– Merci, murmurai-je.
Il fit les quelques pas qui le séparaient de la porte, et se tourna à nouveau vers moi. Je restai stoïque derrière le comptoir. Il esquissa un léger sourire.
– Je te dis au revoir, je ne reviendrai pas, j’ai trouvé un autre chemin pour éviter de passer devant chez toi.
– Je suis vraiment désolée.
– Arrête de t’excuser. Je ne regrette pas de t’avoir rencontrée, ni ce qu’on a vécu ensemble.
J’aurais préféré une autre fin… c’est la vie…
Un dernier regard, et il disparut. Olivier était sorti de mon existence. L’avais-je vraiment aimé ?
J’avais de l’affection, de la tendresse pour lui, mais de l’amour… Si je n’avais pas revu Edward, peut-être que mes sentiments pour lui auraient évolué. Ou, plus simplement, je n’aurais pas cherché à démêler la réalité de ce que je ressentais. Je ne le saurais jamais, mais ce qui était certain, c’est que mes souvenirs liés à lui étaient flous désormais : je ne voyais que les apparitions d’Edward dans ma vie, les moments passés avec lui et ma famille irlandaise. Quand j’y pensais, mon cœur battait plus vite, j’étais enfin en paix, et traversée d’un sentiment de plénitude.
Cependant, le mois qui suivit fut épuisant nerveusement. Les visites se multipliaient… et se soldaient toutes par des échecs. Aucune proposition. Je désespérais et m’impatientais, alors que les agents immobiliers, eux, piquaient des rognes à cause de Félix ; ils le tenaient pour responsable de la situation.
Effectivement, il n’y mettait pas du sien. Il m’avait pourtant assuré qu’il souhaitait continuer à travailler aux Gens après mon départ. Chaque fois qu’un acheteur potentiel s’encadrait dans la porte, il devenait imbuvable, répondant à peine aux questions ou l’envoyant balader, servant n’importe comment les clients.
La seule fois où il parla de bon cœur, ce fut pour évoquer son addiction à la fête et aux grasses matinées.
J’étais incapable de le remettre à sa place, je n’avais jamais joué à la patronne avec lui, et l’avais toujours considéré comme mon associé. Hors de question de commencer au moment où je l’abandonnais ; je lui faisais assez de mal. En revanche, les agents immobiliers goûtèrent à mon sale caractère quand ils me demandèrent de virer Félix des clauses du contrat de vente. J’étais encore chez moi, et je comptais y rester maîtresse jusqu’au bout. Il n’y aurait pas de Gens sans Félix ; c’était un moyen d’y garder un pied, de ne pas leur tourner le dos complètement et, par-dessus tout, je voulais sauver Félix.
Ce jour-là, on m’indiqua que c’était la visite de la dernière chance. Quelques minutes avant, je pris Félix à part.
– S’il te plaît, fais-toi discret… arrête de retarder l’inévitable…
– Je ne suis qu’un sale gosse, je sais…
Je me blottis dans ses bras, il m’écrasa contre lui. Je le retrouvais enfin. Un petit peu, tout au moins. La clochette sonna, Félix lança un regard noir, et me lâcha.
– Je vais cloper.
Il passa devant l’agent immobilier et son client en marmonnant un vague bonjour. Ce n’était pas gagné ! Je plaquai sur mon visage mon plus beau sourire de commerçante et m’avançai vers mes visiteurs. L’agent immobilier me fit les gros yeux à cause de Félix, je l’ignorai et tendis la main à l’homme qui attendait à ses côtés en observant autour de lui.
– Bonjour, monsieur, ravie de vous accueillir aux Gens.
Il avait une poigne de fer, et me regarda droit dans les yeux derrière ses lunettes Clubmaster. Il était trop sérieux, trop impeccable pour Les Gens, avec son costard sur mesure et son air convenable et bien élevé.
– Frédéric, enchanté. Diane ? C’est bien ça ?
– Oui…
– Vous permettez que je visite tranquillement, nous parlerons ensuite ?
– Faites comme chez vous.
– Je ne suis encore qu’un invité, il me faut votre autorisation.
Il déambula chez Les Gens pas loin d’une demi-heure, en ignorant l’agent immobilier qui s’agitait autour de lui. Il examina soigneusement chaque recoin, feuilleta quelques livres, caressa le bois du bar, observa la rue derrière la vitrine. Il était toujours à cet endroit quand Félix se décida à rentrer. Ils échangèrent un regard, et mon meilleur ami reprit son poste au bar. Frédéric le rejoignit et s’assit au comptoir.
– C’est avec vous que je vais travailler ?
– Il paraît, lui répondit mon meilleur ami. Je ne suis pas d’humeur à répondre à un interrogatoire.
Et voilà, ça recommençait !
– J’ai tout ce qu’il me faut, lui annonça Frédéric, sans se départir de son sourire.
Il ne sembla pas choqué par l’attitude de Félix, il se leva, et fit signe à l’agent immobilier de le suivre à l’extérieur. Ils échangèrent durant de longues minutes sur le trottoir.
– Je n’ai pas pu m’en empêcher, Diane…
– Ç’aurait pu être pire, tu as fait un petit effort. Tu as évité de lui dire que tu sniffais de la coke sur le comptoir, comme tu as fait avec le dernier.
– J’ai fait ça ?
Frédéric ouvrit la porte et s’adressa à moi.
– Ce n’est pas très conventionnel comme façon de faire, mais je souhaiterais dîner avec vous pour parler des Gens heureux et obtenir les informations dont j’ai besoin. On dit ce soir ? Je passe vous prendre ?
– Euh…
– 20 heures.
Il jeta un regard à Félix et s’en alla.
– C’est qui, ce mec ? râla Félix. Ton Irlandais ne va pas apprécier, mais pas du tout.