? Non ! Il nâa rien Ă voir avec ça. Câest de lâhistoire ancienne. Ce nâest pas ma faute si tu ne me prĂ©sentes que des charlots !
â OK, OK ! Je te fiche la paix quelque temps, mais ouvre-toi un peu aux rencontres. Tu sais comme moi que Colin souhaiterait que tu aies quelquâun dans ta vie.
â Je sais. Et câest bien mon intention⊠Bonne nuit, FĂ©lix. Ă demain ! Câest le grand jour !
â Yes !
Je lui offris la mĂȘme grosse bise que quelques heures auparavant et pĂ©nĂ©trai dans mon immeuble.
MalgrĂ© lâinsistance de FĂ©lix, je ne voulais pas dĂ©mĂ©nager. Jâaimais vivre au-dessus des Gens, dans mon petit appartement. JâĂ©tais au cĆur de lâactivitĂ©, ça me convenait. Et surtout, câĂ©tait lĂ que je mâĂ©tais reconstruite toute seule, sans lâaide de personne. Je pris lâescalier plutĂŽt que lâascenseur et grimpai jusquâau cinquiĂšme. En arrivant chez moi, je mâadossai Ă la porte dâentrĂ©e et soupirai de contentement.
MalgrĂ© notre derniĂšre conversation, jâavais passĂ© une superbe journĂ©e avec FĂ©lix.
Contrairement Ă ce quâil croyait, je ne regardais jamais le film de TF1. Je mettais de la musique â
ce soir, câĂ©tait Ăsgeir, King and Cross â, et entamais ce que jâavais intitulĂ© ma soirĂ©e spa. Jâavais dĂ©cidĂ© de prendre soin de moi, et quel meilleur moment que le dimanche soir pour sâaccorder le temps de se faire un masque, un gommage et tous ces trucs de fille ?
Une heure et demie plus tard, je sortais enfin de la salle de bains, je sentais bon et jâavais la peau douce.
Je me fis couler mon dernier cafĂ© de la journĂ©e et mâĂ©croulai sur le canapĂ©. Jâallumai une cigarette et laissai mon esprit vagabonder. FĂ©lix nâavait jamais su ce qui mâavait fait ranger Edward au fond de ma mĂ©moire pour ne plus penser Ă lui.
AprĂšs mon retour dâIrlande, je nâavais gardĂ© contact avec personne : ni avec Abby et Jack, ni avec Judith, et encore moins avec Edward. Ăvidemment, il mâavait manquĂ© par-dessus tout. Son souvenir revenait par vagues, parfois heureuses, parfois douloureuses. Mais plus le temps passait, plus jâĂ©tais sĂ»re que je ne prendrais jamais de leurs nouvelles, et surtout pas des siennes. Cela nâaurait rimĂ© Ă rien aprĂšs tant de temps ; aujourdâhui plus dâune annĂ©e⊠PourtantâŠ
Environ six mois plus tĂŽt, un dimanche dâhiver oĂč il pleuvait des cordes, jâĂ©tais restĂ©e enfermĂ©e chez moi
et je mâĂ©tais lancĂ©e dans du tri de placard ; jâĂ©tais tombĂ©e sur la boĂźte oĂč jâavais enfoui les photos quâil avait prises de nous deux sur les Ăźles dâAran. Je lâavais ouverte et mâĂ©tais liquĂ©fiĂ©e en redĂ©couvrant son visage. Comme saisie dâun coup de folie, je mâĂ©tais prĂ©cipitĂ©e sur mon tĂ©lĂ©phone, jâavais retrouvĂ© son numĂ©ro dans mon rĂ©pertoire et jâavais appuyĂ© sur la touche appel. Je voulais, non, je devais savoir ce quâil devenait. Ă chaque sonnerie, jâavais Ă©tĂ© Ă deux doigts de raccrocher, partagĂ©e entre la crainte de lâentendre et un profond dĂ©sir de renouer avec lui. Et le rĂ©pondeur sâĂ©tait dĂ©clenchĂ© : juste son prĂ©nom, prononcĂ© par sa voix rauque, et un bip. Jâavais bafouillĂ© : « EuhâŠ
Edward⊠Câest moi⊠câest Diane. Je voulais⊠je voulais savoir⊠euh⊠comment tu allaisâŠ
Rappelle-moi⊠sâil te plaĂźt. » AprĂšs avoir raccrochĂ©, je mâĂ©tais dit que jâavais fait une bĂȘtise. Jâavais tournĂ© en rond dans la piĂšce en me rongeant les ongles. Lâobsession dâavoir de ses nouvelles, dâapprendre sâil mâavait oubliĂ©e ou non mâavait scotchĂ©e Ă mon tĂ©lĂ©phone toute la fin de la journĂ©e.
Au point de refaire une tentative Ă plus de 22 heures. Il nâavait pas dĂ©crochĂ©. Ă mon rĂ©veil, le lendemain matin, je mâĂ©tais traitĂ©e de tous les noms en prenant conscience du ridicule de mon appel.
