30 août 1975 au paradis des écrivains
Elle décida de ne pas passer par la route 1 mais de longer l’océan. C’était plus prudent. Serrant le manuscrit dans ses bras, elle courut sur les galets et sur le sable.
Elle était presque à la hauteur de Goose Cove. Encore deux ou trois miles à marcher et el e arriverait au motel. Elle regarda sa montre : il était un peu plus de dix-huit heures.
D’ici quarante-cinq minutes, elle serait au rendez-vous. À dix-neuf heures, comme convenu. Elle continua encore et arriva aux abords de Side Creek Lane où elle jugea qu’il était temps de traverser la bordure de forêt jusqu’à la route 1. Elle remonta de la plage à la forêt en grimpant sur une succession de rochers, puis elle traversa prudemment les rangées d’arbres, en prenant garde de ne pas se griffer ni déchirer sa jolie robe rouge dans les fourrés. À travers la végétation el e aperçut une maison au loin : dans la cuisine, une femme préparait une tarte aux pommes.
Elle rejoignit la route 1. Juste avant qu’elle ne sorte de la forêt, une voiture passa à bonne allure. C’était Luther Caleb qui s’en retournait à Concord. Elle longea la route sur deux miles encore et el e arriva bientôt au motel. Il était dix-neuf heures précises.
Elle se faufila à travers le parking et emprunta l’escalier extérieur. La chambre 8 était au premier étage. Elle gravit les marches quatre à quatre et tambourina à la porte.
On venait de frapper à la porte. Il se leva précipitamment du lit sur lequel il était assis pour aller ouvrir.
- Harry ! Harry chéri ! s’écria-t-elle en le voyant apparaître dans l’encadrement de la porte.
Elle sauta à son cou et le couvrit de baisers. Il la souleva.
- Nola… tu es là. Tu es venue ! Tu es venue !
Elle le regarda drôlement.
- Évidemment que je suis venue, quel e question enfin !
- J’ai dû m’assoupir, et j’ai fait ce cauchemar… J’étais dans cette chambre et je t’attendais. Je t’attendais et tu ne venais pas. Et j’attendais, encore et encore. Et tu ne venais jamais.
Elle se serra contre lui.
- Quel horrible cauchemar, Harry ! Je suis là maintenant ! Je suis là et pour toujours !
Ils s’enlacèrent longuement. Il lui offrit les fleurs qui trempaient dans le lavabo.
- Tu n’as rien emporté ? demanda Harry lorsqu’il constata qu’el e n’avait pas de bagages.
- Rien. Pour être plus discrète. Nous achèterons le nécessaire en route. Mais j’ai pris le manuscrit.
- Je l’ai cherché partout !
- Je l’avais pris avec moi. Je l’ai lu… J’ai tellement aimé, Harry. C’est un chef-d’œuvre !
Ils s’enlacèrent encore, puis el e dit :
- Partons ! Partons vite ! Partons tout de suite.
- Tout de suite ?
- Oui, je veux être loin d’ici. Pitié, Harry, je ne veux pas risquer qu’on nous retrouve. Partons tout de suite.
Le soir tombait. C’était le 30 août 1975. Deux silhouettes s’échappèrent du motel et descendirent rapidement l’escalier qui menait au parking avant de s’engouffrer dans une Chevrolet Monte Carlo noire. On put apercevoir la voiture s’engager sur la route 1
en direction du nord. Elle avançait à bonne allure, disparaissant vers l’horizon. On ne distingua bientôt plus sa forme : elle devint un point noir, puis une tache minuscule. On devina encore un instant le minuscule point de lumière que dessinaient les phares, puis el e disparut complètement.
Ils partaient vers la vie.
TROISIÈME PARTIE
Le paradis des écrivains
(Sortie du livre)
5. La fillette qui avait ému l’Amérique
“Un nouveau livre, Marcus, c’est une nouvelle vie qui commence. C’est aussi un moment de grand altruisme : vous offrez, à qui veut bien la découvrir, une partie de vous. Certains adoreront, d’autres détesteront. Certains feront de vous une vedette, d’autres vous mépriseront. Certains seront jaloux, d’autres intéressés. Ce n’est pas pour eux que vous écrivez, Marcus. Mais pour tous ceux qui, dans leur quotidien, auront passé un bon moment grâce à Marcus Goldman. Vous me direz que ce n’est pas grand-chose, et pourtant, c’est déjà pas mal. Certains écrivains veulent changer la face du monde. Mais qui peut vraiment changer la face du monde ?”
