- Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, Goldman.
- Ça ne m’étonne pas.
- Enfin bref, je suis passé le voir pour lui dire de prendre ses dispositions pour sa maison : j’ai eu les types de l’assurance, ils vont tout prendre en charge, mais il faut qu’il contacte un architecte et qu’il décide de ce qu’il veut faire. Il avait l’air de s’en ficher complètement. Tout ce qu’il a réussi à me dire, c’est : « Emmenez-moi là-bas. » Nous y sommes al és. Il y a encore des tas de saloperies dans cette maison, le saviez-vous ? Il y a tout laissé, des meubles et des objets encore intacts. Il dit qu’il n’a plus besoin de rien. Nous sommes restés plus d’une heure là-dedans. Une heure à foutre en l’air mes pompes à 600 dollars. Moi je lui montrais ce qu’il pouvait reprendre, surtout parmi ses meubles anciens. Je lui ai proposé de faire tomber un des murs pour agrandir le salon et je lui ai aussi rappelé qu’on pouvait poursuivre l’État pour le tort moral causé par toute cette affaire et qu’on pouvait prétendre à un joli pactole. Mais il n’a même pas réagi. Je lui ai proposé de contacter une entreprise de déménagement pour emporter ce qui était intact et stocker tout ça dans un garde-meubles, je lui ai dit qu’il avait de la chance jusque-là parce qu’il n’y avait eu ni pluie, ni voleur, mais il m’a répondu que ce n’était pas la peine. Il a même ajouté que cela n’avait pas d’importance si on venait le voler, qu’au moins les meubles seraient utiles à quelqu’un. Vous y comprenez quelque chose, vous, Goldman ?
- Oui. La maison ne lui sert plus à rien.
- Plus à rien ? Pourquoi ça ?
- Parce qu’il n’a plus personne à y attendre.
- À attendre ? Mais attendre qui ?
- Nola.
- Mais Nola est morte !
- Justement.
Roth haussa les épaules.
- Au fond, me dit-il, j’avais raison depuis le début. Cette petite Kellergan, c’était une salope. Elle s’est fait passer dessus par toute la ville, et Harry a simplement été le dindon de la farce, le doux romantique un peu bécasson qui s’est tiré dans le pied en lui écrivant des mots d’amour, voire un bouquin tout entier.
Il eut un rire gras.
C’était trop. D’un geste vif et d’une seule main, je l’attrapai par le col de sa chemise et le plaquai contre un mur, faisant tomber des bouteil es de parfum qui se brisèrent sur le sol, puis j’enfonçai mon avant-bras libre dans sa gorge.
- Nola a changé la vie de Harry ! m’écriai-je. Elle s’est sacrifiée pour lui ! Je vous
interdis de répéter à tout le monde que c’était une salope.
Il essaya de se dégager, mais il ne pouvait rien faire; j’entendais sa petite voix étranglée qui suffoquait. Des gens s’attroupèrent autour de nous, des agents de sécurité accoururent et je finis par le lâcher. Il avait la tête rouge comme une tomate, la chemise débraillée. Il balbutia :
- Vous… vous… Vous êtes fou, Goldman ! Vous êtes fou ! Fou comme Quebert !
Je pourrais porter plainte, vous savez !
- Faites ce que vous voulez, Roth !
Il partit, furieux, et lorsqu’il fut éloigné, il cria :
- C’est vous qui avez dit que c’était une salope, Goldman ! C’était dans vos feuillets, non ? Tout ça, c’est de votre faute !
Je voulais justement que mon livre répare la catastrophe causée par la diffusion des feuil ets. Il restait un mois et demi avant sa sortie officielle, et Roy Barnaski était survolté : il me téléphonait plusieurs fois par jour pour me faire part de son excitation.
- Tout est parfait ! s’exclama-t-il lors de l’une de nos conversations. Timing parfait ! Le rapport du procureur qui sort maintenant, tout ce remue-ménage, c’est une espèce de coup de chance incroyable, parce que dans trois mois, il y a l’élection présidentielle, et plus personne n’aurait porté alors le moindre intérêt à votre livre, ni à cette histoire. Vous savez, l’information est un flux il imité dans un espace limité. La masse d’informations est exponentielle, mais le temps que chacun lui accorde est restreint et inextensible. Le commun des mortels y consacre quoi, une heure par jour ?
Vingt minutes de journal gratuit dans le métro le matin, une demi-heure sur Internet au bureau et un quart d’heure de CNN le soir avant de se coucher. Et pour remplir cet espace temporel, il y a de la matière infinie ! Il se passe des tas de choses dégueulasses dans le monde, mais on n’en parle pas parce qu’on n’a pas le temps. On ne peut pas parler de Nola Kel ergan et du Soudan, on n’a pas le temps, vous comprenez. Durée de l’attention : quinze minutes de CNN le soir. Après, les gens veulent voir leur série télé. La vie est une question de priorités.
