au centre de la piĂšce. Tenez-vous dos-Ă -dos. Mettez vos mains derriĂšre votre tĂȘte. Ne vous touchez pas. »

Ils ne se touchaient pas, mais il lui semblait pouvoir sentir le corps de Julia trembler. Ou peut-ĂȘtre Ă©tait-ce simplement son propre corps qui tremblait. Il pouvait empĂȘcher ses dents de claquer, mais ses genoux Ă©taient hors de contrĂŽle. Il y eut un bruit de bottes en-226

dessous, Ă  la fois Ă  l’intĂ©rieur et Ă  l’extĂ©rieur de la maison. La cour semblait pleine d’hommes. Quelque chose Ă©tait traĂźnĂ© sur les pavĂ©s.

Le chant de la femme s’était brutalement interrompu. Il y eut un long fracas, comme si la bassine avait Ă©tĂ© jetĂ©e et roulait Ă  travers la cour, puis un tumulte de cris de colĂšre qui se termina par un hurlement de douleur.

« La maison est encerclée, dit Winston.

– La maison est encerclĂ©e », dit la voix.

Il entendit Julia claquer sa mĂąchoire.

« Je suppose qu’on peut se dire se dire au revoir, dit elle.

– Vous pouvez vous dire au revoir », dit la voix. Puis une autre voix, diffĂ©rente, fluette, cultivĂ©e, que Winston eut l’impression d’avoir dĂ©jĂ  entendue, intervint : « Au fait, puisque c’est le sujet : “Voici une bougie pour Ă©clairer ton lit, voici une machette pour te couper la tĂȘte !” »

Quelque chose Ă©clata au-dessus du lit dans le dos de Winston. Le sommet d’une Ă©chelle avait Ă©tĂ© projetĂ© sur la vitre et avait pĂ©nĂ©trĂ© l’encadrement. Quelqu’un grimpait Ă  travers la fenĂȘtre. Il y eut une cavalcade de bottes dans l’escalier. La piĂšce se remplit de solides hommes en uniforme noir, chaussĂ©s de bottes ferrĂ©es et matraque Ă  la main.

Winston ne tremblait plus. MĂȘme ses yeux bougeaient Ă  peine.

Une seule chose importait : rester immobile, rester immobile pour ne pas leur donner une raison de vous frapper ! Un homme Ă  la mĂąchoire de lutteur oĂč la bouche n’était plus qu’une fente s’arrĂȘta face Ă  lui, balançant pensivement sa matraque entre son pouce et son index.

Winston croisa son regard. Le sentiment de nuditĂ©, avec les mains derriĂšre la tĂȘte et le visage et le corps entiĂšrement exposĂ©s Ă©tait presque insoutenable. L’homme sortit le bout d’une langue blanche, lĂ©cha l’endroit oĂč aurait dĂ» se trouver ses lĂšvres, et continua son chemin. Il y eut un autre fracas. Quelqu’un avait pris le presse-papier en verre sur la table et l’avait Ă©clatĂ© en mille morceaux dans le foyer de la cheminĂ©e.

Le fragment de corail, petit morceau de dentelle de la couleur d’un bouton de rose en sucre sur un gñteau, roula à travers le matelas.

227

Qu’il Ă©tait petit, songea Winston, comme il avait toujours Ă©tĂ© petit !

Il y eut un cri Ă©touffĂ© et un bruit de coup derriĂšre lui, et il reçut un violent choc Ă  la cheville qui faillit lui faire perdre l’équilibre. Un des hommes avait envoyĂ© son poing dans le plexus solaire de Julia, la pliant en deux comme un mĂštre de charpentier. Elle se dĂ©menait au sol, luttant pour retrouver son souffle. Winston n’osa pas tourner sa tĂȘte ne serait-ce que d’un millimĂštre, mais son visage livide et suffoquant apparaissait de temps en temps dans son champ de vision.

MĂȘme dans sa terreur, c’était comme s’il pouvait ressentir la douleur dans son propre corps, la douleur mortelle qui Ă©tait cependant moins pressante que la lutte pour retrouver son souffle. Il savait ce que c’était : une douleur terrible, agonisante, qui vous traversait mais qui ne pouvait pas encore ĂȘtre endurĂ©e, puisque avant tout vous deviez pouvoir respirer. Puis deux des hommes la saisirent par les genoux et les Ă©paules et la transportĂšrent hors de la piĂšce comme un sac.

Winston aperçut son visage, Ă  l’envers, jaune et dĂ©formĂ©, les yeux clos, et toujours avec une trace de rouge sur les deux joues ; et ce fut la derniĂšre vision qu’il eut d’elle.

Il se tenait parfaitement immobile. Personne ne l’avait encore frappĂ©. Des pensĂ©es lui vinrent spontanĂ©ment Ă  l’esprit mais semblaient totalement sans intĂ©rĂȘt. Il se demanda s’ils avaient eu M. Charrington. Il se demanda ce qu’ils avaient fait Ă  la femme dans la cour.

Il rĂ©alisa qu’il avait terriblement envie d’uriner, et ressentit une lĂ©gĂšre surprise, car il l’avait fait seulement deux ou trois heures plus tĂŽt. Il vit que l’horloge sur la cheminĂ©e indiquait le neuf, signifiant vingt-et-une heures. Mais la lumiĂšre semblait trop forte. La lumiĂšre ne devrait-elle pas s’estomper Ă  vingt-et-une heures un soir d’aoĂ»t ? Il se demanda si, aprĂšs tout, lui et Julia ne s’étaient pas trompĂ© d’heure

— s’ils n’avaient pas dormi toute la nuit et avaient pensĂ© qu’il Ă©tait vingt heures trente alors qu’il Ă©tait en rĂ©alitĂ© huit heures trente du matin suivant. Mais il ne prolongea pas cette rĂ©flexion. C’était sans intĂ©rĂȘt.

Il y eut un autre bruit de pas dans le couloir, plus léger. M. Charrington entra dans la piÚce. Le comportement des hommes en uniforme noir devint soudain plus modéré. Quelque chose avait aussi 228

changĂ© dans l’apparence de M. Charrington. Ses yeux se posĂšrent sur les fragments de verre du presse-papier.

Are sens

Copyright 2023-2059 MsgBrains.Com