Elle me met la tête dedans et elle appuie. À chaque fois, j’ai l’impression que je vais mourir… Je n’en peux plus, Harry. Aidez-moi…
Elle se blottit contre lui. Harry proposa de descendre sur la plage; la plage l’égayait toujours. Il se munit de la boîte en fer SOUVENIR DE ROCKLAND, MAINE et ils allèrent distribuer du pain aux mouettes le long des rochers, puis ils s’assirent sur le sable et contemplèrent l’horizon.
- Je veux partir, Harry ! s’écria Nola. Je veux que vous m’emmeniez loin d’ici !
- Partir ?
- Vous et moi, loin d’ici. Vous aviez dit qu’un jour, nous partirions. Je veux aller à l’abri du monde. Ne voulez-vous pas être loin du monde avec moi ? Partons, je vous en supplie. Partons dès la fin de cet horrible mois. Disons le 30, cela nous laissera exactement quinze jours pour nous préparer.
- Le 30 ? Tu veux que le 30 août, nous quittions la ville toi et moi ? Mais c’est de la folie ?
- De la folie ? Ce qui est de la folie, Harry, c’est de vivre dans cette ville de misère ! Ce qui est de la folie, c’est de nous aimer comme nous nous aimons et de ne pas en avoir le droit ! Ce qui est de la folie, c’est de devoir nous cacher, comme si nous étions des animaux étranges ! Je n’en peux plus, Harry ! Moi, je partirai. La nuit du 30 août, je quitterai cette ville. Je ne peux plus rester ici. Partez avec moi, je vous en supplie. Ne me laissez pas seule.
- Et si on nous arrête ?
- Qui nous arrêtera ? En deux heures nous serons au Canada. Et nous arrêter pour quel motif ? Partir n’est pas un crime. Partir, c’est être libre, et qui peut nous empêcher d’être libres ? La liberté, c’est le fondement de l’Amérique ! C’est inscrit dans notre Constitution. Je partirai, Harry, c’est décidé : dans quinze jours, je partirai. La nuit du 30 août, je quitterai cette ville de malheur. Viendrez-vous ?
Il répondit sans réfléchir :
- Oui ! Bien sûr ! Je ne peux pas imaginer vivre sans toi. Le 30 août, nous partirons ensemble.
- Oh, Harry chéri, je suis si heureuse ! Et votre livre ?
- Mon livre est presque fini.
- Presque fini ? C’est formidable ! Vous avez avancé si vite !
- Le livre ne compte plus, désormais. Si je m’enfuis avec toi, je pense que je ne pourrai plus être écrivain. Et peu importe ! Tout ce qui compte c’est toi ! Tout ce qui compte, c’est nous ! Tout ce qui compte, c’est être heureux.
- Bien sûr que vous serez toujours écrivain ! Nous enverrons le manuscrit à New York par la poste ! J’adore votre nouveau roman ! C’est probablement le plus beau roman qui m’ait jamais été donné de lire. Vous allez devenir un très grand écrivain. Je crois en vous ! Le 30 alors ? Dans quinze jours. Dans quinze jours, nous nous enfuirons, vous et moi ! En deux heures, nous serons au Canada. Nous serons tellement heureux, vous verrez. L’amour, Harry, l’amour est la seule chose qui puisse rendre une vie vraiment bel e. Le reste n’est que superflu.
18 août 1975
Assis au volant de sa voiture de patrouil e, il la regardait à travers la baie vitrée du Clark’s. Ils s’étaient à peine parlé depuis le bal; el e mettait de la distance entre eux et ça le rendait triste. Depuis quelque temps, elle avait l’air particulièrement malheureuse. Il se demandait s’il y avait un lien avec son attitude, puis il se rappela cette fois où il l’avait trouvée en pleurs sous la marquise de sa maison, et qu’elle lui avait dit qu’un homme lui faisait du mal. Qu’avait-el e voulu dire par mal ? Avait-el e des soucis ? Pire : avait-elle été battue ? Par qui ? Que se passait-il ? Il décida de prendre son courage à deux mains et d’al er lui parler. Comme il faisait toujours, il attendit que le diner se vide un peu avant d’oser s’y aventurer. Lorsque, finalement, il entra, Jenny était en train de desservir une table.
- Salut, Jenny, dit-il, le cœur battant.
- Salut, Travis.
- Ça va ?
- Ça va.
- On n’a pas eu l’occasion de beaucoup se voir depuis le bal, dit-il.
- J’ai eu beaucoup à faire ici.
- Je voulais te dire que j’ai été très heureux d’avoir été ton cavalier.
- Merci.
Elle avait l’air préoccupée.
- Jenny, tu as l’air distante avec moi ces derniers temps.
- Non. Travis… Je… Ça n’a rien à voir avec toi.
Elle pensait à Harry; el e pensait à lui jour et nuit. Pourquoi la rejetait-il ?
Quelques jours auparavant, il était venu ici avec Elijah Stern et il lui avait à peine adressé la parole. Elle avait bien vu qu’ils avaient même ricané à son sujet.
- Jenny, si tu as des soucis, tu sais que tu peux tout me raconter.
- Je sais. Tu es si bon avec moi, Travis. Maintenant il faut que je finisse de débarrasser.
Elle se dirigea vers la cuisine.
- Attends, dit Travis.
Il voulut la retenir par le poignet. Son geste fut léger mais Jenny poussa un cri de douleur et lâcha les assiettes qu’elle avait en main, qui se fracassèrent au sol. Il venait
d’appuyer sur l’énorme hématome qui marquait son bras droit depuis que Luther le lui avait serré avec tant de force et qu’el e s’efforçait de cacher sous des manches longues malgré la chaleur.
- Je suis vraiment désolé, s’excusa Travis en se précipitant au sol pour ramasser les débris.
- Ce n’est pas toi.
Il l’accompagna dans la cuisine et se saisit d’un balai pour nettoyer la salle.