Tout le monde parlait du livre. Dans les rues de New York, je ne pouvais plus déambuler en paix, je ne pouvais plus faire mon jogging dans les allées de Central Park sans que des promeneurs me reconnaissent et s’exclament : « Hé, c’est Goldman !
C’est l’écrivain ! » Il arrivait même que certains entament quelques pas de course pour me suivre et me poser les questions qui les taraudaient : « Ce que vous y dites, dans votre bouquin, c’est la vérité ? Harry Quebert a vraiment fait ça ? » Dans le café de West Village où j’avais mes habitudes, certains clients n’hésitaient plus à s’asseoir à ma table pour me parler : « Je suis en train de lire votre livre, Monsieur Goldman : je ne peux pas m’arrêter ! Le premier était déjà bon mais alors celui-là ! On vous a vraiment filé un mil ion de dollars pour l’écrire ? Vous avez quel âge ? Trente ans à peine ?
Trente ans ! Et vous avez déjà amassé tellement de pognon ! » Même le portier de mon immeuble, que je voyais avancer dans sa lecture entre deux ouvertures de portes, avait fini par me coincer longuement devant l’ascenseur, une fois le livre terminé, pour me confier ce qu’il avait sur le cœur : « Alors voilà ce qui est arrivé à Nola Kellergan ?
Quel e horreur ! Mais comment en arrive-t-on là ? Hein, Monsieur Goldman, comment est-ce possible ? »
Depuis le jour de sa sortie, L’Affaire Harry Quebert était numéro un des ventes à travers tout le pays; il promettait d’être la meilleure vente de l’année sur le continent américain. On en parlait partout : à la télévision, à la radio, dans les journaux. Les critiques, qui m’avaient attendu au tournant, ne tarissaient pas d’éloges à mon sujet. On disait que mon nouveau roman était un grand roman.
Immédiatement après la sortie du livre, j’étais parti pour une tournée promotionnelle marathon qui me conduisit aux quatre coins du pays en l’espace de deux semaines seulement, changement de Président oblige. Barnaski considérait que c’était la limite de la fenêtre temporelle qui nous était dévolue avant que les regards se tournent en direction de Washington pour l’élection du 4 novembre. De retour à New York, j’avais encore sil onné les plateaux de télévision à un rythme effréné pour répondre à l’engouement général, lequel s’était étendu jusqu’à la maison de mes parents, où curieux et journalistes venaient sonner sans cesse à leur porte. Pour leur assurer un peu de quiétude, je leur avais offert un camping-car à bord duquel ils s’étaient mis en tête de réaliser l’un de leurs vieux rêves : rallier Chicago puis descendre la route 66 jusqu’en Californie.
Nola, à la suite d’un article du New York Times, se voyait désormais surnommée la fil ette qui avait ému l’Amérique. Et les lettres de lecteurs que je recevais faisaient toutes état de ce sentiment : tous avaient été touchés par l’histoire de cette fillette malheureuse et maltraitée qui avait retrouvé le sourire en rencontrant Harry Quebert et qui, du haut de ses quinze ans, s’était battue pour lui, et lui avait permis d’écrire Les Origines du mal. Certains spécialistes de la littérature affirmaient d’ailleurs que son livre ne pouvait se lire correctement que grâce au mien; ils en proposaient désormais une nouvelle approche dans laquelle Nola ne représentait plus un amour impossible mais la toute-puissance sentimentale. C’est ainsi que Les Origines du mal qui, quatre mois plus
tôt, avaient été retirées de quasiment toutes les librairies du pays, voyaient à présent les ventes redécol er. En prévision de Noël, l’équipe marketing de Barnaski était en train de préparer un coffret à tirage limité contenant Les Origines du mal, L’Affaire Harry Quebert et une analyse de texte proposée par un certain François Lancaster.