Pour se faire valoir, ou par une imitation naĂŻve de cette mĂ©lancolie qui provoquait la sienne, le jeune homme dĂ©clara sâĂȘtre ennuyĂ©
prodigieusement tout le temps de ses Ă©tudes. La procĂ©dure lâirritait, dâautres vocations lâattiraient, et sa mĂšre ne cessait, dans chaque lettre, de le tourmenter. Car ils prĂ©cisaient de plus en plus les motifs de leur douleur, chacun, Ă mesure quâil parlait, sâexaltant un peu dans cette confidence 478
progressive. Mais ils sâarrĂȘtaient quelquefois devant lâexposition complĂšte de leur idĂ©e, et cherchaient alors Ă imaginer une phrase qui pĂ»t la traduire cependant. Elle ne confessa point sa passion pour un autre ; il ne dit pas quâil lâavait oubliĂ©e.
Peut-ĂȘtre ne se rappelait-il plus ses soupers aprĂšs le bal, avec des dĂ©bardeuses ; et elle ne se souvenait pas sans doute des rendez-vous dâautrefois, quand elle courait le matin dans les herbes vers le chĂąteau de son amant. Les bruits de la ville arrivaient Ă peine jusquâĂ eux ; et la chambre semblait petite, tout exprĂšs pour resserrer davantage leur solitude. Emma, vĂȘtue dâun peignoir en basin, appuyait son chignon contre le dossier du vieux fauteuil ; le papier jaune de la muraille faisait comme un fond dâor derriĂšre elle ; et sa tĂȘte nue se rĂ©pĂ©tait dans la glace avec la raie blanche au milieu, et le bout de ses oreilles dĂ©passant sous ses bandeaux.
â Mais pardon, dit-elle, jâai tort ! je vous ennuie avec mes Ă©ternelles plaintes !
â Non, jamais ! jamais !
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â Si vous saviez... reprit-elle, en levant au plafond ses beaux yeux qui roulaient une larme, tout ce que jâavais rĂȘvĂ© !
â Et moi, donc ! Oh ! jâai bien souffert !
Souvent je sortais, je mâen allais, je me traĂźnais le long des quais, mâĂ©tourdissant au bruit de la foule sans pouvoir bannir lâobsession qui me poursuivait. Il y a sur le boulevard, chez un marchand dâestampes, une gravure italienne qui reprĂ©sente une Muse. Elle est drapĂ©e dâune tunique et elle regarde la lune, avec des myosotis sur sa chevelure dĂ©nouĂ©e. Quelque chose incessamment me poussait lĂ ; jây suis restĂ© des heures entiĂšres. Puis, dâune voix tremblante :
â Elle vous ressemblait un peu.
Madame Bovary dĂ©tourna la tĂȘte, pour quâil ne vĂźt pas sur ses lĂšvres lâirrĂ©sistible sourire quâelle y sentait monter.
â Souvent, reprit-il, je vous Ă©crivais des lettres quâensuite je dĂ©chirais. Elle ne rĂ©pondait pas. Il continua : â Je mâimaginais quelquefois quâun hasard vous amĂšnerait. Jâai cru vous reconnaĂźtre au coin des rues et je courais aprĂšs tous les 480
fiacres oĂč flottait Ă la portiĂšre un chĂąle, un voile pareil au vĂŽtre...
Elle semblait dĂ©terminĂ©e Ă le laisser parler sans lâinterrompre. Croisant les bras et baissant la figure, elle considĂ©rait la rosette de ses pantoufles, et elle faisait dans leur satin de petits mouvements, par intervalles, avec les doigts de son pied.
Cependant, elle soupira :
â Ce quâil y a de plus lamentable, nâest-ce pas, câest de traĂźner, comme moi, une existence inutile ? Si nos douleurs pouvaient servir Ă quelquâun, on se consolerait dans la pensĂ©e du sacrifice ! Il se mit Ă vanter la vertu, le devoir et les immolations silencieuses, ayant lui-mĂȘme un incroyable besoin de dĂ©vouement quâil ne pouvait assouvir.
â Jâaimerais beaucoup, dit-elle, Ă ĂȘtre une religieuse dâhĂŽpital.
â HĂ©las ! rĂ©pliqua-t-il, les hommes nâont point de ces missions saintes, et je ne vois nulle part aucun mĂ©tier... Ă moins peut-ĂȘtre que celui de 481
médecin...
Avec un haussement lĂ©ger de ses Ă©paules, Emma lâinterrompit pour se plaindre de sa maladie oĂč elle avait manquĂ© mourir ; quel dommage ! elle ne souffrirait plus maintenant.
