Ponctuellement, je donnais carte blanche Ă FĂ©lix, qui organisait une soirĂ©e thĂ©matique ; il nâavait pas son pareil en matiĂšre dâanimation. Il trouvait toujours un intervenant farfelu, diablement cultivĂ©, qui dĂ©battait sur le thĂšme abordĂ© â toujours sulfureux â et faisait couler lâalcool Ă flots. Si bien que les participants repartaient toujours avec plusieurs livres sous le bras, sans avoir vĂ©ritablement conscience de ce dont il avait Ă©tĂ© question. Et le pourboire de FĂ©lix se traduisait par des promesses de nuits torrides. Je nâassistais jamais Ă ces soirĂ©es, câĂ©tait sa partie ; le moment oĂč je le laissais sâamuser et oĂč je fermais les yeux sur sa clientĂšle underground.
Jâavais voulu que Les Gens deviennent un lieu convivial, chaleureux, ouvert Ă tous, oĂč toutes les
littĂ©ratures trouvaient leur place. Je voulais conseiller les lecteurs en leur permettant de se faire plaisir, de lire les histoires dont ils avaient envie, et ce sans en avoir honte. Peu importait quâils veuillent lire un prix littĂ©raire ou un succĂšs populaire, une seule chose comptait : que les clients lisent, sans avoir lâimpression dâĂȘtre jugĂ©s quant Ă leurs choix. La lecture avait toujours Ă©tĂ© un plaisir pour moi, je souhaitais que les personnes qui frĂ©quentaient mon cafĂ© le ressentent, le dĂ©couvrent et tentent lâaventure pour les plus rĂ©fractaires. Sur mes Ă©tagĂšres, toutes les littĂ©ratures se mĂ©langeaient ; le polar, la littĂ©rature gĂ©nĂ©rale, le roman sentimental, la poĂ©sie, le young adult, les tĂ©moignages, les best-sellers et les titres plus confidentiels. CâĂ©tait mon grand bazar oĂč FĂ©lix, les habituĂ©s et moi nous retrouvions. Jâaimais le cĂŽtĂ© chasse au trĂ©sor pour trouver LE livre. Les nouveaux clients Ă©taient initiĂ©s au fur et Ă mesure par les uns et les autres.
Aujourdâhui, Les Gens Ă©taient mon Ă©quilibre. Ils mâavaient permis de sortir la tĂȘte de lâeau, de rĂ©installer ma vie Ă Paris, de rĂ©aliser Ă quel point le travail mâĂ©tait bĂ©nĂ©fique, de me prouver Ă moi-mĂȘme â Ă dĂ©faut de le dĂ©montrer Ă mes parents â que jâĂ©tais capable de faire quelque chose. GrĂące aux Gens, jâĂ©tais redevenue un ĂȘtre douĂ© de relations sociales, jâĂ©tais une femme qui travaillait et qui sâassumait. Il mâavait fallu perdre ce qui mâĂ©tait le plus cher pour saisir lâattachement qui me liait Ă cet endroit, Ă ces quatre murs. Depuis un an, je nâavais pas pris un jour de congĂ©, jâĂ©tais incapable de le quitter et je ne laisserais plus jamais FĂ©lix sâen occuper seul.
Le seul Ă©chec pour dĂ©velopper notre affaire nâĂ©tait pas dĂ» au manque de clientĂšle : jâen Ă©tais responsable.
Jâavais eu lâidĂ©e de proposer des ateliers lecture pour les enfants, les mercredis aprĂšs-midi. FĂ©lix mâavait encouragĂ©e, il savait que jâadorais la littĂ©rature enfantine. Nous avions fait de la pub, distribuĂ© des tracts dans les Ă©coles du quartier, les centres de loisirs, etc. Jâavais renouvelĂ© mon stock de sirops, et surtout de livres pour enfants. Le grand jour Ă©tait arrivĂ©. Lorsque jâavais vu sâavancer sur la pointe des pieds les premiĂšres mamans accompagnĂ©es de leur progĂ©niture, la clochette de la porte mâavait fait sursauter pour la premiĂšre fois depuis des semaines ; je mâĂ©tais rĂ©fugiĂ©e derriĂšre mon bar. Je mâĂ©tais contentĂ©e de les inviter Ă se diriger vers la petite salle du fond.
