AgnĂšs Martin-Lugand
LA VIE EST FACILE, NE TâINQUIĂTE PAS
roman
DU MĂME AUTEUR
Les gens heureux lisent et boivent du café, 2013
Entre mes mains le bonheur se faufile, 2014
Pour mes trois hommesâŠ
Lâaboutissement dâun deuil normal nâest en aucune façon lâoubli du disparu, mais lâaptitude Ă lesituer Ă sa juste place dans une histoire achevĂ©e, lâaptitude Ă rĂ©investir pleinement les activitĂ©svivantes, les projets et les dĂ©sirs qui donnent de la valeur Ă lâexistence.
Monique BYDLOWSKI, Je rĂȘve un enfant.
Donât worry. Life is easy.
AARON, Little Love.
â 1 â
Comment avais-je pu, une nouvelle fois, cĂ©der Ă lâinsistance de FĂ©lix ? Par je ne savais quel miracle, il rĂ©ussissait toujours Ă mâavoir : il trouvait un argument, un encouragement pour me convaincre dây aller.
Chaque fois, je me laissais berner, me disant que, peut-ĂȘtre, il y aurait un je-ne-sais-quoi qui me ferait flancher. Pourtant, je connaissais FĂ©lix comme si je lâavais fait, et nos goĂ»ts Ă©taient diamĂ©tralement opposĂ©s. Alors, quand il pensait et dĂ©cidait Ă ma place, il Ă©tait fatalement Ă cĂŽtĂ© de la plaque. Jâaurais pourtant dĂ» le savoir, depuis le temps que nous Ă©tions amis. Et voilĂ comment, pour la sixiĂšme fois consĂ©cutive, je passais un samedi soir en compagnie dâun parfait imbĂ©cile.
La semaine prĂ©cĂ©dente, jâavais eu droit au champion du bio et de la vie saine. Ă croire que FĂ©lix avait eu un trou de mĂ©moire concernant les vices de sa meilleure amie. Jâavais passĂ© la soirĂ©e Ă recevoir des leçons sur ma consommation de tabac, dâalcool et de malbouffe. Ce babos en tongs mâavait dĂ©clarĂ© de façon trĂšs naturelle que mon hygiĂšne de vie Ă©tait dĂ©sastreuse, que je finirais stĂ©rile et quâinconsciemment je devais chercher Ă flirter avec la mort. FĂ©lix nâavait pas dĂ» lui fournir la fiche technique de sa prĂ©tendante. Avec mon plus beau sourire, je lui avais rĂ©pondu quâeffectivement jâen connaissais un rayon au sujet de la mort et des envies de suicide, et jâĂ©tais partie.
Le crĂ©tin du jour Ă©tait dâun autre style : plutĂŽt beau type, une descente respectable et pas donneur de leçon. Son dĂ©faut, et non des moindres, Ă©tait quâil semblait convaincu de mâattirer dans son lit en me contant ses exploits en compagnie de sa maĂźtresse, prĂ©nommĂ©e GoPro : « Avec ma GoPro, cet Ă©tĂ©, on a descendu un torrent glacé⊠Avec ma GoPro, cet hiver, on a fait du ski de bosses⊠Je me suis douchĂ© avec ma GoPro⊠Tu sais, lâautre jour, jâai essayĂ© le mĂ©tro avec ma GoPro », etc. Ăa faisait plus dâune heure que ça durait, il Ă©tait incapable de faire une phrase sans en parler. Jâen Ă©tais au point oĂč je me
demandais sâil allait aux toilettes avec.
â Je vais oĂč avec ma GoPro ? Je nâai pas bien compris, je crois, sâinterrompit-il brusquement.
Holà ⊠jâavais pensĂ© Ă voix haute. Jâen avais marre de passer pour la mĂ©chante, incapable de sâintĂ©resser Ă ce quâon lui racontait et se demandant ce quâelle faisait lĂ . Pourtant, je dĂ©cidai dâarracher le pansement dâun coup sec.