LĂ©on tout de suite envia le calme du tombeau et mĂȘme, un soir, il avait Ă©crit son testament en recommandant quâon lâensevelĂźt dans ce beau couvre-pied, Ă bandes de velours, quâil tenait dâelle ; car câest ainsi quâils auraient voulu avoir Ă©tĂ©, lâun et lâautre se faisant un idĂ©al sur lequel ils ajustaient Ă prĂ©sent leur vie passĂ©e. Dâailleurs, la parole est un laminoir qui allonge toujours les sentiments.
Mais Ă cette invention du couvre-pied :
â Pourquoi donc ? demanda-t-elle.
â Pourquoi ?... il hĂ©sitait.
â Parce que je vous ai bien aimĂ©e ! Et, sâapplaudissant dâavoir franchi la difficultĂ©, LĂ©on, du coin de lâĆil, Ă©pia sa physionomie.
Ce fut comme le ciel, quand un coup de vent
chasse les nuages. Lâamas des pensĂ©es tristes qui 482
les assombrissaient parut se retirer de ses yeux bleus, et tout son visage rayonna.
Il attendait. Enfin elle répondit :
â Je mâen Ă©tais toujours doutĂ©e...
Alors, ils se racontĂšrent les petits Ă©vĂ©nements de cette existence lointaine, dont ils venaient de rĂ©sumer, par un seul mot, les plaisirs et les mĂ©lancolies. Il se rappelait le berceau de clĂ©matite, les robes quâelle avait portĂ©es, les meubles de sa chambre, toute sa maison.
â Et nos pauvres cactus, oĂč sont-ils ?
â Le froid les a tuĂ©s cet hiver.
â Ah ! que jâai pensĂ© Ă eux, savez-vous ?
Souvent je les revoyais comme autrefois, quand, par les matins dâĂ©tĂ©, le soleil frappait sur les jalousies et que jâapercevais vos deux bras nus qui passaient entre les fleurs.
â Pauvre ami ! fit-elle en lui tendant la main.
Léon, bien vite, y colla ses lÚvres. Puis, quand il eut largement respiré :
â Vous Ă©tiez, dans ce temps-lĂ , pour moi, je ne sais quelle force incomprĂ©hensible qui captivait 483
ma vie. Une fois, par exemple, je suis venu chez vous ; mais vous ne vous en souvenez pas, sans doute ?
â Si, dit-elle. Continuez.
â Vous Ă©tiez en bas, dans lâantichambre, prĂȘte Ă sortir, sur la derniĂšre marche, â vous aviez mĂȘme un chapeau Ă petites fleurs bleues ; et, sans nulle invitation de votre part, malgrĂ© moi, je vous ai accompagnĂ©e. Ă chaque minute, cependant, jâavais de plus en plus conscience de ma sottise, et je continuais Ă marcher prĂšs de vous, nâosant vous suivre tout Ă fait, et ne voulant pas vous quitter. Quand vous entriez dans une boutique, je restais dans la rue, je vous regardais par le carreau dĂ©faire vos gants et compter la monnaie sur le comptoir. Ensuite vous avez sonnĂ© chez madame Tuvache, on vous a ouvert, et je suis restĂ© comme un idiot, devant la grande porte lourde, qui Ă©tait retombĂ©e sur vous.
Madame Bovary, en lâĂ©coutant, sâĂ©tonnait dâĂȘtre si vieille ; toutes ces choses qui rĂ©apparaissaient lui semblaient Ă©largir son existence ; cela faisait comme des immensitĂ©s 484
sentimentales oĂč elle se reportait ; et elle disait de temps Ă autre, Ă voix basse et les paupiĂšres Ă demi fermĂ©es : â Oui, câest vrai !... câest vrai !...
câest vrai...
Ils entendirent huit heures sonner aux diffĂ©rentes horloges du quartier Beauvoisine, qui est plein de pensionnats, dâĂ©glises et de grands hĂŽtels abandonnĂ©s. Ils ne se parlaient plus ; mais ils sentaient, en se regardant, un bruissement dans leurs tĂȘtes, comme si quelque chose de sonore se fĂ»t rĂ©ciproquement Ă©chappĂ©, de leurs prunelles fixes. Ils venaient de se joindre les mains ; et le passĂ©, lâavenir, les rĂ©miniscences et les rĂȘves, tout se trouvait confondu dans la douceur de cette extase. La nuit sâĂ©paississait sur les murs, oĂč brillaient encore, Ă demi perdues dans lâombre, les grosses couleurs de quatre estampes reprĂ©sentant quatre scĂšnes de la Tour de Nesle, avec une lĂ©gende au bas, en espagnol et en français. Par la fenĂȘtre Ă guillotine, on voyait un coin de ciel noir entre des toits pointus.
Elle se leva pour allumer deux bougies sur la commode, puis elle vint se rasseoir.
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â Eh bien ? fit LĂ©on.
â Eh bien ? rĂ©pondit-elle.