Nourri de choses innocentes et frugales, prêt à voler et impatient de m’envoler – c’est
ainsi que je me plais à être ; comment ne serais-je pas un peu comme un oiseau !
Et c’est surtout parce que je suis l’ennemi de l’esprit de lourdeur, que je suis comme un
oiseau : ennemi à mort en vérité, ennemi juré, ennemi né ! Où donc mon inimitié ne s’est-
elle pas déjà envolée et égarée ?
C’est là-dessus que je pourrais entonner un chant – et je veux l’entonner : quoique je sois seul dans une maison vide et qu’il faille que je chante à mes propres oreilles.
Il y a bien aussi d’autres chanteurs qui n’ont le gosier souple, la main éloquente, l’œil
expressif et le cœur éveillé que quand la maison est pleine : – je ne ressemble pas à ceux-
là. –
2.
Celui qui apprendra à voler aux hommes de l’avenir aura déplacé toutes les bornes ; pour lui les bornes mêmes s’envoleront dans l’air, il baptisera de nouveau la terre – il l’appellera « la légère ».
L’autruche cour plus vite que le coursier le plus rapide, mais elle aussi fourre encore lourdement sa tête dans la lourde terre : ainsi l’homme qui ne sait pas encore voler.
La terre et la vie lui semblent lourdes, et c’est ce que veut l’esprit de lourdeur ! Celui
cependant qui veut devenir léger comme un oiseau doit s’aimer soi-même : c’est ainsi que
j’enseigne, moi.
Non pas s’aimer de l’amour des malades et des fiévreux : car chez ceux-là l’amour-propre sent même mauvais.
Il faut apprendre à s’aimer soi-même, d’un amour sain et bien portant : afin d’apprendre
à se supporter soi-même et de ne point vagabonder – c’est ainsi que j’enseigne.
Un tel vagabondage s’est donné le nom « d’amour du prochain » : c’est par ce mot d’amour qu’on a le mieux menti et dissimulé, et ceux qui étaient à charge plus que tous les
autres.
Et, en vérité, apprendre à s’aimer, ce n’est point là un commandement pour aujourd’hui et pour demain. C’est au contraire de tous les arts le plus subtil, le plus rusé, le dernier et le plus patient.
Car, pour son possesseur, toute possession est bien cachée ; et de tous les trésors celui
qui vous est propre est découvert le plus tard, – voilà l’ouvrage de l’esprit de lourdeur.
À peine sommes-nous au berceau, qu’on nous dote déjà de lourdes paroles et de lourdes
valeurs : « bien » et « mal » – c’est ainsi que s’appelle ce patrimoine. C’est à cause de ces valeurs qu’on nous pardonne de vivre.
Et c’est pour leur défendre à temps de s’aimer eux-mêmes, qu’on laisse venir à soi les
petits enfants : voilà l’ouvrage de l’esprit de lourdeur.
Et nous – nous traînons fidèlement ce dont on nous charge, sur de fortes épaules et par-
dessus d’arides montagnes ! Et si nous nous plaignons de la chaleur on nous dit : « Oui, la vie est lourde à porter ! »
Mais ce n’est que l’homme lui-même qui est lourd à porter ! Car il traîne avec lui, sur
ses épaules, trop de choses étrangères. Pareil au chameau, il s’agenouille et se laisse bien charger.
Surtout l’homme vigoureux et patient, plein de vénération : il charge sur ses épaules trop de paroles et de valeurs étrangères et lourdes, – alors la vie lui semble un désert !
Et, en vérité ! bien des choses qui vous sont propres sont aussi lourdes à porter ! Et l’intérieur de l’homme ressemble beaucoup à l’huître, il est rebutant, flasque et difficile à saisir, –
– en sorte qu’une noble écorce avec de nobles ornements se voit obligée d’intercéder pour le reste. Mais cet art aussi doit être appris : posséder de l’écorce, une belle apparence et un sage aveuglement !
Chez l’homme on est encore trompé sur plusieurs autres choses, puisqu’il y a bien des
écorces qui sont pauvres et tristes, et qui sont trop de l’écorce. Il y a beaucoup de force et de bontés cachées qui ne sont jamais devinées ; les mets les plus délicats ne trouvent pas
d’amateurs.
Les femmes savent cela, les plus délicates : un peu plus grasses, un peu plus maigres –
ah ! Comme il y a beaucoup de destinée dans si peu de chose !
L’homme est difficile à découvrir, et le plus difficile encore pour lui-même ; souvent l’esprit ment au sujet de l’âme. Voilà l’ouvrage de l’esprit de lourdeur.