Mon coup de folie mâavait fait comprendre quâil nây avait plus dâEdward, il ne resterait quâune parenthĂšse dans ma vie. Il mâavait mise sur le chemin pour me libĂ©rer dâun devoir de loyautĂ© envers Colin. Je me sentais aujourdâhui libĂ©rĂ©e de lui aussi. JâĂ©tais prĂȘte Ă mâouvrir aux autres.
â 2 â
En ouvrant les yeux ce lundi matin, je savourai lâimportance de cette journĂ©e. Le soir, lorsque je me coucherais, je serais lâunique propriĂ©taire des Gens heureux lisent et boivent du cafĂ©.
AprĂšs mon retour dâIrlande, il mâavait fallu plusieurs semaines pour me dĂ©cider Ă donner signe de vie Ă mes parents. Je nâavais aucune envie de mâaccrocher avec eux ni de subir leurs remarques sur lâĂ©tat de mon existence. Lorsque je leur avais enfin tĂ©lĂ©phonĂ©, ils mâavaient proposĂ© de venir dĂźner chez eux, et jâavais dit « oui ». En arrivant dans lâappartement familial, je mâĂ©tais sentie mal Ă lâaise, comme chaque fois que jây pĂ©nĂ©trais. Nous nâarrivions pas Ă communiquer normalement. Mon pĂšre Ă©tait restĂ© silencieux et ma mĂšre et moi avions tournĂ© autour du pot sans trouver un sujet de conversation. En passant Ă table, mon pĂšre sâĂ©tait enfin dĂ©cidĂ© Ă mâadresser la parole :
â Comment vont les affaires ? avait-il ricanĂ©.
Son ton et son regard fuyant mâavaient mise sur la dĂ©fensive.
â Je redresse la barre, petit Ă petit. JâespĂšre que les comptes passeront au vert dâici deux mois. Jâai des idĂ©es pour dĂ©velopper.
â Ne raconte pas de sornettes, tu nây connais rien. Nous te le disons depuis la mort de Colin, câĂ©tait lui qui faisait tourner la boutique, en plus de son travail au cabinet.
â Jâapprends, papa ! Je veux y arriver, et jây arriverai !
â Tu en es incapable, câest bien pour ça que je compte prendre les choses en main.
â Je peux savoir comment ?
â Comme je doute que tu retrouves un homme capable de tout faire pour toi, je vais embaucher un gĂ©rant, solide, sĂ©rieux. Si tu veux continuer Ă jouer les serveuses, je ne tâen empĂȘcherai pas. Ăa tâoccupera.
â Papa, je ne suis pas sĂ»re de comprendreâŠ
â Je vois Ă ta mine que tu comprends trĂšs bien, câest fini les enfantillages !
â Tu nâas pas le droit !
Je mâĂ©tais levĂ©e brusquement, ma chaise Ă©tait tombĂ©e.
â Je suis chez moi aux Gens !
â Non, tu es chez nous !
Jâavais enragĂ© Ă lâintĂ©rieur, mais au fond je savais que mon pĂšre avait raison. CâĂ©taient eux, les vrais propriĂ©taires des Gens : pour mâoffrir une activitĂ©, ils avaient sorti le chĂ©quier, rassurĂ©s et encouragĂ©s par Colin.
â Fais une scĂšne, si ça tâamuse, avait-il poursuivi. Je te laisse trois mois.
JâĂ©tais partie en claquant la porte. CâĂ©tait Ă cet instant que jâavais compris que jâavais changĂ©, que je mâĂ©tais endurcie. Avant jâaurais Ă©tĂ© abattue, jâaurais traversĂ© une nouvelle dĂ©pression. Cette fois, jâĂ©tais dĂ©terminĂ©e, jâavais un plan. Ce quâils ne savaient pas Ă lâĂ©poque, câest que jâavais dĂ©jĂ commencĂ© le travail.
Jâavais redressĂ© la barre, en commençant par installer le Wi-Fi gratuit dans le cafĂ©. GrĂące à ça, jâavais attirĂ© une clientĂšle dâĂ©tudiants â certains passaient des aprĂšs-midi entiers Ă travailler dans la salle du fond. Pour le cafĂ© et la biĂšre, jâavais instituĂ© un tarif rĂ©duit, ce qui mâassurait leur fidĂ©litĂ©. La plupart avaient fini par prendre lâhabitude dâacheter leurs livres chez moi, sachant que jâĂ©tais prĂȘte Ă me plier en quatre pour dĂ©nicher la biographie qui sauverait leur exposĂ©. La rĂ©gularitĂ© de lâouverture des Gens avait fait son effet, jâouvrais tous les jours Ă heure fixe, contrairement Ă lâĂ©poque oĂč FĂ©lix Ă©tait seul aux commandes. Cela mâavait permis de dĂ©velopper une atmosphĂšre rassurante. Plus personne ne trouvait porte close.
Les trois pics dâactivitĂ© de la journĂ©e Ă©taient simples : le matin pour le petit cafĂ© avant de partir au boulot, le midi pendant la pause-dĂ©jeuner â les littĂ©raires qui oubliaient de manger pour dĂ©nicher un nouveau roman â, et lâapĂ©ro du soir Ă la sortie du bureau ; dans ces cas-lĂ , câĂ©tait le petit verre au comptoir et, de temps en temps, lâachat dâun livre de poche pour occuper une soirĂ©e en solo.