â Son fils ?
â La distance.
Il baissa la tĂȘte.
â Si, moi, jâavais eu un enfant, tu ne mâaurais pas regardĂ©âŠ
Il avait raison.
â Je ne vais pas mâattarder⊠ça ne sert Ă rien. Jâappellerai lâagence immobiliĂšre demain pour rompre le bailâŠ
â Je vais le faireâŠ
â Non.
Il se leva, alla jusquâĂ la porte dâentrĂ©e quâil ouvrit avant de se retourner vers moi. Olivier mâavait fait tellement de bien, il avait pris soin de moi, fait preuve de patience, et je le repoussais.
â Fais attention Ă toi, me dit-il.
â Toi aussi, murmurai-je.
Il referma la porte derriĂšre lui, et je mâavachis sur mon comptoir. JâĂ©tais Ă nouveau seule, mais jâavais Ă©tĂ© honnĂȘte avec moi-mĂȘme et surtout avec Olivier. Il Ă©tait temps. Je fis le tour des Gens pour tout Ă©teindre et montai chez moi en traĂźnant les pieds. Je ne jetai pas un regard Ă ma valise ni aux cartons, je mâallongeai sur mon lit dans le noir et fixai le plafond. Je revĂ©cus en pensĂ©e ces trois derniers jours, la nuit passĂ©e avec Edward, la sĂ©paration avec Declan⊠Jâavais tellement mal. Ils me manquaient au-delĂ du possible, jâĂ©tais comme vide. Mon studio, qui jusque-lĂ reprĂ©sentait ma bulle de protection, le lieu oĂč me rĂ©fugier depuis mon premier retour dâIrlande, ne me procurait aucun apaisement. Un peu comme si jâĂ©tais en transit dans un hĂŽtel dâĂ©tape, avant un saut vers lâinconnu.
Jâeus peur ; je nâĂ©tais plus chez moi. Mes repĂšres volaient en Ă©clats.
Le lendemain, je me rĂ©veillai de moi-mĂȘme Ă lâaube. Jâouvris Les Gens avec plus dâune heure dâavance.
En buvant mon troisiĂšme cafĂ©, je pensai Ă Declan qui devait ĂȘtre arrivĂ© Ă lâĂ©cole, Ă Edward qui devait ĂȘtre sur la plage avec son appareil photo en main, ou bien dans son bureau. Comment allaient-ils ?
Avaient-ils dormi ? Edward parvenait-il Ă faire face ? Souffrait-il autant que moi du manque ? Et Jack ?
Judith était-elle rentrée à Dublin ? Accueillir les clients, les servir, leur sourire malgré tout ne changeaient rien, ne parvenaient pas à écarter ces pensées, ces préoccupations de mon esprit.
FĂ©lix Ă©tant aux abonnĂ©s absents, je passai une grande partie de la journĂ©e seule Ă observer, Ă sentir Les Gens, Ă me souvenir dâeux. Je faisais mon travail, comme un automate. En parlant aux clients, je nâavais pas le sentiment que câĂ©tait ma voix, câĂ©tait une autre qui rĂ©pondait Ă leurs demandes. JâĂ©tais dĂ©tachĂ©e de chacun de mes gestes, de chacune de mes habitudes de travail. Une distance â un fossĂ©, mĂȘme â, sâĂ©tait crĂ©Ă©e tranquillement, insidieusement. Ă certains moments, je mâaccrochais au comptoir, comme si je cherchais Ă garder les pieds sur terre. Jâaurais voulu ĂȘtre douĂ©e de mysticisme pour leur parler Ă mes Gens heureux, leur demander de me rappeler Ă lâordre, pour quâils me fassent revenir Ă eux, pour quâils me sĂ©duisent Ă nouveau, quâils me comblent, quâils remplissent le gouffre que lâabsence dâEdward et de Declan laissait en moi. Je regardais souvent le panneau photos â les visages de Colin et Clara â Ă eux
aussi, je lançai un appel au secours, jâavais besoin de rĂ©ponses. Et puis je pensais Ă Abby, je savais ce quâelle me dirait. Je mâinterdisais de penser Ă lâavenir, Ă cet avenir⊠impossible. Pourtant, il mâobsĂ©dait, et il Ă©tait entre mes mains.
FĂ©lix pointa le bout de son nez en fin de journĂ©e. En rĂ©alitĂ©, il arriva pour la fermeture, et donc se faire payer lâapĂ©ro. Les clients avaient dĂ©sertĂ© les lieux. Ce nâĂ©tait pas plus mal, un tĂȘte-Ă -tĂȘte Ă©tait nĂ©cessaire.
Il passa derriĂšre le comptoir, se versa un verre, et me jeta un coup dâĆil. Il dut juger que jâavais bien besoin dâun remontant, moi aussi, et mâen servit un. Puis il sâadossa au mur, porta un toast imaginaire, et mâobserva tout en sirotant.
â OĂč as-tu dormi la nuit derniĂšre ?
â Chez moi.
Il pencha la tĂȘte sur le cĂŽtĂ©.
â Ah⊠Et ce soir ?
â Chez moi, encore.
â Le dĂ©mĂ©nagement ?
â Il nây a plus de dĂ©mĂ©nagement.
Jâavalai une grande rasade de vin pour me donner une contenance. Puis je saisis mon meilleur moyen de fuite â mes cigarettes â et sortis fumer. FĂ©lix, aussi droguĂ© que moi, ne tarda pas Ă me suivre. Il sâappuya Ă la devanture et ricana.
â Putain ! Je nâaurais jamais cru que tu le feraisâŠ
Je posai la tĂȘte sur son Ă©paule, lasse tout Ă coup. ĂpuisĂ©e par mes interrogations incessantes, cette dĂ©cision qui me demandait un courage monstrueux, qui remettait ma vie en question, Ă©puisĂ©e aussi et surtout par le manque dâEdward et de Declan, aprĂšs seulement vingt-quatre heures de sĂ©paration.
â Nous revoilĂ en tĂȘte Ă tĂȘte, ajouta-t-il. Câest un mec bien, tu aurais pu ĂȘtre heureuse avec luiâŠ
â Je saisâŠ
â Enfin, je ne veux pas dire mais⊠tâas quand mĂȘme lâair con, maintenant !
Je me redressai et me campai sur mes pieds en face de lui. Il trouvait le moyen de rire ! Il fallait quâil se mĂ©fie, mon humeur nâavait rien de stable.
â Je peux savoir en quoi jâai lâair con ?
â Tu as deux types qui tâaiment, dont un que tu as dans la peau, et tu es toute seule. Tu as tout perdu dans lâaffaire, ça ne rime Ă rien. Tu vas faire quoi maintenant ? Te morfondre dans ton cafĂ© ?
Attendre un troisiĂšme gus pour te sauver des autres ?
FĂ©lix nâavait pas idĂ©e de ce quâil venait de provoquer. Pour commencer, je lui devais la paix, jâĂ©tais calme tout Ă coup, en accord avec moi-mĂȘme. Ensuite, en disant tout haut ce que je pensais tout bas, il mâavait donnĂ© ma rĂ©ponse. Je ne perdrais pas une seconde fois ma famille.
â Merci, FĂ©lix, pour tes conseilsâŠ