Jâavais demandĂ© Ă FĂ©lix de superviser lâinstallation pendant que je sortais fumer. Comme je mâĂ©ternisais, il Ă©tait venu me dire quâon nâattendait plus que moi ; le rĂŽle de lâanimatrice de lâatelier mâĂ©tait rĂ©servĂ©.
Câest en titubant que jâavais rejoint mon petit groupe. Lorsque jâavais commencĂ© Ă lire Chien bleu, je nâavais pas reconnu ma voix.
Je compris que jâavais fait une grave erreur quand un petit garçon de trois ans sâapprocha de moi.
Mes yeux se posĂšrent sur lui, jâeus un mouvement de recul et fus saisie de tremblements. Ă cet instant, jâaurais voulu que ce soit Clara qui vienne vers moi, se hisse sur mes genoux pour voir le livre de plus prĂšs. Jâaurais alors enfoui mon nez dans ses cheveux. Le livre me tomba des mains et jâappelai FĂ©lix Ă la rescousse. Il ne mit pas longtemps Ă se prĂ©cipiter ; il Ă©tait lĂ , Ă me surveiller. Il prit la relĂšve en faisant le clown, et je montai me barricader chez moi. Je passai la fin de la journĂ©e et la nuit qui suivit enroulĂ©e dans ma couette, Ă hurler dans lâoreiller, Ă pleurer, en appelant Clara.
Le lendemain, les livres furent rĂ©expĂ©diĂ©s chez les Ă©diteurs. Cette crise mâavait fait prendre conscience dâune chose : je ne me remettrais jamais de la perte de ma fille. Je pouvais guĂ©rir de Colin, pas dâelle.
De prĂšs ou de loin, aucun enfant nâentrerait plus dans ma vie ni aux Gens, je venais de le rĂ©aliser.
MalgrĂ© cet incident, une dĂ©cision sâĂ©tait imposĂ©e. Jâavais pris rendez-vous Ă la banque pour faire le point sur lâassurance-vie de Colin. Il avait tout prĂ©vu pour que je ne manque de rien. Je refusais de dilapider
davantage cet argent, il devait servir Ă quelque chose dâimportant, qui lâaurait rendu heureux. Il me fallait un projet Ă lâenvergure de mon mari, il Ă©tait tout trouvĂ© : jâallais racheter Les Gens Ă mes parents.
Nous y Ă©tions, Ă ce grand jour : la conclusion de ces mois de bataille avec mes parents.
LâĂ©vĂšnement de la journĂ©e ne mâempĂȘcha pas de rendre visite Ă Colin et Clara. Je marchai la tĂȘte haute et souriante dans les allĂ©es du cimetiĂšre. AprĂšs avoir dĂ©posĂ© ma brassĂ©e de roses blanches, je me contorsionnai pour mâagenouiller sans avoir lâair ridicule ; jâavais enfilĂ© une robe noire â un peu trop stricte â et mis des talons, ce qui ne mâĂ©tait pas arrivĂ© depuis une Ă©ternitĂ©. Mes parents avaient dĂ» me dĂ©crire au notaire comme une irresponsable dĂ©pressive, je voulais leur prouver le contraire.
â Mon amour, câest le grand jour ! Ce soir, on sera chez nous. JâespĂšre que tu es fier de moi, câest pour vous deux que je fais ça. Et comme je ne fais pas les choses Ă moitiĂ©, aprĂšs la signature, câest fiesta avec FĂ©lix ! Quand je lui ai dit ça, jâai cru quâil allait pleurer de joie. La vie reprend son cours⊠câest Ă©trange⊠Je ne peux pas mâattarder, on mâattend pour des autographes ! Je vous aime, mes amours.
Clara⊠maman⊠est lĂ âŠ
Jâembrassai leur tombe et quittai le cimetiĂšre.
