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« Ampleforth », dit-il.

237

Le tĂ©lĂ©cran ne hurla pas. Ampleforth s’arrĂȘta, lĂ©gĂšrement surpris.

Ses yeux se posĂšrent lentement sur Winston.

« Ah, Smith ! dit-il. Toi aussi !

– Tu es là pour quoi ?

– Pour te dire la vĂ©ritĂ©. . . » Il s’assit maladroitement sur le banc en face de Winston. « Il n’y a qu’un seul crime, n’est-ce pas ? rĂ©pondit-il.

– Et tu l’as commis ?

– Oui, apparemment. »

Il posa une main sur son front et pressa ses tempes pendant un moment, comme s’il essayait de se souvenir de quelque chose.

« Ce genre de choses arrive, commença-t-il vaguement. J’ai rĂ©ussi Ă  me souvenir d’une fois — une fois potentielle. On produisait une Ă©dition finale des poĂšmes de Kipling. J’ai laissĂ© le mot “God” Ă  la fin d’un vers. Je ne pouvais pas faire autrement ! » ajouta-t-il presque indignĂ©, levant son visage pour regarder Winston. « Il Ă©tait impossible de changer le vers. La rime Ă©tait “rod”. Tu rĂ©alises qu’il n’y a que douze mots rimant avec “rod” dans tout le langage ? Pendant des jours je me suis retournĂ© le cerveau. Il n’y avait pas d’autres rimes. »

L’expression sur son visage changea. La contrariĂ©tĂ© s’évanouit et pendant un instant, il sembla mĂȘme presque satisfait. Une sorte de chaleur intellectuelle, la joie du pĂ©dant qui a dĂ©couvert un fait inutile, irradia Ă  travers la saletĂ© et la barbe broussailleuse.

« Est-ce que tu as dĂ©jĂ  remarquĂ©, dit-il, que toute l’histoire de la poĂ©sie anglaise a Ă©tĂ© façonnĂ©e par le manque de rimes dans la langue anglaise ? »

Non, Winston ne l’avait jamais particuliĂšrement remarquĂ©. Et, Ă©tant donnĂ© les circonstances, cela ne lui parut ni trĂšs important, ni intĂ©ressant.

« Sais-tu quelle heure il est ? » demanda-t-il.

Ampleforth sembla Ă  nouveau surpris. « Je n’y ai pas vraiment pensĂ©. Ils m’ont arrĂȘtĂ©. . . il y a deux jours, peut-ĂȘtre trois. » Ses yeux parcoururent les murs, comme s’il espĂ©rait Ă  moitiĂ© y trouver une fenĂȘtre. « Il n’y a pas de diffĂ©rence entre le jour et la nuit ici. Je ne vois pas comment on pourrait calculer le temps. »

238

Ils parlĂšrent de maniĂšre dĂ©cousue pendant quelques minutes, puis, sans raison apparente, un cri du tĂ©lĂ©cran leur ordonna de rester silencieux. Winston restait calmement assis, les mains croisĂ©es. Ampleforth, trop gros pour ĂȘtre assis confortablement sur le banc Ă©troit, se balançait d’un cĂŽtĂ© Ă  l’autre, serrant ses mains frĂȘles d’abord autour d’un genou, puis autour de l’autre. Le tĂ©lĂ©cran lui aboya de rester immobile. Le temps passa. Vingt minutes, une heure — difficile Ă  dire. Une fois de plus, il y eut un bruit de bottes dehors. Les entrailles de Winston se serrĂšrent. BientĂŽt, trĂšs bientĂŽt, le bruit des bottes signifierait que son tour arrivait.

La porte s’ouvrit. Le jeune officier au visage froid entra dans la cellule. D’un bref mouvement de la main, il dĂ©signa Ampleforth.

« Salle 101 », dit-il.

Ampleforth se traßna maladroitement entre les gardes, le visage vaguement perturbé, mais complÚtement déboussolé.

Ce qui sembla ĂȘtre un trĂšs long moment passa. La douleur dans le ventre de Winston s’était rĂ©veillĂ©e. Son esprit divaguait encore et encore sur le mĂȘme chemin, comme une balle tombant encore et encore dans la mĂȘme sĂ©rie de trous. Il n’avait que six pensĂ©es. La douleur dans son ventre ; un morceau de pain ; le sang et les cris ; O’Brien ; Julia ; la lame de rasoir. Il y eut un autre tressaillement dans ses entrailles ; les lourdes bottes approchaient. Quand la porte s’ouvrit, le courant d’air crĂ©Ă© apporta une puissante odeur de transpiration froide. Parsons entra dans la cellule. Il portait un bermuda kaki et une chemise de sport.

