Il grogna douloureusement et m’embrassa la tempe. Je savourais la sensation de ce geste si tendre, si explicite pour lui… Retrouverais-je un jour ce sentiment d’appartenance à un homme ?
– Ne dis rien de plus, me demanda-t-il, la voix plus rauque que jamais.
Je relevai le visage vers lui, nous échangeâmes un baiser profond, fait de gémissements de douleur, de plaisir. Nos lèvres se cherchaient, se goûtaient, se mémorisaient. Je me cramponnais à ses cheveux, à son cou, je caressais sa barbe, ses mains broyaient mon dos, mes côtes. Le monde n’existait plus autour de nous. Mais il fallait bien se séparer. Je me blottis une dernière fois contre son torse, le visage dans son
cou, il m’embrassa les cheveux. Et puis j’eus froid ; ses bras n’étaient plus autour de moi, il recula de quelques pas. Nos regards se cherchèrent une dernière fois, se promirent tout et son contraire. Je tournai les talons, mon billet d’avion et mon passeport à la main, et pris ma place dans la file d’attente.
Automatiquement, je regardai en arrière : Edward était toujours là, les mains dans les poches de son jean, le regard dur, le visage grave. Certains passagers lui jetaient un coup d’œil apeuré. J’étais la seule à savoir qu’il n’était pas dangereux ; sa carapace se reconstituait sous leurs yeux, il se blindait. L’avancée de la colonne de voyageurs me le cachait par moments, à chaque fois je craignais de ne plus le revoir, une dernière fois, une dernière seconde. Mais il ne bougeait pas. Déjà plus d’une vingtaine de mètres nous séparaient. Je sentis son regard sur moi quand je dus vider mes poches, retirer ma ceinture, mes bottes.
Volontairement, je laissai passer des passagers pressés. Le portique de sécurité signerait la fin. Pourtant, je dus me résoudre à avancer. Je me hissai sur la pointe des pieds, l’aperçus encore une fois ; il avait déjà sa cigarette aux lèvres, prêt à tirer dessus dès qu’il serait dehors. Il avança de quelques pas vers moi, se passant une main sur le visage. Je craquai et m’effondrai en larmes. Il le remarqua, marcha dans ma direction en secouant la tête pour me demander d’arrêter, de tenir le coup.
– Madame, c’est à votre tour.
Edward se figea. Malgré la distance, nos regards plongèrent l’un dans l’autre.
– Je sais, répondis-je à l’agent de sécurité.
Je passai sous le portique, en pleurant, en regardant en arrière. Et puis Edward disparut. Je restai de longues minutes en chaussettes au bout du tapis roulant, mes affaires écrabouillées par les autres valises qui s’amoncelaient, avant de me décider à me diriger en titubant vers la porte d’embarquement. Les voyageurs me regardaient comme si j’étais une martienne. À croire que voir quelqu’un pleurer à l’aéroport était une nouveauté.
Deux heures plus tard, ma ceinture était bouclée. J’attrapai mon téléphone et envoyai un SMS à Olivier :
« Suis dans l’avion, retrouve-moi aux Gens ce soir. » Rien de plus à lui dire, et j’en étais triste.
J’éteignis mon portable. Encore quelques minutes, et l’avion s’élança sur le tarmac.
– 11 –
À Roissy, je décidai de m’offrir un taxi, je n’avais aucune envie de me retrouver ballottée dans les transports en commun. Dans la voiture, je reçus un SMS de Judith : « Le père et le fils se sont retrouvés. »
L’espace d’un instant, cela me soulagea.
Je payai ma course et montai chez moi sans jeter un regard aux Gens ni à Félix. En découvrant les cartons à moitié commencés dans mon studio, j’eus honte de mon hypocrisie vis-à-vis d’Olivier. Je lui avais fait espérer une histoire et une vie auxquelles je ne croyais pas. Je balançai mon sac de voyage et claquai la porte.
J’entrai dans mon café par la porte de derrière, remarquai quelques clients – que je ne saluai pas –
et passai derrière le comptoir.
– Salut, Félix, me contentai-je de dire.
J’attrapai le cahier de comptes et vérifiai les chiffres des précédentes journées. Plus pour m’occuper les mains que par véritable intérêt…
– Bonjour, Félix, comment vas-tu ? Ça n’a pas été trop chiant d’être tout seul ? Ça t’arracherait la gueule d’être sympa avec moi ! râla ce dernier.
Je lui lançai mon regard le plus noir. Il ouvrit les yeux en grand.
– Qu’est-ce que tu as fait comme connerie ?
– Aucune ! Fous-moi la paix !
– Tu ne vas pas t’en sortir comme ça !
– Prends donc ta fin d’après-midi, tu dois être fatigué ! lui balançai-je.
– Non, mais tu es malade !
– S’il te plaît, Félix, sifflai-je. Je ne peux pas me permettre de craquer maintenant.
Je me cramponnai au bar, serrai les dents en tentant de maîtriser ma respiration.
– OK, je te laisse… bon courage…
– Demain, Félix… demain, je te parlerai… C’est promis.
– T’inquiète ! Je te connais ! Ça redescend aussi vite que c’est monté.
Je dus attendre la fermeture pour voir Olivier arriver, les épaules basses. Il poussa la porte, je restai derrière mon comptoir, comme une barrière de protection. Il s’assit sur un tabouret et s’accouda au bar en me fixant. Je n’arrivais pas à ouvrir la bouche. Il regarda partout autour de lui, à gauche, à droite, en haut, en bas, comme s’il cherchait à mémoriser les lieux. J’aurais dû me souvenir de sa perspicacité, il avait tout compris.
– Olivier… je ne peux plus faire semblant…
– Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même… Je voulais y croire, j’ai espéré être plus fort…
Depuis l’exposition, dès le premier instant où je t’ai vue avec lui… j’ai refusé de regarder la réalité en face. Pourtant, j’ai toujours senti que c’était lui que tu aimais…
– Pardonne-moi…
– Je ne veux pas savoir ce qui s’est passé entre vous ni depuis quand. Ce qui me désole, c’est qu’il ne te rende pas heureuse…
– C’est notre situation qui me rend malheureuse, il n’y est pour rien.