La lecture de lâacte chez le notaire se fit dans le calme et le silence. Le grand moment Ă©tait arrivĂ© : la signature. Je dus mây reprendre Ă deux reprises, tant je tremblais. Les Ă©motions prenaient le dessus, jâavais rĂ©ussi, je ne pensais quâĂ Colin et Ă celle que jâĂ©tais devenue. En regagnant ma place, quelques larmes envahirent mes yeux. Je croisai le regard de ma mĂšre, vide. Puis le notaire me tendit une feuille qui attestait mon titre de propriĂ©tĂ©. Titre de propriĂ©tĂ© oĂč il Ă©tait Ă©crit noir sur blanc que jâĂ©tais veuve, sans enfant. Il nous invita poliment Ă quitter les lieux. Une fois sur le trottoir, je me tournai vers mes parents, en quĂȘte de quelque chose, sans savoir quoi, en rĂ©alitĂ©.
â Nous ne pensions pas que tu irais jusquâau bout, me dit mon pĂšre. Pour une fois, ne gĂąche pas tout.
â Ce nâest pas dans mes intentions.
Je fis face Ă ma mĂšre. Elle sâapprocha de moi et mâembrassa avec plus de chaleur que dâhabitude.
â Je nâai jamais su ĂȘtre la mĂšre quâil te fallait, me glissa-t-elle Ă lâoreille.
â Jâen suis triste.
â Moi, jâen suis dĂ©solĂ©e.
Nous nous regardĂąmes dans les yeux toutes les deux. Jâeus envie de lui demander « Pourquoi ? ».
Je compris Ă son expression quâelle ne pourrait pas encaisser mes questions, mes reproches. La carapace de ma mĂšre se fendillait, comme si enfin elle pouvait ĂȘtre dotĂ©e de remords. Mais nâĂ©tait-il pas trop tard
? Mon pĂšre la prit par le bras et lui dit quâil Ă©tait lâheure. En guise dâencouragement, jâeus droit Ă un « Ă bientĂŽt ». Ils partirent dâun cĂŽtĂ© de la rue, moi de lâautre. Je chaussai mes lunettes de soleil et pris la direction de mes Gens heureux lisent et boivent du cafĂ©. Je descendis le boulevard de SĂ©bastopol pour rejoindre la rue de Rivoli. Je ne coupai pas par les petites rues, les grandes artĂšres mâappelaient, je voulais passer Ă lâHĂŽtel de Ville, me faire bousculer le long du BHV. Quand, enfin, je pris la rue Vieille-du-Temple sur ma gauche, il ne me restait quâune centaine de mĂštres avant dâĂȘtre chez moi. Au moment oĂč
la clochette retentit, je me dis que FĂ©lix devait avoir des indics sur le chemin, car il fit pĂ©ter le champagne Ă lâinstant oĂč je franchissais le seuil. Champagne qui gicla sur le bar. Sans prendre la peine de mâen verser dans une flĂ»te, il me tendit la bouteille.
â Tu es une killeuse !
Je bus au goulot. Les bulles excitĂšrent mes papilles.
â Putain ! Quand je pense que tu es ma patronne, maintenant !
â Câest la classe !
â Je prĂ©fĂšre ça Ă ton pĂšre, me dit-il en attrapant la bouteille.
â FĂ©lix, tu seras toujours lâassociĂ© de mon cĆur.
Il mâĂ©crasa contre lui et but une grande rasade Ă son tour.
â Il pique, la vache ! me dit-il en me lĂąchant, les yeux brillants.
â Fais-moi renouer avec les joies de la fĂȘte !
Je ne pris pas le temps de monter me changer chez moi. Je nettoyai le champagne sur le comptoir et fermai. FĂ©lix mâentraĂźna dans une tournĂ©e des bars. Connu comme le loup blanc, il arrivait dans chaque endroit en grand seigneur, les cocktails avaient Ă©tĂ© choisis Ă lâavance, mon meilleur ami avait concoctĂ© cette soirĂ©e avec application. Tous ses amants et prĂ©tendants se tassaient pour me faire de la place ; si FĂ©lix mâaimait, ils devaient prendre soin de moi. Notre parcours fut jalonnĂ© de rencontres farfelues, de tapis rouges, de paillettes, de fleurs piquĂ©es dans mes cheveux, tout pour faire de moi une princesse le temps dâune soirĂ©e. Lâambiance folle organisĂ©e par FĂ©lix me grisait peut-ĂȘtre davantage que tout lâalcool quâon me servait.