Il avala une bouchée de ses toasts et griffonna quelques lignes sur son feuil et. Il écrivit la date : samedi 14 juin 1975. Il noircissait des pages sans savoir vraiment ce qu’il écrivait : depuis trois semaines qu’il était là, il n’avait pas réussi à commencer son roman. Les idées qui lui avaient effleuré l’esprit n’avaient abouti à rien et plus il essayait, moins il y parvenait. Il avait l’impression de sombrer lentement, il se sentait atteint par le plus terrible fléau qui puisse toucher les gens de son espèce : il avait contracté la maladie des écrivains. La panique de la page blanche l’envahissait chaque jour un peu plus, au point de le faire douter du bien-fondé de son projet : il venait de sacrifier l’intégralité de ses économies pour louer cette impressionnante maison du bord de mer jusqu’en septembre, une maison d’écrivain comme il en avait toujours rêvé, mais à quoi bon jouer les écrivains s’il ne savait pas quoi écrire ? Au moment de conclure cette location, son plan lui avait pourtant paru infaillible : écrire un fichtrement bon roman, être suffisamment avancé en septembre pour en soumettre les premiers chapitres à de grandes maisons d’édition de New York qui, séduites, se battraient pour obtenir les droits du manuscrit. On lui offrirait une coquette avance pour qu’il termine ce livre; son avenir financier serait assuré et il deviendrait la vedette qu’il s’était toujours imaginée. Mais à présent, son rêve avait déjà un goût de cendre : il n’avait pas encore écrit la moindre ligne. À ce rythme-là, il devrait retourner à New York à l’automne, sans argent, sans livre, supplier le principal du lycée où il travaillait de le reprendre et oublier la gloire à jamais. Et s’il le fal ait, trouver un emploi de veil eur de nuit pour remettre de l’argent de côté.
Il regarda Nola qui discutait avec les autres clients. Elle était rayonnante. Il l’entendit rire, et il écrivit :
Nola. Nola. Nola. Nola. Nola.
N-O-L-A. N-O-L-A.
N-O-L-A. Quatre lettres qui avaient bouleversé son monde. Nola, petit bout de femme qui lui faisait tourner la tête depuis qu’il l’avait vue. N-O-L-A. Deux jours après la plage, il l’avait recroisée devant le magasin général; ils avaient descendu ensemble la rue principale jusqu’à la marina.
- Tout le monde raconte que vous êtes venu à Aurora pour écrire un livre, avait-el e dit.
- C’est vrai.
Elle s’en était enthousiasmée :
- Oh, Harry, c’est tellement excitant ! Vous êtes le premier écrivain que je rencontre ! Il y a tellement de questions que j’aimerais vous poser…
- Par exemple ?
- Comment écrit-on ?
- C’est quelque chose qui vient comme ça. Des idées qui tourbil onnent dans votre tête jusqu’à devenir des phrases qui jaillissent sur le papier.
- Ce doit être formidable d’être écrivain !
Il l’avait regardée, il en était tombé tout simplement fou amoureux.
N-O-L-A. Elle lui avait dit qu’elle travaillait au Clark’s les samedis, et le samedi
qui avait suivi, à la première heure, il était venu. Il avait passé la journée à la contempler, il avait admiré chacun de ses gestes. Puis il s’était rappelé qu’el e n’avait que quinze ans et il en avait eu honte : si quelqu’un dans cette ville venait à se douter de ce qu’il ressentait pour la petite serveuse du Clark’s, il aurait des ennuis. Il risquait peut-être même la prison. Alors, pour endormir les soupçons, il s’était mis à venir déjeuner au Clark’s tous les jours. Voilà plus d’une semaine qu’il se bornait à jouer les habitués, à venir travailler quotidiennement, indifféremment, à faire semblant de rien : personne ne devait savoir que le samedi, les battements de son cœur s’accéléraient. Et tous les jours, à sa table de travail, sur la terrasse de Goose Cove, au Clark’s, il ne pouvait écrire que son nom. N-O-L-A. Des pages entières, à la nommer, à la contempler, à la décrire. Des pages qu’il déchirait et qu’il brûlait ensuite dans sa corbeille en fer. Que quelqu’un trouve ces lignes et il était fini.
Vers midi, Nola se fit relever par Mindy en plein coup de feu du déjeuner, ce qui était inhabituel. Elle vint poliment prendre congé de Harry, accompagnée par un homme dont Harry avait compris qu’il s’agissait de son père, le révérend David Kellergan. Il était arrivé en fin de matinée et il avait bu un lait grenadine au comptoir.
- Au revoir, Monsieur Quebert, dit Nola. J’ai terminé pour aujourd’hui. Je voulais simplement vous présenter mon père, le révérend Kel ergan.
Harry se leva et les deux hommes échangèrent une poignée de main amicale.
- Alors, vous êtes le fameux écrivain, sourit le révérend.