â Ăcoute, tu es certainement un type trĂšs sympa, mais tu vis une trop grande histoire dâamour avec ta camĂ©ra sur le front pour que jâaie envie de mâimmiscer entre vous. Je me passerai de dessert. Et le cafĂ©, jâai ce quâil faut chez moi.
â Câest quoi le problĂšme ?
Je me levai, il mâimita. En guise dâadieu, je me contentai dâun signe de la main puis me dirigeai vers la caisse ; je nâĂ©tais pas devenue sauvage au point de lui laisser payer la note de ce fiasco. Je lui jetai un dernier coup dâĆil et Ă©touffai un fou rire. Câest moi qui aurais dĂ» avoir une GoPro pour garder un souvenir de sa tĂȘte. Pauvre garçonâŠ
Le lendemain, je fus réveillée par mon téléphone. Qui osait interrompre ma sacro-sainte grasse matinée du dimanche matin ? Inutile de me poser cette question !
â Oui, FĂ©lix, grognai-je dans le combinĂ©.
â And the winner is ?
â Boucle-la.
Son gloussement mâagaça.
â Je tâattends oĂč tu sais dans une heure, articula-t-il avec difficultĂ© avant de raccrocher.
Je mâĂ©tirai comme un chat dans mon lit avant de consulter mon rĂ©veil : 12 h 45. Ăâaurait pu ĂȘtre pire.
Autant je nâavais aucun problĂšme Ă me lever en semaine pour ouvrir Les Gens heureux lisent et boivent du cafĂ©, mon cafĂ© littĂ©raire, autant je tenais Ă cette grande plage de sommeil du dimanche pour rĂ©cupĂ©rer, pour me vider la tĂȘte. Dormir restait mon refuge ; aprĂšs celui de mes grands chagrins, il Ă©tait celui de mes petits problĂšmes. Une fois debout, je constatai avec bonheur que la journĂ©e serait belle ; le printemps parisien Ă©tait au rendez-vous.
Lorsque je fus prĂȘte Ă partir, je me retins dâemporter les clĂ©s des Gens ; câĂ©tait dimanche, et je mâĂ©tais promis de ne plus y passer le « jour du Seigneur ». Je pris tout mon temps pour rejoindre la rue des Archives. Je flĂąnai, mâoffris un peu de lĂšche-vitrine en grillant ma premiĂšre cigarette de la journĂ©e, croisai des clients habituels des Gens que je saluai de la main. Ce charme paisible fut rompu par FĂ©lix lorsque jâarrivai Ă notre terrasse dominicale.
â Tu foutais quoi ? Jâai failli me faire virer de notre table !
â Bonjour, mon FĂ©lix adorĂ©, lui rĂ©pondis-je en lui claquant une grosse bise sur la joue.
Il plissa les yeux.
â Tu es trop gentille, ça cache quelque chose.
â Pas du tout ! Raconte-moi ta soirĂ©e. Tu as fini Ă quelle heure ?
â Quand je tâai tĂ©lĂ©phonĂ©. Jâai faim, commandons !
Je le laissai adresser un signe au serveur pour lui rĂ©clamer notre brunch. CâĂ©tait son nouveau dada. Pour se rassurer, il avait dĂ©crĂ©tĂ© quâaprĂšs ses folles soirĂ©es du samedi, le brunch le conserverait davantage quâun vieux bout de pizza rĂ©chauffĂ©. Depuis, il me voulait au garde-Ă -vous pour lâadmirer dĂ©vorer ses Ćufs brouillĂ©s, sa baguette, ses saucisses et boire son litre de jus dâorange censĂ© Ă©tancher sa soif post-after.
Comme dâhabitude, je nâavais fait que picorer ses restes ; il me coupait lâappĂ©tit. Lunettes de soleil vissĂ©es sur le nez, nous fumions, avachis sur nos chaises.