- Vous êtes cynique, Roy, lui répondis-je.
- Non, bon Dieu, non ! Arrêtez de m’accuser de tous les maux ! Je suis simplement dans la réalité. Vous, vous êtes un doux chasseur de papillons, un rêveur qui parcourt la steppe à la recherche d’inspiration. Mais vous pourriez m’écrire un chef-d’œuvre sur le Soudan, que je ne le publierais pas. Parce que les gens s’en foutent !
Ils-s’en-foutent ! Alors oui, vous pouvez considérer que je suis un salaud, mais je ne fais que répondre à la demande. Le Soudan, tout le monde s’en lave les mains et c’est comme ça. Aujourd’hui, on parle de Harry Quebert et de Nola Kel ergan partout, et il faut en profiter : dans deux mois, on parlera du nouveau Président, et votre livre n’existera plus. Mais on en aura vendu tellement que vous serez en train de vous la couler douce dans votre nouvelle maison des Bahamas.
Il n’y avait pas à dire : Barnaski avait un don pour occuper l’espace médiatique.
Tout le monde parlait déjà du livre, et plus on en parlait, plus il en faisait parler encore en multipliant les campagnes publicitaires. L’Affaire Harry Quebert, le livre à un mil ion de dollars, comme le présentait la presse. Car je réalisai que la somme astronomique qu’il m’avait proposée, et à propos de laquelle il s’était largement répandu dans les médias, était en fait un investissement publicitaire : au lieu de dépenser cet argent en
promotion ou en affiches, il l’avait utilisé pour attiser l’intérêt général. Il ne s’en cacha d’ail eurs pas lorsque je lui posai la question, et il m’expliqua sa théorie à ce sujet : selon lui, les règles commerciales avaient été bouleversées par l’avènement d’Internet et des réseaux sociaux.
- Imaginez, Marcus, combien coûte un seul emplacement publicitaire dans le métro de New York. Une fortune. On paie beaucoup d’argent pour une affiche dont la durée de vie est limitée et dont le nombre de gens qui la verront est limité aussi : il faut que ces gens soient à New York et prennent cette ligne de métro à cet arrêt dans un espace de temps donné. Alors que désormais, il suffit de susciter l’intérêt d’une façon ou d’une autre, de créer le buzz comme on dit, de faire parler de vous, et de compter sur les gens pour parler de vous sur les réseaux sociaux : vous accédez à un espace publicitaire gratuit et il imité. Des gens à travers le monde entier se chargent, sans même s’en rendre compte, d’assurer votre publicité à une échelle planétaire. N’est-ce pas incroyable ? Les utilisateurs de Facebook ne sont que des hommes-sandwichs qui travaillent gratuitement. Ce serait stupide de ne pas les utiliser.
- C’est ce que vous avez fait, hein ?
- En vous refilant un million de dol ars ? Oui. Payez un type avec un salaire de NBA ou de NHL pour écrire un bouquin, et vous pouvez être sûr que tout le monde va parler de lui.
À New York, au siège de Schmid & Hanson, la tension était à son comble. Des équipes entières étaient mobilisées pour assurer la production et le suivi du livre. Je reçus par Fedex une machine à conférence téléphonique qui me permettait de participer depuis ma suite du Regent’s à toutes sortes des réunions qui se tenaient à Manhattan. Réunions avec l’équipe marketing, chargée de la promotion du livre, réunions avec l’équipe graphique, chargée de la création de la couverture du livre, réunions avec l’équipe juridique, chargée d’étudier tous les aspects légaux liés au livre, et enfin réunions avec une équipe d’écrivains fantômes, que Barnaski utilisait pour certains de ses auteurs célèbres et qu’il voulait absolument me refourguer.
Réunion téléphonique n° 2. Avec les écrivains fantômes
- Le livre doit être bouclé dans trois semaines, Marcus, me répéta pour la dixième fois Barnaski. Après, nous aurons dix jours pour corriger, puis une semaine pour l’impression. Ce qui veut dire que mi-septembre, on arrose le pays. Vous y arriverez ?
- Oui, Roy.
- S’il faut, nous venons de suite, hurla en arrière-fond le chef des écrivains fantômes qui se nommait François Lancaster. On prend le premier avion pour Concord, on est là demain pour vous aider.
J’entendais tous les autres beugler que oui, ils seraient là demain et que ce serait formidable.