Cette fois, de surprise, Winston s’oublia complùtement.

« Toi, ici ! » s’exclama-t-il.

Parsons jeta Ă  Winston un regard qui ne contenait ni de l’intĂ©rĂȘt ni de la surprise, mais juste de la dĂ©tresse. Il commença Ă  aller et venir nerveusement, manifestement incapable de rester immobile. À

chaque fois qu’il tendait ses genoux rondelets, il Ă©tait apparent qu’ils tremblaient. Ses yeux Ă©taient grands ouverts et fixes, comme s’il ne pouvait pas s’empĂȘcher de contempler quelque chose au loin.

« Tu es là pour quoi ? demanda Winston.

– Crimepense ! » rĂ©pondit Parsons, bĂ©gayant presque. Le ton de 239

sa voix connotait Ă  la fois une totale reconnaissance de sa culpabilitĂ© et une sorte d’horreur incrĂ©dule Ă  l’idĂ©e qu’un tel mot pĂ»t le dĂ©signer.

Il s’arrĂȘta en face de Winston et commença vivement Ă  l’interpeller :

« Tu penses pas qu’ils vont me buter, hein, mon vieux ? Ils te butent pas si t’as rien fait — juste des pensĂ©es, que tu peux pas empĂȘcher ?

Je sais qu’ils te laissent une dĂ©fense Ă©quitable. Je leur fais confiance pour ça ! Ils auront mon dossier, hein ? Toi, tu sais quel genre de type je suis. Pas un mauvais type, Ă  ma façon. Pas futĂ©, c’est sĂ»r, mais enthousiaste. J’ai essayĂ© de faire de mon mieux pour le Parti, pas vrai ? Je vais m’en sortir avec cinq ans, tu crois pas ? Ou mĂȘme dix ans ? Un type comme moi peut vraiment se rendre utile dans un camp de travail. Ils me buteront pas pour avoir dĂ©raillĂ© juste une fois ?

– Tu es coupable ? demanda Winston.

– Bien sĂ»r que je suis coupable ! brailla Parsons avec un regard servile vers le tĂ©lĂ©cran. Tu crois pas que le Parti arrĂȘterait un innocent, hein ? » Son visage de crapaud se calma, et prit mĂȘme une expression lĂ©gĂšrement moralisatrice. « Le crimepense est une chose horrible, mon vieux, dit-il sentencieusement. C’est insidieux. Il peut t’envahir sans mĂȘme que tu t’en rendes compte. Tu sais comment il m’a envahi ? Pendant mon sommeil ! Eh oui, c’est vrai. J’étais lĂ , Ă  travailler, essayant de faire ma part — sans jamais savoir que j’avais de mauvaises idĂ©es dans ma tĂȘte. Et puis j’ai commencĂ© Ă  parler dans mon sommeil. Tu sais ce qu’ils m’ont entendu dire ? »

Il baissa la voix, comme quelqu’un obligĂ© de dire une obscĂ©nitĂ© pour des raisons mĂ©dicales.

« “Mort Ă  Tonton !” Oui, j’ai dit ça ! Je l’ai rĂ©pĂ©tĂ© encore et encore, apparemment. Entre toi et moi, mon vieux, je suis content qu’ils m’aient eu avant que ça aille plus loin. Tu sais ce que je vais leur dire devant le tribunal ? “Merci”, je vais leur dire, “merci de m’avoir sauvĂ© avant qu’il ne soit trop tard.”

– Qui t’a dĂ©noncĂ© ? demanda Winston.

– Ma petite fille, rĂ©pondit Parsons avec une sorte de fiertĂ© chagrine.

Elle a Ă©coutĂ© par la serrure. Elle a Ă©coutĂ© ce que j’ai dit, et alertĂ© les patrouilles le lendemain. Pas si mal pour une gosse de sept ans, 240

hein ? Je lui en veux pas. Je suis mĂȘme fier d’elle. Ça montre que je l’ai Ă©levĂ©e comme il faut, en tout cas. »

Are sens

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