Le temps dâune pause-dĂźner arriva. En fait de dĂźner, nous nous arrĂȘtĂąmes dans un bar Ă tapas, ce qui nâallait certainement pas permettre dâĂ©ponger tout ce que nous avions ingurgitĂ©. Notre place au comptoir Ă©tait rĂ©servĂ©e. FĂ©lix savait parfaitement que jâaimais ĂȘtre hissĂ©e sur les tabourets et voir ce qui se passait en coulisse. Une bouteille de vin rouge dĂ©cantait pour nous. FĂ©lix leva son verre.
â Ă tes parents qui ne te feront plus chier !
Sans lui rĂ©pondre, je dĂ©gustai la premiĂšre gorgĂ©e, le vin Ă©tait fort, puissant, Ă lâimage de ce que je vivais Ă cet instant.
â Je nâai plus de famille, FĂ©lixâŠ
Il ne trouva rien à me répondre.
â Tu te rends compte ? Plus rien ne me relie Ă mes parents, je nâai ni frĂšre ni sĆur. Colin et Clara sont partis. Tu es tout ce quâil me reste. Tu es ma famille.
â Depuis notre rencontre Ă la fac, on a toujours formĂ© une paire, ça ne changera jamais.
â On a tout fait ensemble !
â Sauf coucher !
Vision dâhorreur pour nous deux ! Il se mit un doigt dans la bouche pour vomir, jâen fis autant.
Deux ados !
â Par contre, si tu changes dâavis pour les gosses et que tu ne trouves pas le bon mec, je peux jouer Ă la banque du sperme. Je lui apprendrai la vie, au gamin.
Je recrachai ma gorgée de vin, il éclata de rire.
â Comment peux-tu sortir une aberration pareille ?
â On tombait dans le sentimental, ça mâemmerdait.
â Tu as raison ! Je veux danser, FĂ©lix.
â Tes dĂ©sirs sont des ordres.
Nous grillĂąmes toute la file dâattente en arrivant en boĂźte : FĂ©lix avait ses entrĂ©es. Il embrassa Ă pleine bouche le videur, sous mes yeux choquĂ©s et prudes. La derniĂšre fois oĂč je lâavais vu dans cet Ă©tat remontait Ă mon enterrement de vie de jeune fille ! Dans le carrĂ© VIP nous attendait un magnum de champagne. AprĂšs avoir sifflĂ© deux flĂ»tes, je me lançai sur la piste. Je me dĂ©hanchai, les yeux fermĂ©s ; je me sentais vivante, rajeunie de dix ans, lavĂ©e de mes chagrins et autorisĂ©e Ă profiter de la vie.
â Jâai nĂ©gociĂ© pour toi, me glissa FĂ©lix Ă lâoreille. Profites-en, elle ne tournera pas en boucle.
GrĂące Ă deux paires de bras, je mâenvolai jusquâĂ un podium. La ligne de basse et la batterie me mirent en transe. Lâespace de quelques minutes, jâĂ©tais la reine de la soirĂ©e avec Panic Station de Muse. Depuis des semaines, jâĂ©coutais ce morceau en boucle, au point que FĂ©lix nâen pouvait plus. Il mâavait mĂȘme surprise en train de faire le mĂ©nage aux Gens avec cette chanson dans les oreilles.
Jâavais mon public, je lui fis reprendre le refrain : Ooo, 1, 2, 3, 4 fireâs in your eyes. And this chaos, it defies imagination. Ooo, 5, 6, 7 minus 9 lives. Youâve arrived at panic station.
Vers 4 heures du matin, dâun commun accord, nous dĂ©cidĂąmes de regagner nos pĂ©nates. Le retour fut laborieux, et dĂ©rangeant pour tous ceux qui dormaient. Je bloquais toujours sur ma chanson en braillant, FĂ©lix assurait les chĆurs, une bouteille de champagne planquĂ©e sous le blouson. Il me raccompagna jusquâĂ la porte de lâimmeuble des Gens. Il jeta un coup dâĆil Ă la devanture.
â Les gens heureux prennent leur vie en main ! Te voilĂ chez toi !
â Câest Ă©norme !
â Tu vas rĂ©ussir Ă monter ?
â Yes !
On se fit un gros cĂąlin.
â Bonne nuit, ma famille, lui dis-je.
â On recommencera ?
â Hors de question !
Je le lĂąchai et ouvris la porte.
â Au fait, on est fermĂ©s demain matin, dors.
â Merci, patronne !
Il partit guilleret, comme requinquĂ© par la nouvelle de la grasse matinĂ©e. Ce quâil ne savait pas, câest que je comptais bien ouvrir Ă lâheure.
Le rĂ©veil fut atroce. Les yeux mi-clos, jâinspectai mon armoire Ă pharmacie et avalai un gramme de paracĂ©tamol, avant mon premier cafĂ© du matin. Inconcevable en temps ordinaire pour moi. Je pris une douche froide pour mâĂ©claircir les idĂ©es. Au moment dâenfiler mes chaussures, je me dis que ma plus grosse erreur de la veille nâĂ©tait pas dâavoir fait la fĂȘte avec FĂ©lix, mais bien dâavoir gardĂ© mes talons toute la nuit. Jâallais donc travailler en tongs au mois dâavril !
Comme chaque matin, je fis un crochet par la boulangerie pour acheter mon croissant et mon pain au chocolat quotidiens. Ensuite, jâouvris Les Gens et nâen fermai pas la porte. Le petit air frais matinal mâaiderait Ă garder les yeux ouverts â tant pis pour mes pieds congelĂ©s. Je mis en marche le percolateur et me prĂ©parai une triple dose de cafĂ©. Mes clients de lâouverture arrivĂšrent tranquillement et prirent le temps de se rĂ©veiller avec moi, en feuilletant Le Parisien. Cette premiĂšre vague passĂ©e, je remis en ordre ce qui en avait besoin en faisant le point sur mes stocks, vĂ©rifiai les comptes, comme je le faisais depuis prĂšs de un an, et parcourus en diagonale les derniĂšres nouveautĂ©s littĂ©raires. Je savais que jâaurais la paix un bon moment, car la grasse matinĂ©e de FĂ©lix allait dĂ©border sur lâaprĂšs-midi. Quâil en profite !
Rien nâavait changĂ©, et pourtant tout Ă©tait diffĂ©rent. Je ressortais grandie et stabilisĂ©e de cette bataille avec mes parents. Je ne leur devais plus rien. Et la vie, ma vie, ne sâarrĂȘtait pas Ă eux, mĂȘme si jâen gardais une certaine amertume.
â 3 â
En cette fin de journĂ©e ensoleillĂ©e, adossĂ©e Ă la devanture, je fumais une cigarette sur le trottoir quand un client pointa le bout de son nez. Je lui jetai un coup dâĆil â il ne me disait rien, FĂ©lix pouvait se charger de lâaccueillir. Lorsque je retournai Ă mon poste, mon associĂ© bayait aux corneilles derriĂšre le comptoir et le client semblait dĂ©semparĂ© face aux livres et Ă leur classement fantaisiste. Je mâavançai vers lui.
â Bonjour, je peux vous aider ?