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J’ai parlé d’offrandes et d’offrandes de miel ; mais ce n’était là qu’une ruse de mon discours et, en vérité, une folie utile ! Déjà je puis parler plus librement là-haut que devant les retraites des ermites et les animaux domestiques des ermites.

Que parlais-je de sacrifier ? Je gaspille ce que l’on me donne, moi le gaspilleur aux mille bras : comment oserais-je encore appeler cela – sacrifier !

Et lorsque j’ai demandé du miel, c’était une amorce que je demandais, des ruches dorées et douces et farouches dont les ours grognons et les oiseaux singuliers sont friands :

– je demandais la meilleure amorce, l’amorce dont les chasseurs et les pêcheurs ont besoin. Car si le monde est comme une sombre forêt peuplée de bêtes, jardin des délices

pour tous les chasseurs sauvages, il me semble ressembler plutôt encore à une mer

abondante et sans fond, – une mer pleine de poissons multicolores et de crabes dont les dieux mêmes seraient friands, en sorte qu’à cause de la mer ils deviendraient pêcheurs et

jetteraient leurs filets : tant le monde est riche en prodiges grands et petits !

Surtout le monde des hommes, la mer des hommes : – c’est vers elle que je jette ma ligne dorée en disant : ouvre-toi, abîme humain !

Ouvre-toi et jette-moi tes poissons et tes crabes scintillants ! Avec ma meilleure amorce

j’attrape aujourd’hui pour moi les plus prodigieux poissons humains !

C’est mon bonheur que je jette au loin, je le disperse dans tous les lointains, entre l’orient, le midi et l’occident, pour voir si beaucoup de poissons humains n’apprendront pas à mordre et à se débattre au bout de mon bonheur.

Jusqu’à ce que victimes de mon hameçon pointu et caché, il leur faille monter jusqu’à

ma hauteur, les plus multicolores goujons des profondeurs auprès du plus méchant des pêcheurs de poissons humains.

Car je suis cela dès l’origine et jusqu’au fond du cœur, tirant, attirant, soulevant et élevant, un tireur, un dresseur et un éducateur, qui jadis ne s’est pas dit en vain : « Deviens qui tu es ! »

Donc, que les hommes montent maintenant auprès de moi ; car j’attends encore les signes qui me disent que le moment de ma descente est venu ; je ne descends pas encore

moi-même parmi les hommes, comme je le dois.

C’est pourquoi j’attends ici, rusé et moqueur, sur les hautes montagnes, sans être ni impatient ni patient, mais plutôt comme quelqu’un qui a désappris la patience, – puisqu’il

ne « pâtit » plus.

Car ma destinée me laisse du temps : m’aurait-elle oublié ? Ou bien, assise à l’ombre

derrière une grosse pierre, attraperait-elle des mouches ?

Et en vérité je suis reconnaissant à ma destinée éternelle de ne point me pourchasser ni

me pousser et de me laisser du temps pour faire des farces et des méchancetés : en sorte

qu’aujourd’hui j’ai pu gravir cette haute montagne pour y prendre du poisson.

Un homme a-t-il jamais pris du poisson sur de hautes montagnes ! Et quand même ce

que je veux là-haut est une folie : mieux vaut faire une folie que de devenir solennel et vert et jaune à force d’attendre dans les profondeurs – bouffi de colère à force d’attendre comme le hurlement d’une sainte tempête qui vient des montagnes, comme un impatient

qui crie vers les vallées : « Écoutez ou je vous frappe avec les verges de Dieu ! »

Non que j’en veuille pour cela à de pareils indignés : je les estime juste assez pour que

j’en rie ! Je comprends qu’ils soient impatients, ces grands tambours bruyants qui auront

la parole aujourd’hui ou jamais !

Mais moi et ma destinée – nous ne parlons pas à « l’aujourd’hui », nous ne parlons pas

non plus à « jamais » : nous avons de la patience pour parler, nous en avons le temps, largement le temps. Car il faudra pourtant qu’il vienne un jour et il n’aura pas le droit de passer.

Qui devra venir un jour et n’aura pas le droit de passer ? Notre grand hasard, c’est-à-

dire notre grand et lointain Règne de l’Homme, le règne de Zarathoustra qui dure mille ans. –

Si ce « lointain » est lointain encore, que m’importe ! Il n’en est pas moins solide pour

moi, – plein de confiance je suis debout des deux pieds sur cette base, – sur une base éternelle, sur de dures roches primitives, sur ces monts anciens, les plus hauts et les plus durs, de qui s’approchent tous les vents, comme d’une limite météorologique, s’informant

des destinations et des lieux d’origine.

Ris donc, ris, ma claire et bien portante méchanceté ! Jette du haut des hautes montagnes ton scintillant rire moqueur ! Amorce avec ton scintillement les plus beaux poissons humains !

Et tout ce qui, dans toutes les mers, m’appartient à moi, ma chose à moi dans toutes les choses – prends cela pour moi, amène-moi cela là-haut : c’est ce qu’attend le plus méchant de tous les pêcheurs.

Au large, au large, mon hameçon ! Descends, va au fond, amorce de mon bonheur !

Égoutte ta plus douce rosée, miel de mon cœur ! Mords, hameçon, mords au ventre toutes

les noires afflictions.

Au large, au large, mon œil ! Ô que de mers autour de moi, quels avenirs humains s’élèvent à l’aurore ! Et au-dessus de moi – quel silence rosé ! Quel silence sans nuages !

Le cri de détresse

Le lendemain Zarathoustra était de nouveau assis sur sa pierre devant la caverne, tandis que ses animaux erraient de par le monde, afin de rapporter des nourritures nouvelles, – et aussi du miel nouveau : car Zarathoustra avait gaspillé et dissipé le vieux miel jusqu’à la dernière parcelle.

Mais, tandis qu’il était assis là, un bâton dans la main, suivant le tracé que l’ombre de

son corps faisait sur la terre, plongé dans une profonde méditation, et, en vérité ! ni sur lui-même, ni sur son ombre – il tressaillit soudain et fut saisi de frayeur : car il avait vu une autre ombre à côté de la sienne. Et, virant sur lui-même en se levant rapidement, il vit le devin debout à côté de lui, le même qu’il avait une fois nourri et désaltéré à sa table, le proclamateur de la grande lassitude qui enseignait : « Tout est égal, rien ne vaut la peine, le monde n’a pas de sens, le savoir étrangle. » Mais depuis lors son visage s’était transformé ; et lorsque Zarathoustra le regarda en face, son cœur fut effrayé derechef : tant les prédictions funestes et les foudres consumées passaient sur ce visage.

Le devin qui avait compris ce qui se passait dans l’âme de Zarathoustra passa sa main

sur son visage, comme s’il eût voulu en effacer des traces ; Zarathoustra fit de même de

son côté. Lorsqu’ils se furent ainsi ressaisis et fortifiés tous deux, ils se donnèrent les mains pour montrer qu’ils voulaient se reconnaître.

« Sois le bienvenu, dit Zarathoustra, devin de la grande lassitude, tu ne dois pas avoir

Are sens