S’il s’en va, il ne le finira jamais ! Sa carrière serait brisée ! Quel gâchis, Monsieur, quel gâchis ! Et puis, il y a nous ! Je l’aime, Monsieur Stern. Je l’aime comme je n’aimerai qu’une fois dans ma vie ! Je sais que cela va vous paraître ridicule, que vous pensez que je n’ai que quinze ans et que je ne connais rien à la vie. Je ne connais peut-être rien à la vie, Monsieur Stern, mais je connais mon cœur ! Sans Harry, je ne suis plus rien.
Elle joignit les mains comme pour implorer et Stern demanda :
- Qu’est-ce que tu attends de moi ?
- Je n’ai pas d’argent. Sans quoi je vous aurais payé la location de la maison pour que Harry puisse y rester. Mais vous pourriez m’engager ! Je serai votre employée, et je travaillerai pour vous aussi longtemps qu’il le faudra pour que ça corresponde à la location de la maison pour quelques mois supplémentaires.
- J’ai suffisamment d’employés de maison.
- Je peux faire ce que vous voulez. Tout ! Ou alors laissez-moi vous payer la location petit à petit : j’ai déjà cent vingt dollars ! (Elle sortit des billets de sa poche.) Ce sont toutes mes économies ! Les samedis, je travail e au Clark’s, je travail erai jusqu’à vous avoir remboursé !
- Combien gagnes-tu ?
Elle répondit fièrement :
- Trois dollars de l’heure ! Plus les pourboires !
Stern sourit, touché par cette requête. Il considéra Nola avec tendresse : au
fond, il n’avait pas besoin du revenu de la location de Goose Cove, il pouvait parfaitement laisser Quebert en disposer quelques mois de plus. Mais c’est alors que Luther demanda à lui parler en privé. Ils s’isolèrent dans la pièce voisine.
- Eli’, dit Caleb, ve voudrais la peindre. F’il te plaît… F’il te plaît.
- Non, Luther. Pas ça… Pas encore…
- Ve t’en fupplie… Laiffe-moi la peindre… Fela fait fi longtemps…
- Mais pourquoi ? Pourquoi el e ?
- Parfe qu’el e me rappelle Eleanore.
- Encore Eleanore ? Ça suffit ! Tu dois cesser maintenant !
Stern commença par refuser. Mais Caleb insista longuement et Stern finit par céder. Il retourna auprès de Nola, qui picorait dans l’assiette de biscuits.
- Nola, j’ai réfléchi, dit-il. Je suis prêt à laisser Harry Quebert disposer de la maison autant de temps qu’il le voudra.
Elle lui sauta spontanément au cou.
- Oh, merci ! Merci, Monsieur Stern !
- Attends, il y a une condition…
- Bien sûr ! Tout ce que vous voudrez ! Vous êtes si bon, Monsieur Stern.
- Tu seras modèle. Pour une peinture. C’est Luther qui peindra. Tu te mettras nue et il te peindra.
Elle s’étrangla :
- Nue ? Vous voulez que je me mette toute nue ?
- Oui. Mais uniquement pour servir de modèle. Personne ne te touchera.
- Mais Monsieur, c’est très gênant d’être nue… Je veux dire. (Elle se mit à sangloter.) Je pensais que je pourrais vous rendre des petits services : des travaux de jardin ou faire du classement dans votre bibliothèque. Je ne pensais pas que je devrais… Je ne pensais pas à ça.
Elle essuya ses joues. Stern dévisagea ce bout de femme plein de douceur qu’il forçait à poser nue. Il aurait voulu la prendre dans ses bras pour la réconforter, mais il ne devait pas laisser ses sentiments prendre le pas.
- C’est mon prix, dit-il sèchement. Tu poses nue, et Quebert garde la maison.
Elle acquiesça.
- Je le ferai, Monsieur Stern. Je ferai tout ce que vous voulez. Désormais, je suis à vous.
Trente-trois ans après cette scène, hanté par le remords et comme s’il demandait l’expiation, Stern avait emmené Gahalowood sur la terrasse de sa maison, là même où il avait exigé de Nola qu’elle se mette nue à la demande de son chauffeur, si el e voulait que l’amour de sa vie puisse rester en ville.
- Voilà, avait-il dit, voilà comment Nola est entrée dans ma vie. Le lendemain de sa venue, j’ai essayé de contacter Quebert pour lui dire qu’il pouvait rester à Goose Cove, mais impossible de le joindre. Pendant une semaine, il a été introuvable. J’ai même envoyé Luther faire le pied de grue devant chez lui. Il a finalement réussi à le rattraper alors qu’il s’apprêtait à quitter Aurora.
Gahalowood avait ensuite demandé :
- Mais cette requête de Nola ne vous a pas semblé étrange ? Ni le fait que cette gamine de quinze ans vive une relation avec un homme de plus de trente ans et vienne
vous demander une faveur pour lui ?
- Vous savez, sergent, elle parlait si bien de l’amour… Si bien que moi-même je ne pourrais jamais utiliser ses mots. Et puis, moi, j’aimais les hommes. Vous savez comment on percevait l’homosexualité à l’époque ? Encore maintenant d’ail eurs… La preuve, je m’en cache toujours. Au point que lorsque ce Goldman raconte que je suis un vieux sadique et sous-entend que j’ai abusé de Nola, je n’ose rien dire. J’envoie mes avocats au front, j’intente des procès, j’essaie de faire interdire le livre. Il suffirait que je dise à l’Amérique que je suis de l’autre bord. Mais nos concitoyens sont encore très prudes et j’ai une réputation à protéger.
Gahalowood avait recentré la conversation.
- Votre arrangement avec Nola, comment cela se passait ?