- Et vous devez être le révérend Kellergan dont on parle beaucoup ici, répondit Harry.
David Kellergan eut un air amusé :
- Ne prêtez pas attention à ce que racontent les gens. Ils exagèrent toujours.
Nola sortit de sa poche une affichette et la tendit à Harry.
- C’est le spectacle de fin d’année du lycée aujourd’hui, Monsieur Quebert. C’est pour ça que je dois partir plus tôt aujourd’hui. C’est à dix-sept heures, viendrez-vous ?
- Nola, la réprimanda gentiment son père, laisse ce pauvre Monsieur Quebert tranquille. Que veux-tu qu’il fasse au spectacle du lycée ?
- Ce sera un beau spectacle ! se justifia-t-elle, enthousiaste.
Harry remercia Nola pour son invitation et la salua. Par la baie vitrée, il la regarda disparaître au coin de la rue, puis il rentra à Goose Cove pour se plonger encore dans ses brouillons.
Ce fut quatorze heures. N-O-L-A. Depuis deux heures qu’il était assis à son bureau, il n’avait rien écrit : il avait les yeux rivés sur sa montre. Il ne devait pas al er au lycée : c’était interdit. Mais ni les murs, ni les prisons ne pouvaient l’empêcher de vouloir être avec elle : son corps était enfermé à Goose Cove mais son esprit dansait sur la plage avec Nola. Ce fut quinze heures. Puis seize heures. Il s’accrochait à son stylo pour ne pas quitter son bureau. Elle avait quinze ans, c’était un amour interdit. N-O-L-A.
À seize heures cinquante, Harry, vêtu d’un élégant costume sombre, entra dans l’auditorium du lycée. La salle débordait de monde; toute la ville était là. À mesure qu’il avançait dans les rangées, il eut l’impression que tout le monde chuchotait à son
passage, que les parents d’élèves dont il croisait le regard lui disaient : Je sais pourquoi tu es là. Il se sentit terriblement mal à l’aise et, choisissant une rangée au hasard, il s’enfonça dans un fauteuil pour qu’on ne le voie plus.
Le spectacle débuta; il entendit une infâme chorale, puis un ensemble de trompettes sans swing. Des danseuses étoiles sans étoiles, un quatre-mains sans âme et des chanteurs sans voix. Puis, l’éclairage s’éteignit complètement, et de l’obscurité, il ne jaillit que le halo d’un projecteur qui dessina un rond de lumière sur la scène. Elle arriva alors, vêtue d’une robe bleue à pail ettes qui la faisait scintiller de mille éclats. N-O-L-A. Il y eut un silence spectaculaire; elle s’assit sur une chaise de bar, arrangea sa barrette et ajusta le pied girafe du micro qu’on venait de placer devant elle. Elle eut ensuite ce sourire rayonnant à l’attention de son auditoire, elle attrapa une guitare et entonna soudain Can’t Help Fal ing in Love with You, dans une version qu’elle avait el e-même réarrangée.
Le public resta bouche bée; et Harry comprit à cet instant qu’en le faisant venir à Aurora, le destin l’avait mis sur la route de Nola Kellergan, l’être le plus extraordinaire qu’il avait jamais rencontré et qu’il ne rencontrerait jamais plus. Peut-être que son destin n’était pas d’être écrivain mais d’être aimé par cette jeune femme hors du commun; pouvait-il y avoir plus beau destin ? Il en fut tellement bouleversé qu’à la fin du spectacle, il se leva de sa chaise au milieu des applaudissements et s’enfuit. Il rentra précipitamment à Goose Cove, s’instal a sur la terrasse de la maison et, tout en avalant de larges rasades de whisky, il se mit à écrire frénétiquement : N-O-L-A, N-O-L-A, N-O-L-A. Il ne savait plus ce qu’il devait faire. Quitter Aurora ? Mais pour aller où ? Dans la cacophonie de New York ? Il s’était engagé avec la location de cette maison pour quatre mois et il en avait déjà payé la moitié. Il était venu ici pour écrire un livre, il devait s’y tenir. Il devait se ressaisir et se comporter en écrivain.
Lorsqu’il eut écrit à en avoir mal au poignet et que le whisky lui fit tourner la tête, il descendit sur la plage, malheureux, et s’affala contre un grand rocher pour contempler l’horizon. Il entendit soudain des bruits de pas derrière lui.
- Harry ? Harry, que vous arrive-t-il ?
C’était Nola, dans sa robe bleue. Elle se précipita près de lui et s’agenouilla sur le sable.
- Harry, au nom du Ciel ! Êtes-vous souffrant ?
- Qu’est-ce… Qu’est-ce que tu fabriques ici ? demanda-t-il pour toute réponse.
- Je vous ai attendu après le spectacle. Je vous ai vu partir pendant les applaudissements et je ne vous ai plus retrouvé. Je me suis inquiétée… Pourquoi êtes-vous parti si vite ?
- Tu ne devrais pas rester là, Nola.