Nous murmurions.
– À quelle heure est ton taxi ?
– 7 heures.
– Laisse les clés dans le studio. Ferme une dernière fois.
Il se redressa, m’attrapa par les épaules, planta ses yeux dans les miens.
– Salut, Diane !
– Félix…
Il me lâcha et sortit dans la nuit. Un dernier regard à travers la vitrine, il disparut… Du plat de la main, je m’essuyai les joues avant d’attraper mon trousseau dans ma poche. Première étape : donner un tour de clé. Deuxième : retourner l’ardoise. Troisième : glisser dans la vitrine l’annonce
« changement de propriétaire ». Quatrième et dernière : éteindre les lumières. L’éclairage des lampadaires me permettait de voir comme en plein jour dans mon café. Ici, j’avais tout choisi avec Colin, c’était une part de moi, même si je l’avais dénigrée un temps – trop long –, j’avais grandi dans cet endroit. Lorsque je reviendrais – si je revenais un jour –, je ne reconnaîtrais plus les lieux ; il y aurait nécessairement du changement, le nouveau patron avait un caractère bien trempé, il voudrait mettre sa patte… Normal, je n’avais pas mon mot à dire. Je longeai les étagères, débordant de livres : bien rangés, prêts à être dévorés. Puis j’allai derrière mon comptoir, je caressai le bois : propre, brillant. J’alignai quelques verres sortis du rang. Je refis la pile de cahiers de comptes et de commandes, et repositionnai le panneau photos. Enfin, je m’arrêtai devant le percolateur, je souris en me remémorant le jour où j’avais
fait un scandale à Félix, incapable de le nettoyer correctement.
J’eus envie de me faire couler un café, je renonçai ; je savais que je ne l’apprécierais pas, ça sentirait le réchauffé. Je préférais ne pas me souvenir de mon dernier, cela resterait un moment flou, suspendu dans le temps, avec en bruit de fond les clients, le rire de Félix, la rue. Il était temps ; je passai par l’arrière pour rejoindre l’escalier de l’immeuble. Sur le seuil de la pièce, je fermai les yeux en respirant profondément l’odeur de livres, de café et de bois. Des flashs, des bribes de souvenirs traversèrent mon esprit, je fermai la porte sans rouvrir les yeux, en me concentrant sur le grincement des gonds. Malgré tous mes efforts, ils n’avaient jamais cessé de grincer. Le clac de la serrure me fit hoqueter : c’était fini. Les Gens heureux lisent et boivent du café allaient vivre sans moi…
ÉPILOGUE
Plus de trois mois que je vivais à Mulranny. Chaque jour, j’y étais davantage chez moi. Ma vie me semblait désormais simple, naturelle, je ne me posais plus de questions, je prenais le temps de vivre, sans regret. Je pensais régulièrement aux Gens, ce serait mentir de dire que je n’avais jamais de pincements au cœur, mais cela passait très vite ; l’idée d’ouvrir une petite librairie faisait son bonhomme de chemin dans ma tête… Mais rien ne pressait.
J’étais au téléphone avec Félix. Impossible d’en placer une ! Il ressassait, ruminait les réactions, les faits et gestes de Frédéric qui le faisait mariner depuis des jours et des jours. Mon meilleur ami était mordu, et c’était bien la première fois que ça lui arrivait ; il avait tout de l’ado vivant son premier amour.
– Je n’en peux plus, je te jure… hier soir, j’étais convaincu qu’il allait enfin passer à l’action… et rien, il m’a planté devant la porte de chez moi !
– Et pourquoi tu ne fais pas le premier pas ?
– Bah, j’ose pas…
Je levai les yeux au ciel en étouffant un fou rire.
– Ne te fous pas de ma gueule !
– C’est plus fort que moi, désolée…
La porte d’entrée claqua dans mon dos, je regardai par-dessus mon épaule ; Edward rentrait de son reportage, trempé des pieds à la tête. Il lâcha lourdement son sac de matériel, balança son caban en bougonnant. Puis il me remarqua et s’avança vers moi, le visage toujours fermé. Arrivé devant le canapé, il se pencha et m’embrassa la tempe en soupirant. Dans mon oreille, il murmura « Félix ? », je hochai la tête. Il esquissa un sourire en coin.
– Eh ! Diane, je t’ai perdue ou quoi ? vociféra Félix dans le téléphone.
– Excuse-moi, Edward vient de rentrer…
– OK… j’ai compris… je te rappelle demain.
Il me raccrocha au nez et je laissai tomber mon téléphone à côté de moi. Edward n’avait toujours pas
bougé, les mains de chaque côté de mon corps, appuyées au dossier du canapé.
– Je vais vraiment finir par penser que je lui fais peur… Il coupe vos conversations dès qu’il sait que je suis là.
– Non… il veut nous laisser tranquilles… Et puis, je l’ai presque tous les jours au téléphone, alors…
Edward me fit taire d’un baiser.
– Bonjour, me dit-il en éloignant ses lèvres des miennes.
– Je ne t’ai pas entendu partir ce matin… ç’a été, ta journée ?
– Parfaite, le temps convenait à ce que je voulais faire.
– C’est pour ça que tu es de mauvaise humeur ?
– Plus que d’habitude ?
– Non, lui répondis-je en riant.
Il m’embrassa encore une fois avant de se relever. Je me mis debout à mon tour. Il enfila un pull sec avant de se servir un café.
– Je pars dans cinq minutes chercher Declan, lui annonçai-je.
– Tu veux que j’y aille ?
– Non, je dois passer voir Jack après, et j’ai quelques courses à faire.
Il s’approcha de moi, me caressa la joue et fronça les sourcils.