Alors que mon livre avançait à toute al ure, l’enquête sur l’assassinat du Chef Pratt piétinait. Gahalowood avait réquisitionné plusieurs enquêteurs de la brigade criminel e, mais ils ne progressaient pas. Aucun indice, aucune trace exploitable. Nous eûmes une longue discussion à ce sujet dans un bar pour routiers de la sortie de la ville, où Gahalowood venait parfois se réfugier et jouer au billard.
- C’est ma tanière, me dit-il en me tendant une queue pour entamer une partie.
J’y suis venu souvent ces derniers temps.
- Ça n’a pas été facile, hein ?
- Maintenant ça va. On est au moins parvenu à régler cette affaire Kellergan, c’est l’important. Même si ça a déclenché un merdier plus important que ce que je pensais. C’est surtout le procureur qui a le mauvais rôle, comme toujours. Parce que le procureur est élu.
- Et vous ?
- Le gouverneur est content, le chef de la police est content, donc tout le monde est content. D’ailleurs, les grandes huiles songent à ouvrir une unité de dossiers jamais élucidés, et ils voudraient que j’en sois.
- Les dossiers jamais élucidés ? Mais est-ce que ce n’est pas frustrant de n’avoir ni le criminel, ni la victime ? Au fond, ce n’est qu’une histoire de morts.
- C’est une histoire de vivants. Dans le cas de Nola Kellergan, le père a le droit de savoir ce qui est arrivé à sa fille, et Quebert a failli subir, à tort, l’épreuve du tribunal.
La justice doit pouvoir finir son travail, même des années après les faits.
- Et Caleb ? demandai-je.
- Je crois que c’est un type qui a perdu les pédales. Vous savez, dans ce genre de cas, soit on a affaire à un criminel en série, mais il n’y a eu aucun cas similaire à celui de Nola dans la région durant les deux ans qui ont précédé et suivi son enlèvement, soit il s’agit d’un coup de folie.
J’acquiesçai.
- Le seul point qui me chiffonne, me dit Gahalowood, c’est Pratt. Qui l’a tué ? Et pourquoi ? Il y a encore une inconnue dans cette équation, et j’ai bien peur que nous ne parvenions jamais à la résoudre.
- Vous pensez toujours à Stern ?
- Je n’ai que des soupçons. Je vous ai fait part de ma théorie, selon laquelle il y a des zones d’ombre sur sa relation avec Luther. Quel est ce lien entre eux ? Et pourquoi Stern n’a-t-il pas mentionné la disparition de sa voiture ? Il y a vraiment quelque chose d’étrange. Pourrait-il y être mêlé de loin ? C’est possible.
- Vous ne lui avez pas posé la question ? demandai-je.
- Si. Il m’a reçu deux fois, très gentiment. Il dit qu’il se sent mieux depuis qu’il m’a raconté cet épisode du tableau. Il m’a indiqué qu’il autorisait Luther à utiliser parfois cette Chevrolet Monte Carlo noire à titre privé, parce que sa Mustang bleue tournait mal. J’ignore si c’est la vérité mais en tout cas, cette explication tient la route. Tout tient parfaitement la route. Ça fait dix jours que je fouil e la vie de Stern, mais sans rien trouver. J’ai parlé à Sylla Mitchell également, je lui ai demandé ce qu’il était advenu de la Mustang de son frère, el e dit qu’elle n’en a aucune idée. Cette bagnole a disparu. Je n’ai rien contre Stern, rien qui puisse faire penser qu’il soit impliqué dans l’affaire.
- Pourquoi un homme comme Stern se laissait-il complètement dominer par son
chauffeur ? Cédant à ses caprices, lui mettant à disposition une voiture… Il y a quelque chose qui m’échappe.
- À moi aussi, l’écrivain. À moi aussi.
Je plaçai mes boules sur le tapis.
- Mon livre devrait être fini d’ici deux semaines, dis-je.
- Déjà ? Vous avez écrit vite.
- Pas si vite que cela. Vous entendrez peut-être dire que c’est un livre écrit en deux mois, mais en fait il m’a fallu deux ans.
Il sourit.
À la fin du mois d’août 2008, m’octroyant même le luxe d’avoir un peu d’avance sur les délais, j’achevai d’écrire L’Affaire Harry Quebert, livre qui al ait rencontrer deux mois plus tard un succès absolument phénoménal.
Il fut alors temps pour moi de retourner à New York, où Barnaski s’apprêtait à lancer la promotion du livre à grands coups de séances photos et de rencontres avec les journalistes.
Par un hasard du calendrier, je quittai Concord l’avant-dernier jour d’août. Sur la route, je fis un détour par Aurora pour al er trouver Harry à son motel. Il était, comme toujours, assis devant la porte de sa chambre.
- Je rentre à New York, lui dis-je.
- Alors c’est un adieu…
- C’est un au revoir. Je reviendrai vite. Je vais réhabiliter votre nom, Harry.
Donnez-moi quelques mois et vous redeviendrez à nouveau l’écrivain le plus respecté du pays.
- Pourquoi faites-vous cela, Marcus ?
- Parce que vous avez fait de moi ce que je suis.
- Alors quoi ? Vous estimez avoir une espèce de dette envers moi ? J’ai fait de vous un écrivain, mais comme il semble qu’aux yeux de l’opinion publique je n’en sois plus un moi-même, vous essayez de me rendre ce que je vous ai donné ?
- Non, je vous défends parce que j’ai toujours cru en vous. Toujours.
Je lui tendis une lourde enveloppe.
- Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
- Mon livre.